Entre des autorités tunisiennes qui demandent des excuses officielles et des autorités émiraties intransigeantes, l’épilogue à la crise actuelle se fait encore attendre, tandis que la polémique fait rage dans les médias et les réseaux sociaux.  Les relations entre les deux pays sont passées par des hauts et des bas depuis janvier 2011 du fait de l’hostilité assumée des Emirats aux révolutions arabes. Les formations politiques que les soulèvements ont propulsé au pouvoir et la fragilité d’un paysage politique tunisien dépendant des financements et des aides étrangères ont ouvert la voie à de nombreux acteurs internationaux et régionaux. Et les Emirats n’en sont pas les moindres.

2011 : Isolement émirati

Couronnée par l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir, l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) en octobre 2011 a marqué  l’avènement d’une période faste pour l’influence qatarie. Cette influence s’est nettement ressentie dans les orientations diplomatiques du gouvernement de la Troïka. Le rapprochement a eu des répercussions politiques et financières conséquentes puisqu’il s’est traduit par une forte augmentation de la présence qatarie sur la scène financière et économique tunisienne avec une part dans les Investissements Directs Etrangers (IDE) de pas moins de 13% . Pour sa part, le positionnement de la Troïka au pouvoir en matière de politique étrangère a calqué ceux du Qatar. En atteste la coopération entre les deux pays pour faire tomber le régime libyen en février 2011 et la position adoptée par les Tunisiens face à la crise syrienne en Mars 2011, marquée notamment par le retrait de l’ambassadeur tunisien en Syrie, l’expulsion de son homologue en Tunisie et l’organisation du sommet des Amis de la Syrie le 24 février 2012. Un sommet instigué par la France et dont l’organisation fut soutenue politiquement et financièrement par la Turquie et le Qatar.

Contrairement à Doha qui a parié sur la montée des islamistes au pouvoir après la vague de changements politiques, notamment en Egypte et en Tunisie, les Emirats Arabes Unis y ont vu une menace. Une position clairement assumée au vu des déclarations des responsables locaux, à commencer par Dhahi Khalfan, directeur de la police de Dubaï. Pratiquement, cela s’est traduit notamment par l’absence de visites officielles entre les responsables des deux pays tout au long des trois années de règne de la Troïka. La dégradation des relations entre la Tunisie et les Emirats a culminé avec le rappel par le gouvernement émirati de son ambassadeur à Tunis le 27 septembre 2013 en réaction aux déclarations du président tunisien de l’époque, Moncef Marzouki qui avait protesté lors de la 68ème Assemblée Générale des Nations Unis contre le coup d’Etat militaire en Egypte, appelant à la libération du président égyptien Mohamed Morsi.

2013 : Retour en grandes pompes

Le sit-in de Rabiaa en Egypte battait son plein quand 11 balles ont touché le député tunisien, Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013. Un incident qui a suscité une grande vague de colère, mobilisant les masses populaires autour du sit-in au Bardo. Une occasion saisie en plein vol par le parti Nidaa Tounes qui, dès sa création, s’est posé en principale alternative au parti Ennahdha, réunissant autour de lui un réseau important de partis et d’organisations nationales.

Cette force politique montante a ouvert la voie à un retour émirati sur la scène politique locale. Dans un contexte de conflit ouvert avec l’organisation des Frères Musulmans, les Emirats Arabes Unis ont misé sur Nidaa Tounes. Un pari qui s’est conjugué au réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays après la chute de la Troïka. C’est ainsi que Mehdi Jomaa, chef du gouvernement de l’époque, fera des Emirats sa première escale, le 15 mars 2014, lors de sa tournée à travers le Golfe. La réaction des Emiratis à ce changement de cap à Tunis ne s’est pas faite attendre : la venue du premier responsable tunisien non-islamiste a été marquée par une pluie de promesses de soutien et d’investissements, signe qu’une nouvelle page dans les relations entre les deux pays s’écrivait.

Après les élections de 2014, les Emirats en hors-jeu

Les deux voitures blindées offertes par les Emirats à Béji Caïd Essebsi en août 2014, peu avant les élections législatives et présidentielles, ne sont qu’un indice parmi d’autres de l’intérêt porté au candidat de Nidaa Tounes par Abou Dhabi. Ce soutien dépasse le simple souci de préservation de la vie du président du parti favori, comme en attestent les titres de la presse émiratie à l’époque, que ce soit dans Al Bayan, Al Etihad, Al Emarat, Al Yaoum ou encore Al Khaleej. Ces publications, très flatteuses pour Nidaa Tounes laissaient ouvertement entendre que les rênes du pouvoir allaient bientôt changer de mains.

La victoire de Nidaa Tounes aux élections législatives et celle de Beji Caïd Essebsi contre Moncef Marzouki aux présidentielles de novembre 2014 n’ont pas suffi à écarter Ennahdha de la scène politique comme l’espéraient les dirigeants émiratis. Sa seconde place aux législatives et son retrait pacifique du pouvoir après le sit-in du Bardo ont permis au parti islamiste de garder un poids déterminant sur le paysage tunisien, le rendant incontournable à tout arrangement politique futur. Le Président de la République fraichement élu a donc dû se résoudre à une alliance avec le parti islamiste, obligeant deux partis politiques antagonistes à devenir partenaires au pouvoir. Cette décision a causé un nouveau coup de tonnerre dans les relations entre les Emirats et la Tunisie.

Froideur et politique d’extorsion

La volonté émiratie d’isoler les partis islamistes, y compris Ennahdha en Tunisie, ne s’est pas apaisée avec l’échec de Nidaa Tounes, forcé de conclure une alliance avec les islamistes consolidée par l’Accord de Carthage en juillet 2016. Les rapports entre les deux pays se sont transformés en une sorte de guerre silencieuse livrée à coups de messages symboliques. La décision d’interdire l’entrée des femmes tunisiennes à bord des avions Emirates, n’est que l’épisode le plus retentissant du chantage que pratiquent les Emiratis sur les autorités tunisiennes. Ce dernier s’est mis en place dès juin 2015, avec l’affaire dite « des visas ». Dans cette affaire, le consulat émirati a refusé d’accorder des visas à des dizaines d’entrepreneurs, de médecins et de familles tunisiennes sans donner d’explications. La Tunisie n’a pas réagi ou protesté à cette discrimination injustifiée. Le mécontentement des Emirats Arabes Unis à l’encontre de la politique du gouvernement tunisien s’est à nouveau manifesté à la conférence internationale d’investissement Tunisie2020 qui s’est tenue à Tunis en novembre 2016. A défaut d’une délégation officielle, Abou Dhabi s’y est contenté d’une présence pour la forme. En revanche, on a pu observer au cours de cette conférence le retour en force du Qatar, qui a pris en charge les dépenses de la conférence et a promis à la Tunisie l’octroi d’un prêt d’environ 3 milliards de dinars.

A la recherche du nouveau cheval de Troie

Malgré leur déception de leur ancien allié, les Emiratis n’ont pas renoncé à leur objectif et cherchent aujourd’hui encore à construire un nouveau réseau d’alliances, afin de faire émerger des concurrents sérieux à Nidaa Tounes. Une politique qui cadre avec une étude publiée par le Centre Emirati des Politiques Publiques début 2017, intitulée « La stratégie émiratie en Tunisie ». L’étude trace clairement les grandes lignes de la politique actuelle des Emirats en Tunisie dont l’objectif principal est l’exclusion du parti Ennahdha du pouvoir. La stratégie consiste à torpiller le consensus que les islamistes ont construit avec Nidaa, et ce, en soutenant un bloc politique rival, loyal aux Emirats et à leur position éradicatrice envers les partis islamistes. Le soutien sans équivoque d’Ennahdha à la position officielle de la Tunisie sur cette crise n’est dès lors pas surprenant, puisque les dirigeants du parti sont parfaitement conscients de cette stratégie. Pour autant, ils ont tout de même eu la prudence d’attendre une position officielle des autorités pour s’y aligner plutôt que de réagir de leur propre chef dès l’annonce d’Emirates.

Ces évènements ont ainsi permis de révéler des aspects nouveaux dans le jeu des alliances sur la scène politique nationale, notamment à travers la position du parti Machrouû Tounes qui, par le biais de son président, Mohsen Marzouk, tente de justifier la décision émiratie et de lier la réaction tunisienne au conflit régional qui oppose le Qatar aux Emirats.