Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Iconographie extraite d’un dessin de -Z-. Dessin original ici http://www.debatunisie.com/archives/2017/10/26/35806913.html

Un printemps ne fait pas la révolution. Le tristement célèbre 14 janvier, fête des nantis, des néo-truands et des fervents défenseurs du nouvel-ancien régime, en est la consécration à la fois pratique et symbolique. Il y a comme une perversion ontologique inscrite dans les gênes de la Révolution Tunisienne : la falsification de sa date de naissance. Ou pour le dire plus clairement : le travestissement de sa vraie naissance insurrectionnelle, populaire et sociale, en une célébration démocratique, bourgeoise et partisane.

Politique du feu

Il n’y a rien d’autre le 14 janvier sauf la contre-révolution : l’enclenchement d’un processus de normalisation à travers la Trinité Père-démocratie-représentative (artificiellement bipartite entre islamistes et progressistes), Mère-économie-libérale (assujettie aux ordres de la banque Mondiale, du Fond Monétaire International et aux intérêts des grandes puissances) et Saint-Esprit-multiplication-généralisée-du-même-et-des-mèmes (multiplication de médias et d’ONG qui propagent le même discours, inculquent le même comportement, façonnent le même monde). Une lutte singulière a été dissoute dans le fascisme financier et ses modalités d’organisation et de perpétuation : capitalisme, universalisme, élections, consumérisme, surveillance, sécurité… Nous sommes passés d’une dictature subie, molle et localisée à une dictature glocalisée, voulue et votée.

Au plus profond de cette nuit, plusieurs feux ont été allumés dans la plaine. Après le premier feu qui brûlera longtemps dans les poitrines, ici et là, d’autres n’ont pas encore pu consumer beaucoup plus qu’eux-mêmes. A nouvel ordre, nouveau feu. Qui de mieux que l’art pour le réinventer ce feu ? Quel autre travail pour l’artiste que de faire surgir un feu nouveau des tréfonds du marasme ? Tel le premier homme inventant le premier feu, quel autre travail pour l’artiste que transformer le quotidien en absolu et la solitude en altérités ? En ce monde qui s’éteint lentement dans l’ordre nouveau, par la forme et ce qu’elle peut jeter comme trouble, l’art est le dernier foyer de résistance. Comment donc l’art en Tunisie post-révolution du 17 décembre n’a-t-il pas pu se transcender en un feu nouveau ?

La transition démocratique

Dès 2011, la crème de la scène musicale dite contestataire et/ou indépendante et/ou underground (folk, chanson à texte et rap) commet “Enti Essout”, une ode odieuse aux élections constituantes[1]. Pourtant, il n’y avait pas si longtemps de cela, en 2008, une des chanteuses, Badiaa Bouhrizi, crachait sur scène à la face de la flicaille le nom de Hafnaoui Maghzaoui abattu par la police à Gafsa lors de la Révolte du Bassin Minier encore en cours. L’un des chanteurs, Bendir Man,  à peine quelques mois auparavant, diffusait son ton acerbe, virulent et drôle sur la toile. Et à ce moment-là même, en 2011/2012, le groupe de rap, Armada Bizerta,  s’autoproclamait appartenant à la mouvance anarchiste.

Capture d’écran du clip vidéo d'”Enti essout”

Pourquoi s’opère ce revirement  de la contestation à l’institution ?

Elément endogène. Sans doute à trop manquer de X, on le désire et on œuvre pour l’atteindre même si à bien y réfléchir, X nous ait nocif, ou du moins inutile. Ainsi de la démocratie représentative en premier lieu. Ainsi du succès commercial ou la notoriété publique en deuxième lieu. A en oublier notre force créatrice, à en être condamner de vivre soit en état de dictature policière soit en état de dictature financière.

Elément exogène. Un regain de patriotisme est souvent observé après les périodes de désemparement (guerres ou dictatures). C’est comme si ces situations extrêmes détachaient l’individu de son environnement (en l’occurrence aujourd’hui l’Etat-nation) de sorte qu’à leurs fins, il le serre fortement contre son être comme une personne qui manquait, vers qui l’on court et dans les bras de qui l’on se jette.

La société servile

Après les élections de l’Assemblée Constituante, celle-ci mets 3 ans pour rédiger, bon an mal an, une « nouvelle » constitution, officiellement issue des revendications de la Révolution qui a précédé. Soit. Le soir du vote, entre autres autocélébrations, Amira Yahyaoui et Amna Guellali, deux dirigeantes d’ONG influentes censées pendant des années contrôler le travail des constituants et être un contre-pouvoir à l’assemblée, tombent en pleurs l’une et l’autre dans les bras de Maya Jribi, alors secrétaire générale d’Al Jomhouri et députée de la Constituante. L’image est édifiante par sa sublime évidence : la connivence entre de soi-disant contre-pouvoirs et le pouvoir qu’ils sont censés réguler, contrôler et par définition contrer. Voilà donc tout ce beau monde en pleurs les uns dans les bras des autres dans ce qui ne peut être décrit que comme l’inceste politique de l’élite qui se contorsionne comme elle peu pour se faire une auto-fellation.

Comme l’explique si justement Thibaut le Texier : « Depuis son apparition, l’adjectif « non gouvernemental », signifiant rarement « contre le gouvernement », indique moins une position d’opposition qu’une identification négative, et sûrement pas une extériorité. Si un contre-pouvoir ne se reconnaît pas à son objet, à ses moyens, à ses stratégies, à ses positions ou à sa composition mais aux réactions qu’il provoque (assujettissement, restriction, intimidation, terreur, isolement, interdiction, criminalisation, répression, expulsion, enfermement, suppression), alors les ONG – qui parviennent à survivre – ne sont pas des contre-pouvoirs. En ce sens, il a sans doute été faux de parler ici d’entrisme, là de marginalité, et de se figurer le rapport du gouvernemental à son ombre comme une relation guerrière. Le champ de bataille se limitait généralement à la table des négociations, la lutte, quand elle avait lieu, ne servait souvent qu’à constituer une monnaie d’échange, et le pouvoir institué savait s’assurer de la bonne volonté des participants. En ce sens, financer, inviter, accréditer et écouter, n’était-ce pas pour lui une manière de faire du contrepouvoir organisé un oxymore ? »[2]

Cette société servile a tout naturellement infecté tous les secteurs de pensée et d’activité du pays. Les arts n’y ont pas échappé. A coup de formations, d’ateliers, de workshops, de réseautages et de conférences prodigués par des experts, des personnes ressources, des créatifs et parfois même les bailleurs de fonds eux-mêmes, une double uniformisation s’est instituée.

Uniformisations

Uniformisation conceptuelle. La Novlangue[3] n’a pas été imposée par le pouvoir politique mais bien par le contre-pouvoir qui était censé se dresser face à lui. Toute une terminologie rigide a comblé une profusion de propositions : travailleurs et travailleuses du sexe par exemple est venu tarir une constellation d’appellations (prostituées, filles de joie, gigolos et j’en passe). Un appauvrissement de langue conduisant de facto à un horizon de pensée bouché et à un politiquement correct généralisé. Si avant la révolution, les artistes parmi tant d’autres étaient imprégnés d’un sentiment de perte, d’incertitude et d’impossible (tous trois nécessaires à la création), voilà qu’aujourd’hui ces sentiments ont été écrasés sous le poids d’idées, de théories et des manières d’habiter le monde forgées dans des think tanks et avec lesquelles on immobilise le réel comme avec une camisole de force. Les artistes n’inventent plus d’inconnus à partir des ruines, de la fiente et du néant, ils ressassent le corpus idéologique du pouvoir.

Uniformisation formelle. Elle se traduit par l’application de schèmes structurants. Aux grilles de lecture précèdent les grilles de procédure. Ainsi par exemple du storytelling. Inventée par les communicants à des fins mercantiles, appliquée par les entreprises et leurs managements puis récupérée tout d’abord par les conseillers politiques afin de vendre leurs poulains sur le marché électoral de la conquête démocratique, cette technique est l’illustration parfaite de la volonté édifiante de l’impérialisme par une narration qui lui est inhérente et dont le propre peut être résumer par : ce n’est pas à partir de la réalité qu’est façonnée l’histoire racontée, c’est l’histoire racontée qui créée de toute pièce une réalité qui n’en est en réalité pas une[4].

“Thawra ghir draj” de Ridha Tlili

De la chance d’être né sous une dictature

Sous le pseudonyme d’Orar, j’avais publié sur Internet en 2004 un texte d’où est extrait ce qui suit : « L’Histoire est une page blanche. Le matraquage des médias écrit la petite et celui des matraques elles-mêmes nous fait accepter la fatalité de la grande. Que nous reste-t-il alors qu’ils ont les armes, l’argent, le pouvoir, le soutien des occidentaux ? Il nous reste la parole, qu’elle soit communiquée par les mots, les images, les musiques, les danses… La chance d’être né sous une dictature, c’est l’Utopie qui lui est inhérente : l’Utopie du langage, l’Utopie de la révolution, de la liberté. La dictature enfante l’Utopie et la démocratie bourgeoise l’assassine au printemps de sa vie. » Cette chance, les artistes tunisiens semblent ne pas l’avoir saisie (au double sens de la penser et de s’en emparer).

La création en Tunisie a acquis une certaine vitalité avant la révolution. Cette courbe ascendante s’est malgré tout vite tarie après décembre 2010. Certes, des œuvres formellement et politiquement marquantes ont été produites dans pratiquement toutes les disciplines. Rien qu’au cinéma, des auteurs aussi différents que Jilani Saadi, Ala Eddine Slim ou Ridha Tlili se sont imposés comme des inventeurs de modalités de faire, de visions du monde et de formes résistantes[5]. Or, force est de constater que globalement la situation n’est pas très reluisante, dans le sens où les arts ont connu une importante récupération politique, un embourgeoisement économique et une stagnation esthétique.

“The Last Of Us” d’Ala Eddine Slim

L’asservissement par la subvention

Il y a quelques semaines, en pleine polémique concernant le limogeage de Moez Mrabet de la direction du festival d’Hammamet, Nesrine Chaabouni, une dame se présentant sur les réseaux sociaux comme « artiste citoyenne » prenait la défense du ministre de la culture et défendait l’idée de : « Prends l’oseille et tais-toi. » C’est-à-dire l’interdiction de critiquer l’Etat à partir du moment où l’on a obtenu une subvention de ce même Etat[6]. La dame ne croit pas si bien dire : elle est l’incarnation parfaite des résidus de l’ancien régime novembriste. Elle a intégré de manière immanente les mécanismes autoritaristes, ségrégationnistes et lénifiant imaginés par Abdelwahab Abdallah et qui sont toujours en cours aujourd’hui, à savoir en l’espèce : l’asservissement par la subvention.

Le marché de l’art à un niveau mondial est construit sur le mode de l’asservissement par le profit. L’absence de marché en Tunisie[7] n’empêche pas l’asservissement des artistes plasticiens car l’Etat a le monopole pratiquement absolu d’une possible monétisation des œuvres : la commission d’achat. N’avoir comme horizon d’exposition et comme horizon économique que ces maigres espérances et cette poignée d’opportunités ne peut engendrer qu’un art timoré essayant tant bien que mal de plaire à l’institution monopolistique afin d’orner ses dépôts vétustes et humides. Car là où le bât blesse encore plus c’est de savoir qu’une œuvre acquise est directement enterrée dans un cimetière d’art (le vrai nom de la collection du ministère).

Précarités et constructions sociales

A ce modèle destiné à museler toute velléité de création et de subversion en devenant le seul rentier des artistes et acquérir un pouvoir presque absolu sur eux, les galeristes et les artistes plasticiens et visuels n’ont pas su ni pu réagir. Entre lâchetés, compromissions et consanguinités, une élite minoritaire s’est partagée les quelques galeries de la banlieue nord d’une part et le budget de la commission d’achat d’autre part. Quant à l’écrasante majorité restante, elle a essayé de plaire à cette élite privilégiée de galeristes, d’artistes, d’apparatchiks et de collectionneurs. Sans pour autant arriver à ses fins (à quelques exceptions près), elle a donc vécue dans une précarité économique qui la plus part des cas l’a détourné de la création purement et simplement. [8]

“Film à blanc” d’Ismail Bahri

Avec la précarité économique des artistes, le deuxième élément nodal est leur précarité sociale. Tout d’abord, il y a une défiance générale de la majeure partie de la population envers les artistes. Cette défiance peut avoir pour racines évidentes l’anthropologie et l’histoire. L’islam sunnite est sans doute parmi les tendances religieuses les plus iconophobes. Ainsi, pendant les siècles de colonisation ottomane, la peinture et la sculpture étaient pratiquement inexistantes. Seule la calligraphie s’est développée et avait droit de cité. Puis, ces deux pratiques encore totalement figuratives ont lentement et timidement émergé vers la fin du 19ème et le début du 20ème siècle. Or, les circonstances de cette émergence ont constitué la deuxième pierre d’achoppement : ces pratiques étaient soit du fait du colon français soit du fait de la bourgeoisie tunisoise (deux faces de la même médaille que l’on peut nommer : le fait du prince).

Mais plus généralement, une société plutôt conservatrice et traditionaliste comme l’est la société tunisienne encore aujourd’hui ne constitue pas un terrain à priori favorable à l’éclosion de pratiques artistiques ou intellectuelles ou sociales avant-gardistes, subversives ou libératoires. Je souligne « à priori » car dans des contextes beaucoup plus difficiles que le contexte tunisien, des artistes singuliers ont émergé, ont résisté à la censure, à l’emprisonnement, à la torture, à la pauvreté et à des pressions de toutes sortes et ont laissé des œuvres sans précédent. Pour la simple et bonne raison que ce n’est pas la société qui produit l’individu mais l’individu qui compose la société. La dynamique entre individu et société est une opération d’addition et non de division. Autant dire que l’artiste, comme le penseur, ont à charge de repousser les limites, provoquer les consciences, briser les frontières et enfreindre la loi. L’attentisme ne sied qu’aux  prophètes, pas aux poètes.

“Les battement des ailes” de Nidhal Chamekh

La parole libérée

En ce sens, il n’est pas étonnant de constater que la poésie a été réinventée et  s’est exprimée dans les montagnes, le rap et les travées des stades. La langue travaillée dans les ruelles désaffectées des quartiers populaires et des villes intérieures ou à la limite parfois sur le net ou dans les usines. Beaucoup moins grâce à une édition moribonde et pudibonde ou grâce aux auteurs établis qui, quand ils daignent écrire sur la misère, le font avec des stylos dorés. Avant la Révolution, la parole des classes défavorisées était en ce sens plus libérée que celle des classes privilégiées auxquels l’écrasante majorité des auteurs et des artistes appartiennent : elle était plus libérée dans son propos et dans son invention. Après la Révolution, les auteurs et les artistes s’emparent de cette « parole libérée » et en font leur pain bénit. Indépendamment de son contenu, le dire se centre en composante structurante. Alors que durant les années 2000, la chape de plomb et (l’auto)censure ont malgré elles produit dans le théâtre un rapport contrarié à la langue (désarticulation) et dans le cinéma une interrogation formelle du langage (mutisme), on a assisté au cours des années 2010 a un retour de bâton.

Cette parole retrouvée se déploie de presque systématiquement sous une forme  neurasthénique ou didactique. Elle n’est plus matière, elle est objet. De fait, la graphie contamine l’iconographie et traverse de façon massive les champs visuels (de la peinture au street-art) atteignant parfois des degrés qui procurent le sentiment d’être devant des arts discursifs ou illustratifs. La photographie en est un triste exemple. Prise en tenaille entre cette volonté intempestive du dire, le systématisme du storytelling et l’instrumentalisation médiatique, elle s’est vue vite cantonnée à son rôle de témoin d’événements et d’illustrateur d’histoires. Rarement à celui d’un art visuel, contemporain, plasticien. C’est surtout le versant journalistique, publicitaire et de mode qui s’est développée en photographie ces dernières années, infiniment plus que son versant formaliste, artistique ou abstrait.[9]

Je est un anéantissement

Pris dans le tourbillon de sollicitations incessantes, assignés à résidence en nous-mêmes, c’est notre condition. Il y a là une double tragédie. D’abord, perdre (de vue et) l’habitude de l’essentiel et choisir de n’être attentifs qu’aux notifications des machines qui nous accompagnent comme les boulets des forçats d’antan ou un bracelet de surveillance électronique que l’on se met volontairement. Puis, tout logiquement, noyés dans ce flux infini, prendre le parti de se sauver soi-même en noyant l’autre sous sa représentation de soi et ses sacro-saints bien-êtres personnels, zone de confort et autres joyeusetés du genre. Les artistes n’échappent pas à cette condition sine qua non de nos existences ainsi virtualisées. La poétique de l’altérité rimbaldienne du « Je est un autre » a laissé la place à un nihiliste et lénifiant « Je est un anéantissement. » Surtout que pullulent les injonctions à l’objectivité.

On s’anéanti en soi de deux façons contingentes :

  • En se déréalisant à travers le(s) réseau(x).
  • En croyant au mythe de l’objectivité.

Qu’est-ce que l’objectivité si ce n’est se dévêtir de son être ? A considérer que cela puisse être envisageable (ce dont je doute fort à titre personnel), qu’est-ce qu’une œuvre d’art présentée comme objective ? C’est le calque de la méthodologie du pouvoir pour asseoir une suprématie intellectuelle et actante. Notez comme l’objectivité est brandie par tous les agents du pouvoir : médias, justice, recherche sociale ou scientifique, forces armées, etc. Alors que le journalisme par exemple exprimait des idées et défendait des points de vue, appartenait clairement à tel ou tel courant de pensée ou famille politique, il est devenu l’agent du capitalisme tout en se défendant avec l’arnaque de sa prétendue objectivité : choisir tel ou tel information à mettre en première page est déjà un choix conscient, intéressé et hiérarchisant. De même pour le photographe ou le documentariste (parmi ceux qui sont assujettis le plus à ce mythe hérité du fait de leur proximité avec les médias) : choisir un cadre c’est déjà faire œuvre subjective en délimitant dans le réel un champ de vision qui aliénera de fait le regard du spectateur.

S’user et s’institutionnaliser

Ceci étant, cette idée d’une reproduction de la réalité est assez ancienne. Elle trouve son creuset philosophique déjà chez les Grecs puis chez les artistes de la Renaissance. Récemment, elle a pris une ampleur plus suprématiste dans l’air du temps : c’est une reproduction dénuée du point de vue de celui qui la met en œuvre, dans un souci de plus en plus marqué de ne pas la mettre en forme par ailleurs, ou si peu. Ainsi du travail récent de Fadhel Jaïbi par exemple. L’impasse esthétique est prégnante dans son théâtre depuis au moins une dizaine d’années. Avec la Révolution, c’est son impasse politique qui éclate au grand jour. Alors que le temps passant il risque de moins en moins, paradoxalement ses créations prennent de moins en moins de risques.

Le temps passant aussi, on l’entend de plus en plus nous présenter ses pièces comme « le miroir tendu à la société pour qu’elle se voit comme elle est » et se purifie grâce au théâtre, remâchant ainsi dans la plus pure tradition paternaliste et quelque peu paresseuse, la sempiternelle ritournelle aristotélicienne de la Catharsis. Cela ne serait pas déshonorant si en plus, du haut de son nouveau poste d’homme au service du pouvoir, il n’en appliquait pas l’idéologie pratiquement à la lettre : Tsunami répliquait le bipartisme schématique et artificiel entre islamistes et progressistes, Violence(s) faisait fi de celle de l’Etat et ne la traitait que comme une tare essentialiste du peuple et Peur(s) se présentait comme une allégorie de la soif et des dérives du pouvoir dont la force potentielle fut totalement désamorcée par le ton suffisant, pompeux et donneur de leçons qu’on connaît maintenant à notre directeur du Théâtre National.

“Violence(s)” de Jalila Baccar et Fadhel Jaibi

L’art et la culture

En une formule dont il est seul à avoir le secret, Godard disait : « La culture appartient à l’Etat, donc à la barbarie. L’art appartient aux peuples, donc à la civilisation. »[10] Les artistes qui se considèrent, et leurs travaux, faisant parti du champ de la culture et voulant, quand ce n’est pas le cas, appartenir à ce champ coûte que coûte, se trompent de vocation et de métier. Si la culture est consensuelle, l’art est radical. Si la culture est une autorité, l’art est une fragilité. Si la culture est devenue aujourd’hui le parangon du conformisme, du consumérisme et du passé, l’art se doit d’être son antithèse absolue : transgressif, trouble, irrémédiablement mouvant comme le présent qu’il se doit d’explorer, de miner et de contaminer.

Ce n’est pas un hasard si l’Etat-nation n’a bâti que des Ministères de la culture et jamais de Ministères des arts. Il n’est pas anodin que Ben Ali ait voulu bâtir la Cité de la Culture dans les propensions et l’architecture que l’on connaît. C’est enfin dans l’ordre des choses que cette immondice soit achevée alors que celui qui était chargé par Ben Ali de l’achever sans jamais réussir à le faire à ce moment-là est aujourd’hui ministre de la culture. Ce n’est point une ironie de l’histoire : c’est la résultante de la lâcheté, de la compromission et de l’embourgeoisement généralisés de l’élite artistique et intellectuelle du pays. C’est le paroxysme d’une suite logique d’évènements et d’un processus de normalisation avec les figures de l’ancien régime que presque tous les artistes ont accepté et subi et que plusieurs d’entre eux ont même encouragé et théorisé. Des figures corrompues jusqu’à la moelle avec la dictature de Ben Ali, qu’ils soient « artistes » ou opérateurs culturels, ont continué à avoir des rôles décisionnaires, à avoir pignon sur rue et à acter avec les mêmes autoritarisme et arrogance que du temps de leur « tendre père » grâce à leurs soutiens divers et notamment les réseaux diplomatiques et coopérants français : Syhem Belkhodja, Abdelatif Ben Ammar et d’autres énergumènes de ce type officient encore officiellement, conseillent des personnalités influentes, sont décideurs comme si de rien n’était. Sclérosant donc les pratiques et expressions et empêchant un renouvellement et un rajeunissement des scènes et milieux.

Quid des autres artistes et opérateurs culturels vis-à-vis de la Cité de la furonculture[11] ? Et bien l’écrasante partie s’écrase, comme c’est nouveau et surprenant ! Une bonne partie met les mains dans le plat d’ors et déjà et clame haut et fort l’importance de ce projet et son impact positif sur la culture dans le pays en y travaillant déjà[12]. Légitimant de fait le projet benalien à posteriori, de connivence avec les pourris de son règne et à leur tête l’actuel ministre. Quant à une minuscule partie, elle aiguise ses couteaux et affûte ses armes : la Cité de la Culture et tous ceux qui directement ou indirectement la cautionneront de quelque manière que ce soit, seront les ennemis jurés. Pas de repos pour les braves et pas de quartiers pour les collabos ! Cette Cité et tout ce qu’elle inclura seront à détruire radicalement et systématiquement. Aucune œuvre ne sera plus révolutionnaire que l’anéantissement de ce bâtiment et la mise à mort de la culture qu’il véhicule.

Poétique du corps

La forme préfigure l’idée comme le corps à peine éclot développe des sens (il voit la lumière et entend les bruissements du ventre à l’intérieur de la mère) sans pour autant qu’il ne les conceptualise ces sens ou s’en remémore. Ce n’est que quand le corps croît hors de la mère qu’il préfigure l’esprit. Pareil pour l’œuvre d’art, ce n’est que quand la forme croît qu’elle finit par préfigurer la pensée de l’artiste. La forme est le corps sans qui aucune pensée n’advient. Le baiser est le même, ce sont les formes singulières respectives de Toulouse-Lautrec, de Klimt et de Lichtenstein qui donnent aux leurs leur singularité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tous les autoritarismes (qu’ils soient impérialistes, communistes ou islamistes), ont une haine viscérale de la forme.

Le corps est une forme qui donne forme à une idée, autrement dit : qui fait œuvre. Par exemple, quand il ramasse un pavé et le lance contre la vitre d’une banque, d’un centre commercial ou d’un commissariat de police. Ou quand il tague un mur ou quand il charge un flic dans les travées d’un stade. De fait, le casseur, le tagueur et l’ultra ont été les artistes les plus prolifiques et révolutionnaires du dernier septennat. A la dématérialisation ambiante, ils mettent du corps dans le réel. Leur inscription dans ce qu’on appelle l’espace public n’est pas anonyme, passagère et inoffensive comme la nôtre. Les vitres qu’ils brisent, les murs qu’ils vandalisent ou les sièges qu’ils dévissent changent irrémédiablement à la fois le palpable et notre perception de ce palpable préparé pour nous par on ne sait quelle entité supra-divine. Au fond, c’est du trouble qu’ils jettent dans le lisse et l’aseptisé. Ils savent et/ou ils sentent que l’espace public est un leurre, qu’il ne contient rien des particularités d’un « espace », de surcroît « public ». Ils y injectent donc des actes corporels qui claquent comme des coups de feu dans la chair du réel, lui redonnant ainsi toute sa matérialité, pourvu que l’on sache regarder et voir ce sang qui coule et qui dit : il n’y a que le corps qui puisse redonner corps au réel, quitte à le faire saigner, quitte à l’assassiner dans sa virtualité totalisante.

Dans cette reconquête créatrice de soi et du réel, le feu est un allié. Si le bourgeois n’y voit que chaleur en hivers, que chandelle dansante propice à la rêverie, etc., le révolutionnaire y verra encore plus. Il y verra des pneus en feu pour bloquer la fatalité du cheminement dans la rue semblable à une marche d’esclaves ou à un troupeau qu’on mène à l’abattoir. Il bloquera la rue et y inventera un nouveau cheminement. Il y verra des cocktails Molotov avec lesquels il se défendra contre la force armée de l’oppresseur. Il y verra le fumigène à qui il donnera le doux nom de « flamme » et qu’il jettera depuis le virage sur le cordon des flics qui lui font face pour leur rappeler à leur état de serviteurs et à son état de révolté comme auparavant certains offraient des fleurs aux agents de police en signe de convocation à rejoindre les rangs de la révolution.

Notes

  1. Le tout financé par le Programme des Nations Unies pour le Développement dans le cadre d’une mission d’appui au processus électoral en Tunisie et diffusé en masse dans tous les médias de masse.
  2. Organisation non (?) gouvernementale, in La Lettre du Forum de Delphes, nov. 2007.
  3. La Novlangue est la langue d’Océania dans 1984 de George Orwell. Créée par un Etat fasciste fictif, l’idée est de réduire la pensée et par conséquent les velléités contestataires, en asséchant la langue et appauvrissant le lexique.
  4. Si comme l’écrit Bazin « le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs », le storytelling est une manipulation impérialiste qui substitue à notre regard et à nos désirs ceux du pouvoir financier pour nous donner un monde uniforme et univoque.
  5. Précisons malgré tout que leur émergence a été antérieure à la Révolution, au cours des années 2000 : première moitié pour Saadi, deuxième moitié pour Slim et Tlili.
  6. Avant elle, un « producteur et réalisateur de documentaire », Hichem Ben Ammar, était déjà allé plus loin. Dans un papier en ligne, il défendait bec et ongles l’idée d’empêcher les films indépendants et autofinancés d’être diffusés. Pour les résidus de l’ancien régime, façonnés et fascinés par l’autoritarisme et le totalitarisme pré-révolution, c’est soit l’un (se taire) soit l’autre (être banni).
  7. Une dizaine de galeries et une dizaine de collectionneurs, aucun musée contemporain ni moderne et deux ou trois fondations ainsi que deux ou trois grandes entreprises.
  8. Une légère inflexion s’est produite ces dernières années : ouverture de nouvelles galeries (Salma Feriani et Ghaya à Sidi Bou Saïd), contemporainisation d’autres plus anciennes (A. Gorgi et La Marsa), espaces d’expositions au sein d’institutions publiques (Bibliothèque Nationale, Musée du Bardo), etc. In fine, cela a conforté et consolidé la même dichotomie préexistante : Etat d’un côté et poignée de galeries en banlieue nord de la capitale d’autre part. Ce modeste accroissement des espaces d’exposition couplé à une certaine curiosité née de la Révolution a malgré tout permis l’émergence d’œuvres fortes dont se distingue principalement à un niveau international celles d’Ismail Bahri (exposition monographique au Jeu de Paume) et de Nidhal Chamekh (participation à la Biennale de Venise). Ces deux artistes partagent un point commun primordial : tous deux vivent depuis plus d’une dizaine d’années en France. Si ce n’était pas le cas, auraient-ils parcouru le même chemin ? La question se pose.
  9. « Les nouveaux photographes tunisiens eux-mêmes, à quelques très rares exceptions prés, de part leurs travaux et leurs déclarations, insistent non pas sur la pratique de la photographie comme expression artistique mais sur son utilisation comme moyen de réappropriation de discours sociaux, politiques et médiatiques confisqués durant des décennies. Une photographie qui ne montre pas, mais qui dit et bavarde. Le traitement photographique de la Révolution est à ce titre symptomatique et atteint pour l’heure un point paroxystique de l’utilitarisme exacerbé dont les photographes tunisiens (sur)chargent leur pratique. Il ne s’agit pas de montrer la révolution ni encore moins de la faire résonner avec le regard du photographe ou d’avoir une distance critique, mais il s’agit de dire la révolution, de la raconter comme on raconterait un mythe qui se construit au jour le jour devant nos yeux et auquel le photographe, comme le politicien ou le communicant, nous assène de croire. » ismaël, in La Maison de l’image, publié sur le site Universe in universe (2013).
  10. Formule certainement empruntée à Benjamin dans un développement qui commence d’ailleurs par une citation de Flaubert : « « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or, ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l’historien matérialiste, c’est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans l’historien matérialiste un spectateur réservé. Car tout ce qu’il aperçoit en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. » in Sur le concept d’histoire, VII.
  11. Mot bateau inventé : mélange entre furoncle et culture
  12. Comme par exemple notre « producteur et réalisateur de documentaires » qui se voit à la tête de la Cinémathèque Tunisienne, celui-là même qui théorise l’épuration des cinéastes indépendants. Ou encore notre « artiste citoyenne » thuriféraire des thuriféraires de Ben Ali… Comme quoi, les grands esprits staliniens se rencontrent au sein de ce bâtiment bolchévique !