Il y a, dans Brûle la mer de Maki Berchache et Nathalie Nambot, davantage que ce que nous sommes invités à voir. Il y a, dans ce documentaire, une parole qui brûle du même feu que ses images nocturnes. Le film laisse une singulière persistance rétinienne. On est d’entrée de jeu en présence d’un regard-caméra. C’est le gros plan tremblant d’un visage presqu’endormi, cadré en plongée, qui ouvre le film. S’enchaînent ensuite, au ralenti, en un seul plan fixe, les vagues houleuses d’une mer déchaînée. Et puis un témoignage vient accompagner le troisième plan-séquence, dont la beauté straubienne s’émousse à mesure qu’un panoramique balaie lentement, au soleil couchant, le rivage d’un petit port de pêche. En voix off, l’ami de Maki Berchache raconte comment l’idée leur est venue en pleine révolution de quitter Zarsis vers Lampedusa, en prenant le large sur un rafiot de fortune.

On connaît sans doute l’histoire, largement relayée par les médias. Mais on connaît moins ses raisons. Ce n’est pas le testament d’Orphée qui est ici évoqué ; plutôt l’histoire de Maki Berchache, celle d’une jeunesse aux ailes coupées, qui décide de traverser la méditerranée au-devant de l’urgence, avec et sans raison. Mais c’est bien au paradoxe d’un certain ordre de raisons que se tient le film. Ce documentaire remplit son contrat en  trouvant dans les ressources formelles du dispositif, de quoi conjuguer ce paradoxe. « Oui, dit Maki dans les premières minutes du film, on s’est jetés dans la mer avec toutes les raisons de partir. Mais aussi presque sans raison ». Au bout de deux mois passés à la rue parisienne, Maki Berchache fait la connaissance en avril 2011 de la cinéaste Nathalie Nambot, déjà activiste dans une association soutenant les migrants. Cette rencontre, Brûle la mer en recueille pleinement l’effet.

Il est possible de ne voir là qu’un récit de plus, d’une question à fort potentiel lacrymal. Néanmoins, la proposition de Brûle la mer est à l’opposé de ce qu’on pouvait attendre. Il est certes question de frontières, d’injustices, de police, de difficultés administratives, mais aussi de lutte pour les droits, de combat pour les papiers, etc. Mais entre le dépouillement de son dispositif et les risques d’un minimalisme peut-être un peu trop confortable, perce dans ce film une extraordinaire conscience d’artisan qu’appellent le format 16 mm et le tournage en super 8. C’est d’ailleurs sa force que de donner sa vie et sa voix au montage, alternant archives familiales, photos commentées, mais aussi bribes de souvenirs et flashbacks filmés par écran interposé.

Entre les mots et les visages, Brûle la mer ne force souvent pas le rapport. Si Nathalie Nambot et Maki Berchache placent le témoignage au cœur de leur geste filmique, la caméra refuse le moindre signe de complaisance. Elle se met à bonne hauteur et à bonne distance. Devant une houle marine, elle ne guette rien, mais balaie et glisse le long du rivage, en souvenir d’un voyage à la capitale française. Puis elle s’arrête, attentive, à un carrefour : plan fixe sur la marche indifférente du monde, sur ses passants et ses automobiles, alors que la voix off fait résonner dans la longue durée du plan les désillusions d’un autre migrant de fortune. Jamais déception n’avait mieux mérité sa durée. Mais le poids d’une telle parole ne suffirait peut-être pas, à lui seul, à justifier ce parti-pris de narration.

Encore faut-il, dans le ravissement neutre de ces plans, guetter un imperceptible basculement. Brûle la mer ménage aux personnes un espace de parole dont il ne se satisfait pourtant pas. C’est alors qu’il s’offre le secours d’un autre référent, un texte qu’il nous est donné à écouter. Face caméra, on voit Maki réciter ou lire, d’une voix paisible et soutenue, un texte qu’il aurait peut-être préparé en amont. Sur fond d’immeubles, il se tient tel un orateur dont la parole vient raccorder plusieurs territoires. S’il y a, dans le choix de mise en scène, le risque d’amputer parfois le vécu de son élan, l’artifice s’efface derrière la scansion de la parole et ses brefs heurts, lorsqu’elle accroche, ajuste mal les mots ou les découpe hors de leur ponctuation. Grâce à ces petits accros, tout se passe comme si la parole se ménageait une respiration, reprenait son naturel dans l’éboulement des mots. La parole de Maki, comme un peu plus loin celle de Nathalie Nambot, est ce trou noir qui s’ouvre dans l’espace du film et l’entraîne dans son vortex.

Justement, car l’une des forces de Brûle la mer réside dans cette manière d’éviter les pièges que lui tend son dispositif. À mesure que le film déroule les témoignages, l’hospitalité rêvée devient un violent refus d’accueil, et le territoire idéalisé un territoire détesté. C’est cette forclusion de l’expérience de l’exil, qui fait se resserrer davantage la focale de Brûle la mer. Entre les désillusions amères de la jeunesse et ses petites lueurs d’espoir, tout se passe comme si le cadre du film devenait plus habitable.

De plan en plan, il y a un angle ou un axe qui se déplace. Mais il y a surtout des images en contrepoint qui s’offrent la liberté d’un poème. Que ce soit avec quelques vers d’Otages de Salah Faik ; ou encore avec les mots de Mahmoud Darwich tirés respectivement d’À ma mère et d’État de Siège, la parole déplace ici plus qu’elle n’arpente le territoire. La pesanteur des immeubles, dans la banlieue parisienne, contraste avec la plaie laissée ouverte de la terre natale. Ce geste creuse le film d’une dimension politique. C’est une sublime scène de conversation, sur une petite colline parisienne, qui un peu plus loin donne à cette dimension tout son poids : on y voit, cadrés de dos, Maki et son ami palestinien réfléchissant ensemble sur leur situation d’exilés. L’intérêt du dispositif, en plus d’être pleinement assumé, en appelle ici à une justesse qui jamais ne force l’émotion.

L’intelligence de ce que peut le documentaire, dans Brûle la mer, est celle d’un triple geste. Geste d’abord esthétique, qui restitue aux lieux et aux frontières leur affect, et à l’affect son grain lumineux, lié à l’audacieux choix de l’argentique. Geste éthique, lorsque le film se met à l’écoute des témoins, voire à la disposition d’une parole libre d’habiter le plan. Geste politique, enfin, puisqu’en redistribuant les places de la cinéaste et du migrant qui l’ont cosigné, le film fait plus que susurrer de la bouche à l’oreille la question de l’hospitalité : il invite à réfléchir sur la capacité du médium à recueillir et accueillir, à réinventer des alternatives et à fabriquer du commun. Face à ce documentaire fait d’un sublime restant de lumière, il n’est pas besoin d’adjectifs en réserve pour dire ce qu’il nous fait. Il faut simplement reconnaître que l’œuvre de Nathalie Nambot et de Maki Berchache est une œuvre de cinéma à part entière.