C’est un signe qui ne trompe pas : comme dans toutes ses œuvres, on sera très près ici de quelques visages, sans ciller. La figuration, chez lui, n’a pas mauvaise presse. Elle est sage, ne s’agite pas plus qu’elle n’emprunte ses béquilles aux toiles de gare. C’est qu’il y a de l’idée sous l’image chez Atef Mâatallah. En novembre 2015, à tort soupçonné de terrorisme, il se retrouve derrière les barreaux, avec ses amis le photographe Fakhri Ghazel et le cinéaste Ala Eddine Slim, pour consommation de cannabis. S’il prend du champ dans sa récente exposition personnelle S’hab / S’mé, pour faire retour sur cette expérience carcérale, il ne cède pas pour autant à l’irrépressible attrait du trou de serrure.

Car le jour où Mâatallah coulera son regard dans l’œilleton n’a pas l’air plus proche que la fin du monde. Ce peintre à la sveltesse envolée a l’œil juste et voit grand. Et il faut s’en réjouir. Ce qu’il demande à la peinture comme au dessin, c’est moins de déloger les détenus des cellules d’incarcération qui nous séparent d’eux, que de rendre ces murs-là un peu plus poreux. Voilà peut-être pourquoi, dans S’hab / S’mé, il refuse de voir par le petit bout de la lorgnette. Éclairé à la lumière de sa mémoire, Mâatallah est attentif aux silences parlants des détenus mis en scène, allongés ou debout, résignés, priant ou balançant les pieds sur des lits superposés. La patience du regard, il l’assume avec ce que le retour sur l’expérience de la détention implique de temps sédimenté.

Et c’est là, en fait, que les peintures de S’hab / S’mé nous cueillent. Les scènes où notre regard, jusqu’à preuve du contraire, s’accorde à hauteur d’homme, pourraient être austères, mais elles ne le sont pas. Simplement, pas un atome de graisse dans ces toiles. Ici, la peinture ne manque pas d’étoffe. De réflexes non plus. C’est une question de point de vue, c’est-à-dire de distance qui aurait laissé de la place à un appel d’air. En contrechamp invisible, c’est un ciel peut-être bleu que le peintre dit chercher sur l’arrière-plan neutre des toiles. Capter l’absence de ce ciel sur un visage, ou recomposer le passage de quelques nuages dans les yeux révulsés d’une Marie Madeleine : avec cette économie plastique, Mâatallah déplace le regard loin de l’impératif de faire bonne figure.

En revanche, on colle le nez aux dessins. Il y a chez Mâatallah une netteté du caractère. Sa patte est entre toutes reconnaissable dans ce qu’elle a de tranchant. Le trait ne dérive jamais, pas plus que la couleur ne rêve. Le drame qui insiste en ces dessins, c’est aussi la mise au jour, presque à nu, d’un vécu carcéral qui se dégraisse patiemment. Le détail relevé, il s’épure mais ne signifie rien, il étoile seulement. Les portraits ne sont pas tout à fait une histoire de visages, mais surtout une histoire du regard dans des visages changeants. L’hyperréalisme de sa touche apporte la chair fraîche au regard en vue de précéder sa hâte. Comme si tout le style de Mâatallah, en quête d’une subtilité intime, cherchait obstinément à se relaxer sous caution sans se délier les mains.

On dira un peu vite que, d’une œuvre à l’autre, Mâatallah remet sur la planche le même geste. Comme s’il relançait les dés de la figuration au contact d’un vécu carcéral, en laissant inévitablement sur les toiles trop d’habitudes. Si Mâatallah retourne souvent la toile pour peindre sur son dos, sa règle est de chasser une image par une autre. Mais voilà qu’il renverse la formule dans S’hab / S’mé, en abandonnant l’envers de la toile pour retrouver sa surface, sans qu’un dernier mot soit dit. On dira peut-être aussi que les dessins auraient ici tendance à trop nous parler à l’oreille. C’est un peu vrai. Mais ce serait passer trop vite sur leur force commune, qui n’est pas celle qu’on croit.

Suffit-il à Mâatallah de traverser une nouvelle peau pour que la gomme s’use contre la surface de papier, et que la composition fasse l’économie du récit ? On pourra traquer dans les dessins la virtuosité qu’il a pour entretenir le muscle du vécu carcéral, sans perdre une miette de la belle lassitude qui y transparaît. La latitude de jeu des visages y opère par duplication et répétition, comme si le souvenir était donné et repris dans l’incertitude d’une ressemblance. À cette latitude vient s’accoler un sens du détail et des nuances qui fait courir les plis de la peau comme des lignes de vie, ou qui vient buter contre une ombre comme si une chaleur dépliait ses rides et apaisait son os.

C’est peut-être pourquoi, dans S’hab / S’mé, les dessins font un peu le chemin inverse des toiles. Mâatallah a, dans les deux cas, de quoi ferrailler davantage avec la scène figurative, mais à chaque fois comme une dette à moitié remboursée. Ici comme là, on a le sentiment que le portrait n’est pas ici arrêté, mais posé, parce que soustrait au contexte et comme neutralisé. Sur la toile, le peintre va tout droit au cadre, sans fioritures ; sur la feuille du dessin, il démonte et remonte une scène grouillant de détails, avec des biscuits, des cafards ou d’autres éléments de décor. La figuration prend sur elle ces deux gestes opposés, pour mieux les conjuguer en un seul.  Et si, entre les deux, déjà quelque chose se passe, ce serait à deux doigts de jeter le balancier dans le vide et le regard en hors-champ.

Il faudrait prendre la mesure de ce jeu-là, car Mâatallah ne peut procéder qu’avec la plus extrême délicatesse, la délicatesse étant ici la façon la plus juste de tirer notre regard vers le haut, de le livrer aux nuages. Peut-être serait-ce là sa façon de nous dire comment décloisonner les murs carcéraux, et avec qui. Car derrière les barreaux comme ailleurs, on ne regarde jamais seul. Sur nombre de ses dessins, Mâatallah arrache à ses amis artistes et compagnons de cellule, Fakhri Ghazel et Ala Eddine Slim, des regards qui ne se démettent d’aucune pression du hors-champ. Côté vidéo et photo, nous sommes respectivement invités à changer de place avec le réalisateur de The Last of us et l’artiste Maher Habib Gnaoui, pour regarder davantage du côté du ciel. C’est cet appel d’air, entre différents médiums, qui traverse S’hab / S’mé.

Sans la scie lassante du pathos, se réinvente dans ces trois regards quelque chose comme un passage de relais jazzy. C’est au moment où le ciel est au plus loin d’un visage, qu’il faut bien prendre du champ. Et c’est en cherchant un nuage jusque là où il n’est pas qu’on peut sortir de scène comme d’un parloir. Car sortir, n’est-ce pas faire de l’image une manière de vider son sac, et du regard une façon de le remplir ?