C’est un simple mouvement, assez ample néanmoins pour dire de quoi Demain serait fait : en même temps qu’elle prend de la hauteur, la caméra abandonne le corps perché du haut de l’immeuble sans le perdre de vue. Le cadre desserré, le point de vue devient distant,  mais pas indifférent pour autant. Ce n’est pas un dénouement, bien qu’on y pense. L’on trouverait peut-être dans ce travelling arrière une manière de sceller un sens du recul devant un personnage capable d’aller jusqu’à payer de sa vie mais qui, dans sa bulle, n’en reste pas moins au bord du précipice. C’est l’un de ces pères aux failles enfouies, que le cinéma tunisien a fait revenir depuis 2011. Bien que ce premier film de Dhafer L’Abidine capitalise en effet sur l’ambition de tailler, dans le morne tissu des dix dernières années, une fiction des talons d’Achille de la post-révolution, il ne faut pas chercher loin son écueil : s’il a les moyens de ses fins, il n’est pas sûr qu’il en a l’intelligence.

Plongée dans la psyché de Habib

C’est ainsi que dans ce film dont le récit prend dès ses premiers plans l’allure d’une fuite en avant, la représentation du point de vue laisse planer un doute vite avorté par le retour à la réalité ; ce qui tend à faire tiquer quelque peu. Que le spectateur n’en sache pas la raison, est important. Mais on retient qu’avant cela, le film verrouille si bien son entrée en matière qu’il nous plonge tête baissée dans la psyché de Habib, ce père campé par L’Abidine lui-même, à l’image de la porte qu’il referme derrière lui tout en s’accrochant à sa mallette comme un naufragé à une bouée. L’inquiétude noue ici le contrat de la fiction : ce qu’on prenait pour une persécution n’est que la paranoïa de cet avocat tellement instable qu’il lui faut la présence de son jeune fils pour ne pas sombrer dans ses tourments, et dont chaque perception convoque les effets. Mais tout aussi verrouillé se veut le scénario, sans rien dire du reste : le temps compté à l’hospitalisation du père et aux épreuves du fils, est celui que le récit prend pour inverser leurs rôles. C’est que derrière les accidents de la lutte et ses glissements, se trame la possibilité d’une passation.

Il n’est pas surprenant qu’un scénario pareil superpose, au suspense d’une journée et demi, les arguments du drame. Car Demain ne s’attaque pas qu’au suivi des sentiments ; il tente en même temps un parallèle entre la trajectoire d’une subjectivité mise à mal et celle d’un pays non moins atterré, comme semble vouloir le dire la caméra qui traverse en travelling le centre ville en chantier presque abandonné. Sur le terrain du drame intime, L’Abidine s’élève contre le déni de justice aux victimes du despotisme. Et ce drame se veut ici un film qui clame à son tour et à sa manière la nécessité d’une justice transitionnelle. Mais l’intention du cinéaste, dont il faut rappeler qu’il en est à son premier coup d’essai, n’est pas de s’en tenir à un discours sur les dossiers de violations des droits de l’homme commises pendant un demi-siècle de dictature en Tunisie. La profondeur de son personnage de père repose sur des fêlures qu’il peine à masquer. Ce sont plutôt les effets a posteriori de la violence subie qu’il choisit d’inscrire à l’écran, celle d’un corps alourdi de gravité face au système judiciaire corrompu, mais qui s’acharne à contourner l’abattement dans son refus d’abdiquer devant l’injustice au point d’en devenir malade. Comme les choix auront des répercussions sur l’entourage, les vies en sont affectées d’autant.

Cavalier seul, envers et contre tous

Entre résistance et obstination, initiés dans le même élan, Demain circonscrit les délires du père à un quasi hors-champ dont l’irruption visuelle ou sonore vient par moments parasiter ses solitudes. Et s’il insiste un peu trop sur l’inflexible volonté et l’évidence de son engagement, il faut en revanche de l’assurance pour jouer en cavalier seul, envers et contre tous, pour que justice soit faite. C’est en jouant de perturbations que l’acting de L’Abidine s’efforce à rendre compte de ce décrochage d’une réalité dont l’air est habité par le passé : c’est bien dans sa tête d’avocat que ces perceptions se déroulent, entrecoupées des clameurs du 14 janvier. Et si nous ne savons pas en quoi cette réalité est inquiétée, il faut un peu de temps pour comprendre les tenants et les aboutissants, et en recueillir les secousses. D’où cette dimension hallucinatoire d’autant plus imprévisible qu’elle est tramée de moments de dissociation. Tous les symptômes y passent, de la suspicion croissante au délire criant la vérité à tue-tête, à l’heure où une décennie après la révolution jette le pays dans la vaine expectative d’une justice inespérée sous ses atours de tabou brisé.

Cette focalisation, pour ce qu’elle peut avoir d’inévitablement interne, n’en est pas moins appuyée par cette atmosphère paranoïaque qui replonge ponctuellement le père dans un air d’espace mental. Et en fait de mise en scène, L’Abidine s’attache moins à livrer quelque chose d’irréfléchi qu’à accentuer cette focalisation  progressive par l’usage du gros plan, le visage muré et le regard faiblissant, pour pénétrer dans l’intimité de ce bloc d’intériorité. Les tourments auxquels il est condamné sont relayés par un montage qui en distille les raisons petit à petit. Oscillante entre deux extrêmes, sa palette de jeu couve une expressivité à la fois flottante, au cœur de sa psyché inquiète et remuée, mais aussi pétrie de bonne conscience derrière une façade toujours digne. Seulement, cette tension semble mal s’entretenir des ressorts de la mise en scène et surtout d’une nécessaire capacité de dédoublement en renfort de ses bonnes intentions. Car dans le modèle d’anti-héros qu’endosse L’Abidine, toute l’intelligence serait de tenir un exercice d’équilibriste entre la tentative de mettre en scène et l’effort d’être mis en scène. Là n’est pourtant pas le seul écueil de Demain, qui nous en livre un autre qui en est l’argument.

Naïveté de bon élève

Entre l’intime et le social, l’équilibre est ici certes fébrile. Le problème néanmoins est que cet aspect précaire dans la caractérisation du père s’étend au reste du film, en sorte que l’hésitation verse en un sens dans le relâchement. Si ce relâchement risque de maintenir le film à la lisière de son sujet, il rend difficile de tenir sur son seul point de vue : la scène qui le révèle le mieux est celle où Habib parvient à parler au juge en charge du dossier, à la posture d’homme de marbre. Le moins que l’on puisse dire est que L’Abidine ne joue pas seulement du bâton, mais qu’il le donne aussi pour se faire battre au gré de rebondissements lourdement amenés. Malgré ses gages de bonne volonté, le manque de complexité se retourne contre le récit, dès que la banalité du mal s’invite à l’écran : l’impasse est au bout d’un dialogue en champ-contrechamp, mais traité du bout d’une caméra qui finit par se retrancher de ce qu’elle est censée focaliser. Et, en jouant les tons sur tons, se ménage le passage-relais entre père et fils, dont la mise en scène dessert subrepticement les intentions dans la façon qu’a cette scène d’encaisser son inévitable baisse de ton. La raideur démonstrative dans laquelle s’empêtre la dernière partie du film finit par dévitaliser si platement cette passation qu’elle rend l’enjeu initial du film de plus en plus feutré, au profit d’un prétexte de faire-valoir narratif, marquant la limite d’un regard inhabité.

Faute donc de volonté de pousser sa démarche jusqu’au bout, tout se passe comme si l’idée de Demain l’emportait sur le film lui-même, et que d’un projet sur la justice transitionnelle ressortait un film juste transitionnel, porté par une naïveté de bon élève plutôt que par la lucidité d’un cinéaste raccroché à son sujet. Car, au-delà de la fonction sociale d’une fiction mettant sous tous les yeux les plaies laissées ouvertes par une révolution confisquée, Demain n’est pas à l’abri d’une proposition flanquée des œillères de l’académisme. Peut-être fallait-il la sincérité d’un film comme Demain pour que l’on se rende compte à quel point il y aurait eu pourtant matière à s’emparer autrement du déni de justice. Bien sûr, le geste de L’Abidine est louable d’avoir mis les moyens du cinéma au service de ses convictions. Mais l’intention de recoller un film à son contexte socio-politique n’y suffit pas. Encore faut-il arracher l’effort d’écriture à un volontarisme qui semble vouloir trop mettre les pieds dans le plat. On ne lui demande pas beaucoup.