17 décembre 2014 – Le « Votutil » gagne en autorité ! Il inonde le pays, transforme les relations sociales et imprègne le discours politique. Depuis la campagne pour les élections législatives, il a acquis une telle emprise sur les esprits, y compris les moins perméables à la politique-spectacle, que même les ragots ne sont plus soumis à l’examen. Tantôt au nom d’un « islam dévoyé », tantôt au nom d’un « bourguibisme ressuscité », une véritable guerre est déclarée contre des hommes et des femmes, contre leur libre-arbitre, contre leur droit à penser. Pris en otages, les citoyens sont ballotés au gré des agendas électoraux et électoralistes. Les peurs croisées d’une résurrection des « azlâm » d’un côté et des « jurdhân » de l’autre structurent irrépressiblement la campagne électorale.
Les deux camps et leur entourage jouent à se faire peur, chacun se mobilisant pour celui qui le rassure le plus ou contre celui qui le rassure le moins. Or dans cette bataille, qui a malheureusement un air de déjà vu, non seulement les jeux sont loin d’être faits, mais le vote contre Béji Caïd Essebsi est le seul vote possible.
Dans un dialogue de sourds, les uns parlent « révolution », les autres répondent « bourguibisme ». Les réseaux sociaux, comme de coutume, sont de tous les combats. Les troupes virtuelles, inconditionnelles ou non, montent au front avec leurs munitions. Nos cyber-reporters « couvrent » les événements et nous livrent l’info ultra-courte et ultra-compassionnelle en temps réel. La télévision quant à elle propose chaque soir au téléspectateur qu’elle fait pleurer sur du sang, un flux d’images choc comme un feuilleton en prime-time. Les corps de jeunes soldats sont exhibés sans que la HAICA, si tragiquement impuissante face à la jungle médiatique, ne puisse s’y opposer, tandis que s’éclipsent à nouveau d’autres martyrs, d’autres blessés et, avec eux, leur révolution.
Avec l’élection de l’Assemblée des représentants du Peuple (ARP), une période de transition se termine avec les désordres et les drames qui l’ont accompagnée, mais aussi avec l’adoption de la Constitution. Cette réalisation politique majeure est l’aboutissement d’un processus participatif mené par l’Assemblée nationale Constituante, qui a pu prendre le dessus sur les scissions, les tensions et les appels à dissolution.
Les véritables enjeux de cette législature portent sur les exigences de la révolution, une révolution sociale à l’initiative des régions marginalisées. Les élus de l’ARP seront attendus sur les problèmes économiques contre lesquels le peuple s’est soulevé.
À rebours de ces demandes légitimes, la campagne électorale pour le second tour des présidentielles se poursuit sur le même mode manichéen : « moderniste » ou « islamiste ». A elle seule, cette réduction des réalités à une alternative binaire démontre que nous ne sommes pas sortis de la logique du 7 novembre 1987 ni des ressorts de sa légitimation. Même si l’on prend au sérieux le problème de la violence qui s’exerce au nom de l’islam dans le contexte régional d’une part et le rôle joué par Habib Bourguiba dans l’émancipation du pays d’autre part, il paraît inconcevable de caricaturer la société tunisienne de la sorte.
Pour ceux qui veulent rompre avec la spirale de la violence à la fois symbolique et physique, une question se pose. Comment répondre à la colère d’une partie de la population sans la réduire à un « mode de vie » ou à un « modèle sociétal » (namat mujtam‘î) ? Car si cette colère est instrumentalisée, elle est aussi l’expression d’une sédimentation d’humiliations et d’oppressions, nourries par des politiques menées depuis des décennies dans notre pays. Répondre à cette question signifie d’abord lutter aux cotés de ceux qui sont opprimés et dénoncer explicitement les oppresseurs d’où qu’ils viennent.
À ceux qui n’ont trouvé refuge que dans les mosquées ou dans les stades, une certaine gauche entend faire évoluer et adapter les mentalités à son discours. Un discours réduit à une question d’égalité abstraite et à une modernité cachetée et désincarnée qui, pour une partie du mouvement progressiste, est devenue un nouveau sacré, constitutif de son identité. La question sociale émancipatrice, qui a façonné le mouvement progressiste tunisien, depuis Mohamed Ali El Hammi et Tahar Haddad est devenue obsolète pour certains et n’occupe plus la place centrale.
Nombreux sont donc ceux qui, parmi les progressistes, partagent les idées de Béji Caïd Essebsi, ou même les durcissent. Leur posture belliciste peut conduire, comme en novembre 1987 ou au début des années 1990, à une autre tragédie historique, et de toute façon produit déjà de fortes tentions sur le terrain.
Revisiter le 7 novembre en gardant à l’esprit cet horizon noir sert à éclairer le présent, à en prévoir l’évolution probable. Et plutôt que de maudire les « azlâm » prêts aujourd’hui à s’associer avec leurs ennemis de toujours, les islamistes d’Ennahda, il convient d’abord de se demander pourquoi les progressistes se sont laissé berner par Ben Ali et comment ils se sont laissé prendre au piège ? Que reste-t-il de l’indépendance du pays et de l’utopie progressiste ? Les groupes porteurs de cette vision généreuse sont-ils rentrés définitivement dans le rang ? Qu’est-ce qui a conduit les progressistes et la gauche de la gauche à adhérer au Pacte du Général Ben Ali ? Cela paraît grotesque, aujourd’hui, et même invraisemblable pour les jeunes générations. Cela fut pourtant une réalité presque banale en 1987 et dans les années qui suivirent. D’un seul coup, le Général réussit à fourvoyer syndicalistes et progressistes, à berner les démocrates et à séduire les femmes ainsi que les bourguibistes au moment même où il destituait le « Combattant suprême ». Une avalanche de communiqués d’allégeance envers « l’Artisan du Changement » s’en est suivie, dont les premiers venaient paradoxalement de l’UNFT (Union nationale des femmes de Tunisie, devenue l’Union nationale de la femme tunisienne). Ben Ali est devenu ainsi le deuxième président de la République, avec l’approbation quasi unanime de la classe politique.
On parle souvent de la liberté acquise après la révolution. Mais aucun acquis, même inscrit dans la constitution, n’est gravé dans le marbre. La contre-offensive est d’ailleurs à l’œuvre dans tous les pays du « printemps arabe ». Et partout, ce sont en majorité des progressistes – avec parmi eux, d’anciens militants syndicalistes ou politiques – qu’on envoie en première ligne pour soutenir l’idée qu’on peut construire la démocratie avec les anciens gouvernants sans mettre en œuvre la justice transitionnelle ; ils feignent ainsi d’oublier leurs crimes et se fient à leurs bonnes intentions. Le tout est accompagné de la sauce démagogique de l’« exception tunisienne », comme en son temps le « miracle tunisien ».
Moncef Marzouki n’a certes pas été le président irréprochable ni l’homme parfait ; il ne sera pas, cela va sans dire, l’homme providentiel. C’est sans doute mieux ainsi. Néanmoins, en dépit de ses multiples erreurs politiques à la présidence de la République – erreurs dont il devra rendre compte –, et compte tenu des conditions dans lesquelles se déroule le scrutin, il nous apparaît comme le seul choix susceptible d’infléchir le raz-de-marée nidaiste, d’empêcher la recomposition d’un système politique et économique corrompu et inégalitaire qui nous a gouverné pendant plus de 50 ans ainsi que le retour de la répression.
Si elle ne saurait garantir à elle seule la poursuite des objectifs de la révolution, son élection permettra tout de même que ces objectifs ne soient pas enterrés à jamais, et que tous les pouvoirs ne soient pas concentrés entre les mains d’un seul homme. Ce sont là les conditions minimales pour garantir le respect des institutions et l’État de droit.
Premiers signataires
Choukri Hmed, universitaire
Bahija Ouezini, militante des droits humains
Mahdi Ben Jelloul, économiste et militant politique
Hèla Yousfi, universitaire
Chokri Jlassi, chercheur et militant politique
Sonia Djelidi, activiste et militante des droits humains
Hamza Meddeb, chercheur universitaire
Amina Ben Fadhl, militante
Ayachi Hammami, avocat et militant des droits de l’homme
Sofiane Makhloufi, universitaire et militant politique
Myriam Ben Tarjem, enseignante
Faouzi Béjia, psychiatre et militant associatif
Khaoula Zoghlami, étudiante et militante
Fethi Belhaj, militant des droits de l’homme
Rabeh Khraifi, avocat et universitaire
Jamel Héni, chercheur psychologue
Sofiane Ben Jaafar, militant
Alaa Hajlaoui, militant politique
Saloua Chebbi, militante politique
Moez Ben Dhia, militant politique et associatif
Wahbi Jomaa, universitaire et acteur politique
Mehdi Chenik, chercheur
Monji Bensaidane, militant associatif
Abderrazek Chamkhi, enseignant et syndicaliste
Mohamed Najib Khila, enseignant et ancien député de l’ANC
Elyès Ghanmi, citoyen tunisien
Mondher Snoussi, médecin
Ridha Bourguiba, militant associatif