L’affaire éclate après la publication sur Nawaat de deux vidéos (les 26 et 27 décembre 2012). Des vidéos dans lesquelles on peut voir l’homme d’affaires Fathi Dammak, en compagnie de deux personnes (Belahssan et Ali), en train de négocier une transaction d’armes et mettant en place des opérations d’assassinats et de kidnappings d’hommes d’affaires, de juges, et d’autres personnalités médiatiques et politiques.

Ces publications ont eu lieu après que Fathi Dammak ait été arrêté par la brigade judiciaire d’El Gorjeni le 26 décembre 2012.

Les conclusions de deux semaines d’investigations nous ont permis d’écarter l’hypothèse d’une cellule armée dirigée par Fathi Dammak pour ouvrir la piste d’une organisation parallèle aux appareils de l’Etat, en lien avec le parti Ennahdha.

Les différents intervenants dans l'Affaire Fathi Dammak. Cliquez sur l'image pour agrandir.
Les différents intervenants dans l’Affaire Fathi Dammak. Cliquez sur l’image pour agrandir.

Genèse de l’arrestation de Dammak

Notre source nous a révélé qu’au début du mois de décembre 2012, elle aurait été contactée par l’homme d’affaires Chafik Jarraya qui lui a montré des séquences vidéo d’une durée de 13 heures (26 séquences représentant un fichier de 19 Gigas) tournées avec des caméras cachées. Durant ces séquences on voit une cellule armée présumée planifier d’assassiner des hommes d’affaires dont M. Jerraya, ainsi que des personnalités politiques et médiatiques.

M. Jarayya avait confié à notre source qu’il avait alerté le ministère de l’Intérieur depuis deux semaines déjà à ce moment là, en passant par un membre d’Ennahdha, un certain Zouhaier Ben Fadhl et qu’il avait alerté le ministère de la Justice une semaine auparavant, mais sans résultats.

Notre source s’est alors rendue au ministère de l’Intérieur et a tenté de rencontrer le ministre M. Ali Larayedh qui l’a redirigé vers Mr Oussama Bouthelja, chargé de mission au sein de son cabinet, qui a recueilli ses propos.

Après une longue consultation entre le ministre et son conseiller, ce dernier aurait informé notre source que “la situation était sous contrôle”.

Notre source exige alors qu’une autorité de l’Etat documente officiellement le fait que le ministère de l’Intérieur a été informé de l’affaire, c’est à ce moment là que Mr Bouthelja, contrarié, d’après notre source, lui demande de se rendre à la brigade judiciaire d’El Ghorjeni pour présenter sa déposition.

Cette version qui nous avait été rapportée par la source a été confirmée par Mr Bouthelja que nous avons rencontré dans son bureau.

Notre source nous a confié aussi que les officiers de la brigade judiciaire d’El Ghorjeni ont été surpris par l’affaire quand il les a contacté, et qu’ils ont entamé à ce moment là une enquête sur le sujet. Une semaine plus tard, Fathi Dammak et son fils Sadok ont été arrêtés.

A notre grande surprise nous découvrons que Belahssan et Ali, membres de la cellule armée présumée et clairement identifiés dans les vidéos, sont en liberté.

La piste de l’LPR

Le lendemain de la publication par Nawaat du deuxième article sur l’affaire, Un certain Samir a demandé à rencontrer notre source. Lors de la rencontre Samir était accompagné par un journaliste de l’hebdomadaire “Al masaa”.

Au cours de la discussion qui a eu lieu et dont nous possédons un enregistrement audio, Samir s’est déclaré contrarié et furieux contre Nawaat du fait de la publication des noms des personnages impliqués dans la cellule armée présumée et à cause de la photo du dénommé Belahssan que nous avions publiée dans notre article. Il estime que cette publication a grillé “la cellule”. s’en suit alors cet échange :

Samir : “Nous c’est dans le cadre de la ligue (Ligue de Protection de la Révolution, LPR). On en a le droit… Là c’est bon, ils doivent arrêter… Nawaat va trop loin… Nousة on agit légalement en tant qu’organisme et en coordination avec d’autres entités comme pour l’affaire Hchicha, cette racaille qui finance Nidaa Touness”

Notre source : “Et donc ? Vous voulez outre-passer le ministère de l’Intérieur?”

Samir : Ceci doit être enterré ici, on a rien à faire du ministère de l’Interieur. Cela devait sortir dans les médias, mais là c’est bon, ils doivent arrêter… Nawaat va trop loin.

D’autre part, il s’est avéré, selon notre source, que les personnages qui ont alerté l’homme d’affaires Chafik Jarraya et qui lui ont confié les séquences video, seraient Zouheir Ben Fadhl membre de la Ligue de protection de la révolution et Samir, le membre de la LPR en question. Ils auraient contacté M. Jarraya via un rédacteur du journal “Al masaa”.

Nous avons également rencontré Ali et Belhassan, en les confrontant avec les éléments en notre possession. Ils nous ont révélé que Zouheir Ben Fadhl et Samir étaient en contact avec l’homme d’affaires Fathi Damak pour garantir un financement à la Ligue de protection de la révolution.

Opération parallèle ?

A travers notre source, Belhassan et Ali, les deux interlocuteurs de Fathi Dammak dans les vidéos, nous ont contacté pour nous demander d’arrêter l’enquête. Nous avons pu enregistrer la discussion.

Belahssan et Ali ont essayé de nous faire comprendre qu’ils agissent, en fait, dans le cadre d’une opération en coordination avec le ministère de l’Intérieur en qualifiant l’entité qui les a engagés de “spéciale”, tout en exprimant leur manque de confiance envers l’institution sécuritaire et en avouant qu’ils ont démarré l’opération seuls. Ils auraient informé les instances de l’Etat ultérieurement. Comme en témoigne cet extrait de la retranscription de l’enregistrement audio:

Ali déclare : “Nous avons fait notre boulot. A chaque avancement où une vidéo est enregistrée, on l’a déposé au MI. Un procès verbal final a été rédigé le 13 Novembre”.

Ali ajoute : “Il y a une séquence, je ne sais pas si vous l’avez, à l’International (un hôtel du centre ville de Tunis). Dans cette séquence on voit le fils de Fathi Dammak (Sadok Dammak) en négociation avec un type des renseignements tunisiens qui se fait passer pour un chef de gang, c’est moi qui a filmé… On a extrait des informations énormes, un truc incroyable.

La séquence citée par Ali n’est pas présente parmi celles qui nous ont été confiées par la source.

Nous, on nous a demandé de le surveiller, de le filmer et de le cadrer. Tout ce que nous avons fait est en coordination avec le ministère de l’Intérieur” ajoute Ali.

Contrairement à Ali, Belhassan évoque quant à lui “des circuits sécuritaires spéciaux“.

Mais là ce n’est pas du ministère de l’Intérieur qu’il s’agit, mais des entités particulières, des personnes en particulier.

Nous avons pu obtenir les procès verbaux de Belhassan et de Ali, numéro 01/2587 et 02/2587 datés du 13 novembre 2012. Ils se seraient rendus à la brigade judiciaire d’El Gorjeni de leur propre gré pour annoncer à l’officier de police Sami Ouaz, en présence du procureur adjoint de la République, qu’une “section spécialisée au sein du ministère de l’intérieur” les auraient chargé d’infiltrer le réseau de contacts de l’homme d’affaires Fathi Dammak suite à de prétendues informations l’impliquant dans la préparation d’assassinats contre d’autres hommes d’affaires.

On remarque que Belhassan et Ali ne nomment pas cette supposée “section spécialisée” et ne donnent aucun nom des personnes qui les auraient chargé de l’opération.

L’officier chargé de l’enquête et le procureur adjoint de la République ne trouvent rien à y redire et se contentent de cette déclaration.

Une anomalie qui nous fait poser la question du sérieux avec lequel la brigade judiciaire d’El Gorjeni a mené cette audition.

Autre fait étrange : Belhassan prétend qu’il fournissait quotidiennement des informations à cette “section spécialisée” mais c’est lui même qui a fournit les enregistrements à l’officier chargé de l’enquête.

Ali et Belhassan déclarent avoir reçu de Fathi Dammak une somme de 6000 dinars destinée à payer des armes. Ils auraient pris l’initiative de les distribuer aux employés de l’entreprise de services que Sadok Dammak rechigne à payer.

Encore une indication du caractère illégal et non-officiel de l’opération : cet argent aurait dû être consigné dans le procès verbal puisqu’il représente une pièce à conviction dans d’éventuelles poursuites judiciaires contre Dammak.

D’autre part Belhassan et Ali déclarent que l’opération a commencé à partir du mois de juin 2012. Soit 6 mois avant que le premier procès verbal ne soit dressé. Encore un élément qui permet de s’interroger sur la légalité de cette opération qui a duré 6 mois sans trace écrite.

Les déclarations de Belhassan et Ali dans leurs procès verbaux écartent l’hypothèse d’une opération clandestine initiée par le ministère de l’Intérieur.

Nous avons contacté l’officier de police Mourad Sbai, chef de la brigade de la police judiciaire d’El Guorjani, il a refusé de répondre à nos question arguant que l’affaire est désormais entre les mains de la justice. Mais à notre question sur l’éventualité d’une opération parallèle, il a répondu par un énigmatique : “vous pouvez poser cette question

En plus, les dépositions des deux personnages contiennent des contradictions par rapport aux propos qu’ils ont tenus au cours de notre discussion avec eux.

Belhassan déclare à un journaliste de Nawaat après la libération du fils de Dammak le 31 décembre 2012 que Ali et lui n’ont pas déposé la vidéo montrant Sadok Dammak, le fils de l’homme d’affaires Fathi Dammak, en train de planifier l’assassinat de l’homme d’affaires Noureddine Hchicha à El Gorgeni, ce qui contredit sa déposition dans laquelle il prétend faire des rapports quotidiens au ministère de l’Intérieur.

Il est à signaler qu’on a constaté dans les enregistrements en notre possession la participation de Sadok Dammak dans plusieurs réunions entre son père, Belhassen et Ali et qu’il était partie prenante de cette organisation. Il a notamment exprimé, dans une des vidéos, son intention d’assassiner l’homme d’affaire Noureddine Hachicha.

La piste d’Ennahdha

Nous avons découvert en investiguant sur l’affaire que le personnage dénommé “Belahssen” qui avait effectué la transaction préliminaire de l’achat d’armes avec Fathi Dammak et qui avait participé à la planification d’assassinats et de kidnappings avec le même homme d’affaire, n’est autre que Belhassen Nakache, un membre actif d’Ennahdha du bureau de Yasminet, Madina Jadida à Ben Arous, président de la délégation de la Ville Nouvelle (Madina Jadida) au sein de la municipalité de Ben Arous et fonctionnaire de la Société Nationale des Chemins de Fer.

Le personnage dénommé “Ali”, qui apparait fréquemment dans les vidéos, s’appelle Ali Ferchichi, il possède une société de services et il se déclare aussi membre d’Ennahdha.

Dans une des vidéos en notre possession, une discussion entre Ali, Belhassan, et un certain “Kais”, que nous n’avons pas pu identifier, les trois hommes évoquent le déclenchement de l’opération par un dénommé “Kamel” qui serait selon eux un membre du parti Ennhdha (voir vidéo ci-dessous). Notre source, quant à elle, nous confie qu’il s’agit d’un haut cadre du parti sans nous divulguer son identité complète.

Dans la compilation suivante on voit Belhassen et Ali discutant en tant que membres et militants du parti Ennahdha.

Les vidéos fuitées

Il est important de signaler que nous n’avons obtenu que 21 séquences, représentants 7h25 d’enregistrement, alors que l’homme d’affaires Chafik Jarraya parle de 13 heures d’enregistrement et de 26 séquences.

D’autre part notre source nous parle de 19 Go de données vidéos alors que nous n’avons pu accéder qu’à 15 Go de données.

Par ailleurs lors de sa conversation téléphonique avec un journaliste de Nawaat, Belhassen évoque l’existence de 28 séquences, d’une durée de 30 minutes chacune. Soit 14 heures d’enregistrement.

On peut en déduire que Chafik Jarraya a reçu un contenu amputé, qu’il a amputé à son tour avant de le confier à notre source.

Dans le procès verbal numéro 07/2587 du 21 décembre 2012 qu’on a pu consulté, rédigé par la brigade judiciaire d’El Gorjeni, Chafik Jarraya déclare que parmi les séquences il y a une vidéo montrant une opération de repérage de son domicile, où sa femme apparaît ouvrant la porte à deux membres de la cellule armée présumée qui lui demandent si elle peut leur indiquer une maison à louer dans les alentours.

Tenant compte de cette déclaration on peut supposer que Jerraya a coupé certaines parties des vidéos afin, peut être, de préserver sa vie privée. Mais on peut se demander si c’est sa seule motivation, au vu du fait que Jarraya n’a transmis que 21 séquences des 26 séquences en sa possession.

Des vidéos pouvant délivrer des informations précieuses quand à nature exacte de l’opération. En effet si le repérage a été effectué par Belhassen et Ali sans la présence d’une tierce personne de la famille Dammak, l’hypothèse d’une opération de renseignement qui aurait pour but de neutraliser l’homme d’affaire tomberait à l’eau. Car pour quelle raison ils filmeraient ce repérage si les vidéos n’étaient destinées qu’à recueillir les confessions de Fathi Dammak.

Nous avons contacté Chafik Jerraya pour essayer d’obtenir les séquences qui nous manquent. Il a hésité en expliquant qu’il devait tout d’abord vérifier si les séquences en question ne portent pas atteinte à des entités ou personnes qui “lui sont chères”. Puis il a accepté mais nous a finalement livré les mêmes séquences que celles que nous avions, avec les mêmes amputations.

Pourquoi seulement 26 séquences sur 28 sont parvenues à Jerraya ? Qui a amputé le contenu original et pourquoi ?

Ali nous avait révélé l’existence d’une séquence vidéo durant laquelle un “homme de renseignement” apparaissait. Or cette séquence n’est pas parmi les 21 séquences en notre possession. Qui s’est chargé de l’enlever et pourquoi ?

Compilation des extraits les plus importants à partir du total de 7 h 20 min en notre possession:

Le rôle de Jerraya

Depuis le début de cette affaire, le grand gagnant, du moins médiatiquement, est le controversé homme d’affaires Chafik Jerraya.

En effet, lors de ses nombreuses sorties médiatiques, dont celle sur un plateau spécial “Affaire Dammak” de la chaine Nessma à une heure de grande écoute, Jerraya se met en position de victime et oriente l’affaire vers l’hypothèse d’un gang armé qui serait dirigé par Fathi Dammak.

Il a également été l’unique source d’un long article du quotidien Assabah dans lequel il affirme l’hypothèse que nous avons écarté dans notre investigation. Il a même, selon l’article, fait de fausses déclarations quant aux personnes visées par le prétendu gang, affirmant que Soumaya Ghannouchi serait aussi une cible. Notons qu’en écartant Soumaya Ghannouchi il ne reste aucune personnalité ciblée qui soit proche du parti Ennahdha.

D’ailleurs, dans notre extrait, on voit à plusieurs reprise Fathi Dammak, Ali, et Belhassen parler du rapprochement entre le parti Ennahdha et Jerraya. Un rapprochement qui semble clairement leurs déplaire.

Sachant que Chafik Jerraya avait, au moins, en sa possession les mêmes séquences vidéos que nous, il lui aurait été très facile de faire le lien entre cette organisation criminelle présumée et le parti Ennahdha. Une information qu’il a soigneusement écarté lors de ses apparitions médiatiques.

Conclusions

S’il reste encore sans doute beaucoup de choses à éclaircir dans cette affaire, deux choses semblent évidentes. D’une part cette entreprise d’écoute et de surveillance, qui a pour but déclaré par ses protagonistes de mettre hors d’état de nuire Fathi Dammak, est une opération menée par un appareil parallèle agissant selon toute vraisemblance loin de tout cadre légal et sous l’égide de membres du parti au pouvoir Ennahdha.

D’autre part, les éléments de notre investigation ne nous permettent pas d’écarter l’hypothèse selon laquelle cette organisation chercherait du financement pour s’armer. Auquel cas Fathi Dammak serait le bouc émissaire idéal pour d’éventuelles opérations de liquidations et d’assassinats. Les enregistrements serviraient alors à appuyer ce scénario. Cela n’innocente pas Fathi Dammak, dont les intentions criminelles sont avérées.

Les anomalies constatées dans les procès verbaux, les déclarations de Belhassen, Ali, et toutes les personnes interrogées tout au long de cette enquête, ainsi que certains passages des enregistrements, appuient l’existence d’un appareil parallèle agissant dans la clandestinité et composé de membres du parti Ennahdha.

L’histoire du parti Ennahdha, notamment durant la période de clandestinité, nous rappelle le gout prononcé du mouvement pour les structures sécuritaires parallèles.

Une personnalité proche du mouvement dans les années 90, sidéré par les conclusions de notre enquête nous a déclaré que ces pratiques ne sont pas nouvelles, “elles étaient peu être justifiées à l’époque mais elles sont inacceptables de nos jours alors que le parti est au pouvoir” a-t-il rajouté.

La passivité du ministre de l’intérieur et du ministre de la Justice tendent à appuyer cette hypothèse.

Le parti Ennahdha, le ministère de l’Interieur, et le ministère de la Justice doivent agir en toute transparence et éclairer l’opinion publique quand à cette affaire d’une extrême gravité.

Le temps des officines secrètes et des appareils clandestins est révolu dans une Tunisie qui aspire à un système de gouvernance transparent et à un Etat de droit.