Dans le cadre du débat fraternel sur l’opportunité du boycott des prochaines élections législatives et présidentielles, une question, à mon avis décisive, a été soulevée mais sans susciter l’intérêt qu’elle mérite. Il s’agit de la question sociale qui constitue pourtant une des dimensions principales de la plateforme d’action proposée par les signataires de l’ « Appel de la résistance démocratique au peuple tunisien. Pour le boycott actif des élections du 24 octobre. »

Cette question constitue l’une des raisons qui ont empêché notre ami et camarade de combat Mokthar Yahyaoui de signer cet Appel. Il lui reproche de n’avoir pas fait l’objet de discussions démocratiques et d’un consensus mais, surtout, il considère qu’elle a été «  abordée dans la perspective de la mondialisation pour aboutir à une position marginale de lutte anti-mondialisation. »

En ce qui me concerne, je suis effectivement convaincu qu’il faut lutter contre le libéralisme dans une perspective altermondialiste. Je dirais même plus : je pense qu’il faut inventer de nouvelles formes de relations sociales sur les ruines du capitalisme (socialisme, communisme… peu importe le nom !). Et cette position est effectivement « marginale » aujourd’hui en Tunisie et il serait irresponsable de vouloir en faire la base d’une plateforme unitaire d’action contre la dictature de Ben Ali.

L’Appel qu’a refusé de signer Mokhtar Yahayoui ne défend bien sûr pas cela : « Contrairement à ce que prétendent Ben Ali et ses ministres, est-il écrit dans cet Appel, la situation des classes populaires s’est considérablement dégradée depuis le 7 novembre : le chômage va en s’amplifiant, notamment pour les jeunes et les femmes L’emploi est de plus en plus précaire. Le pouvoir d’achat chute. Les conditions de travail se détériorent constamment. L’accès de tous aux soins et à l’enseignement est battu en brèche par les restrictions budgétaires et la privatisation progressive de ces secteurs. La crise du système scolaire et universitaire s’approfondit d’année en année, produisant un nombre toujours plus grand de diplômés chômeurs. De manière générale, la privatisation du secteur public se traduit par des licenciements, la perte de nombreux acquis sociaux et des augmentations de prix pour les consommateurs et usagers. Convaincus à juste titre de bénéficier de la protection du pouvoir, les patrons, étrangers ou tunisiens, traitent leur personnel comme de la main d’œuvre corvéable et exploitable à merci ne respectant ni le droit du travail ni les libertés syndicales. »

Ce bilan, très partiel au demeurant, est-il l’expression d’une idéologie altermondialiste et marginale ou, tout simplement, le résumé de ce que vivent quotidiennement nos concitoyens ?

Voici ce que dit encore l’Appel : «  La politique économique anti-sociale dans laquelle s’est engagé le pouvoir de Ben Ali ne répond pas aux seules attentes des classes possédantes tunisiennes et aux intérêts des « familles » responsables d’une corruption scandaleuse et qui confondent la richesse nationale et leur propriété privée. Elle obéit également aux diktats des institutions financières internationales dominées par les grandes puissances (USA et Union européenne) et les entreprises multinationales. Un nouveau colonialisme économique s’est mis en place dont les classes populaires payent quotidiennement la facture.  »

Nul besoin d’être un gauchiste anti-capitaliste et anti-impérialiste pour partager ce jugement. Qui ignore qu’en Tunisie, alors que les acquis sociaux sont remis en cause (les acquis du code du travail par exemple) et que le niveau de vie de la grande masse de la population est à la baisse, les couches les plus riches bénéficient de privilèges de plus en plus nombreux notamment en termes fiscaux, en termes de crédits et autres avantages de toutes sortes ? Cette situation est très certainement le produit des liens étroits entre le pouvoir et les milieux d’affaires mais elle doit s’expliquer également en rapport avec les plans économiques des institutions financières internationales et avec les Accords euroméditerrannéens signés par la Tunisie. Quand, dans un premier temps, le pouvoir subventionne, directement ou indirectement, les riches hommes d’affaires et industriels, quand, pour éviter une faillite budgétaire, il emprunte de l’argent sur le marché international, quand, enfin, pour payer ses dettes, il vend des entreprises publiques à des sociétés internationales qui vont se dépêcher de licencier la main d’œuvre, est-ce de l’altermondialisme que de le dénoncer ou, simplement, le parti pris démocratique d’être aux côtés de ceux qui sont les plus mal lotis dans la population ? Qui ne sait que le principal avantage dont bénéficient les industriels tunisiens et étrangers, pour ne citer qu’eux, est justement que l’absence de libertés démocratiques dans le pays signifie aussi que les travailleurs ne peuvent plus se défendre, que dans le secteur privé, les syndicats sont moribonds, que lorsque des travailleurs se rebellent, les matraques de la police viennent les soumettre à la volonté patronale. L’Appel a résumé cette idée ainsi : face aux luttes populaires, le régime « a répondu par la répression soulignant, une fois de plus, le lien étroit entre sa politique anti-sociale et sa politique anti-démocratique. Notre combat pour la république démocratique se confond avec la lutte contre toutes les formes d’oppression, pour que le peuple puisse défendre et élargir ses droits sociaux. » Est-ce là une idée altermondialiste ou un constat que tout démocrate est tenu de faire ?

Oui, il y a des patrons et des hommes d’affaires qui sont eux-mêmes les victimes du népotisme de la dictature. Mais doit-on garder le silence sur la situation de l’immense majorité de la population dans l’espoir que certaines des riches victimes des « familles » qui nous gouvernent prennent partie pour la démocratie ?

Certainement pas et c’est bien pourquoi les signataires de l’Appel ont choisi d’affirmer leur « rejet des politiques d’austérité, des plans de libéralisations économiques et de privatisation du secteur public » ainsi que leur « solidarité avec les luttes des jeunes, des travailleuses et des travailleurs, des fonctionnaires, des chômeurs et des classes défavorisées contre l’exploitation et l’oppression.  »

Il ne s’agit là ni d’altermondialisme, ni d’aucune autre idéologie, sinon de la défense morale et démocratique des secteurs de la population les plus défavorisés.

Mokhtar Yahyaoui s’oppose à cette démarche qu’il considère « contraire à l’esprit libéral de société ouverte et de libre marché que nous aspirons à instaurer dans notre pays comme complément et garantie au projet démocratique pour lequel nous oeuvrons.  »

J’ignore si le « nous » de « nous aspirons » fait référence à sa propre personne ou s’il fait référence au mouvement démocratique. Si c’est ce second cas comme cela semble le plus probable, alors il s’agit d’une extrapolation abusive. A ma connaissance, l’affirmation de Mokhtar Yahyaoui est loin de faire l’unanimité au sein du mouvement démocratique. Bien au contraire, la tradition du mouvement démocratique tunisien, dont le mouvement syndical est une composante à part entière, a toujours été réservée vis-à-vis du « libre marché ». C’est encore le cas aujourd’hui (sauf chez l’ « opposant » Mounir Béji) même si une évolution graduelle vers la soumission à la pensée néo-libérale se dessine effectivement.

Mais cette évolution doit justement être combattue parce qu’à l’inverse de ce qu’espère Mokhtar Yahaoui, elle ne « garantie » nullement le « projet démocratique ». Il n’est pas besoin de théorie pour le démontrer. En Tunisie, c’est bien Ben Ali, avec ses matraques et ses chambres de torture, qui réalise le « libre-marché » ; à l’échelle du monde, l’Amérique de Busch y œuvre également avec ses bombes, ses tanks et… ses chambres de tortures !

Soit, mais pourquoi introduire cette question dans un Appel au boycott ? N’est-ce pas prendre le risque de diviser les rangs de tous ceux qui approuvent cette stratégie ?

Cette question est tout à fait légitime. La réponse est simple. En premier lieu, cet Appel n’est pas un ultimatum : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ! » Non, cet Appel exprime l’opinion de ses signataires. Le but est de la faire partager par le maximum de gens, d’engager sur cette base un débat et des actions. Mais cela n’implique aucunement de rejeter toute autre action commune, peut-être beaucoup plus large, et qui viserait à mobiliser la population contre les élections. Pour autant, je reste convaincus qu’un simple appel au boycott serait une position politiquement faible et défensive. Son contenu politique se résume, en effet, à la seule dénonciation du caractère anti-démocratique des élections alors qu’il est impératif de donner, sinon un programme alternatif complet (ce qui est impossible), du moins une plateforme qui indique la direction du changement que nous souhaitons réaliser. Pourquoi faut-il que Ben Ali s’en aille ? Pour quel projet faut-il prendre les risques immenses que nécessite une campagne active pour le boycott ? Voilà des questions auxquelles il faut donner au moins quelques éléments de réponse si l’on veut répondre aux inquiétudes de la population de notre pays et parvenir à la mobiliser. Nous devons agir exactement comme nous le ferions si une campagne électorale libre nous offrait l’opportunité de constituer des listes de candidats. Nous aurions alors une plateforme électorale comme nous devons avoir aujourd’hui une plateforme de boycott !

Dans cette perspective, l’Appel trace quelques lignes directrices, certes bien insuffisantes mais qui disent au moins quel esprit nous guide. Réussir une campagne pour le boycott, une campagne qui soit également un tremplin pour approfondir et élargir le combat démocratique, n’exige pas d’être plus flous, plus vagues, préoccupés seulement par les droits de l’homme, mais, au contraire, plus précis, plus riches, plus audacieux politiquement.

Qui peut le plus, peut le moins, certes ! Mais pour déboulonner un dictateur, c’est bien le plus dont nous avons besoin !