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La spécificité ou identité culturelle fait officiellement débat depuis 2005, année historique pour les politiques culturelles internationales, puisque c’est le 20 Octobre de la même année que fut adoptée à l’Unesco ce que l’on appela la « Convention sur la Protection et la Promotion de la Diversité des Expressions Culturelles ». Une date à marquer d’une pierre blanche pour la mondialisation culturelle et toutes ses répercussions mondiales, du Nord au Sud.

Cela ne c’est pas fait aisément, car la problématique de la « diversité culturelle » s’est de tout temps placé au niveau de la lutte, voir du domaine du combat, et ce depuis la fin des années 80, dans les réunions, séminaires, tables rondes et conférences des Nations-Unies, des organisations de la Francophonie, et de toutes les institutions et bureaux affiliés.

A part son action bienfaitrice et humanitaire, la reconnaissance de la « spécificité culturelle » de chaque peuple et de chaque pays, est une stratégie politico-culturelle, fortement appuyée par l’Unesco, qui a toujours avancé la civilisation mondiale comme étant multiculturelle. Avant la convention de 2005, il eut d’autres moments importants comme la « Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle » adoptée en 2001, ou « la Déclaration de Montréal en 2007 » ; un militantisme continu pour la « diversité culturelle », suivi également par l’Union européenne, qui en a fait un élément dans ses pourparlers depuis l’instauration d’une citoyenneté européenne, principalement avec le traité de Maastricht, en 1992.

Justement, ce sujet est encore plus d’actualité depuis 2012 et notamment en France, où il a été remis à l’ordre du jour des débats politiques, avec les dernières négociations ouvertes sur le libre échange entre l’Union Européenne et les Etats-Unis et le refus en bloc de la France pour que ce « libre échange » concerne les produits culturels et la production artistique. L’actuel premier ministre français Jean-Marc Ayrault a même annoncé qu’il utiliserait son véto politique pour bloquer le processus dans le cas où une exception culturelle n’était pas adoptée, obtenant de ce fait l’accord puis le soutien des autres partenaires européens.

En Tunisie, depuis que moult questions postrévolutionnaires ont été mises sur la table, principalement celles rattachées aux nombreuses « nouvelles » expressions artistiques qui ont littéralement explosé sur la place tunisienne, comme le rap, le street-art, la performance, le slam, les arts visuels et urbains…, ce point d’interrogation autour de la spécificité culturelle et la question de l’Identité, s’est également dressé.

Depuis, avec insistance, l’opinion publique se pose obsessionnellement la question, celle de savoir et de juger si ces formes d’art iconoclastes car inhabituelles pour la Tunisie appartiennent à l’identité et/ou « spécificité culturelle tunisienne ». Créant ici une confusion et un amalgame entre « spécificité culturelle » et « Identité nationale », voir « Identité patriotique », ou même « Identité religieuse ». Existe-t-il alors une « culture tunisienne » ou « une culture de la Tunisie » ? Une « culture patriotique » ou « une culture de la Patrie » ? Une « culture religieuse » ou « une culture de la Religion » ?

C’est d’ailleurs à partir de ces questionnements incessants, aujourd’hui propres aux citoyens tunisiens, que cette problématique s’est davantage posé à nous, avec l’émergence de ces expressions pluridisciplinaires, comme nous l’expliquions ci-dessus, mais essentiellement avec l’« épisode » sulfureux du procès des rappeurs tunisiens, engagé par celui de Weld El 15 suite à la diffusion de son rap « El Boulicia Kleb ». Une gigantesque polémique s’est alors enclenchée dans l’opinion publique, alimentée par toutes sortes d’altercations, de controverses et de contestations.

En effet, suite à notre article « Requiem pour une liberté d’expression », et à partir d’une suite de réactions qui ont évoqué la question de la « spécificité culturelle », à la lecture d’un passage comparatif entre les jugements en Europe et ceux en Tunisie pour les procès des rappeurs (« Même si les rappeurs sont habitués à avoir des démêlés avec la justice, et ce même en Europe dans les plus « patriarches » des démocraties, ces procès restent fréquemment sans suite et aboutissent souvent à des relaxes ou a des non-lieux »), nous avons observé et relevé un certain nombre d’incompréhension et surtout de confusion quant à cette problématique de « spécificité culturelle » et son rapport à la question identitaire. Le fait de défendre la « liberté d’expression » à travers la défense de ce « rap » jugé violent, a semblé pour certains comme l’acceptation, le soutien voir l’exigence de cette violence au nom de l’art, et la volonté d’introduire ce « type » d’expression dans ce qui est considéré comme l’art « spécifiquement » tunisien. Défendre la liberté des créateurs tunisiens qui font de la création dite « hors normes tunisiennes », ou « non labélisée », est-ce appuyer la perspective d’une nouvelle spécificité culturelle pour la Tunisie ? En prenant de surcroit l’Europe et l’idée de l’éternel occident comme exemple à copier ? Ou bien est-ce un refus implicite d’une spécificité culturelle tunisienne au prix de ce qui est considéré comme « déchet » de l’Occident, entendre ici « culture ».

Dans un autre registre, mais autour du même sujet puisqu’il s’agit du « droit » à l’expression, au sujet d’Amina Tyler (Femen) et des trois Femen européennes venues la soutenir en manifestant, seins nues, devant le Tribunal de Tunis, le point de vue général des tunisiens a été presque unanime, progressistes ou conservateurs, démocrates ou totalitaires, laïques ou religieux, presque tous ont condamné cet acte. « Cela ne fait pas partie de nos valeurs », « Cela est contraire à nos mœurs », « ceci est aux antipodes de notre « spécificité culturelle, notre identité nationale ». Précisément, ici, s’est aménagé pour s’édifier dans l’esprit des tunisiens, l’inévitable « désordre » entre une lutte pour l’affirmation d’une spécificité à chaque expression culturelle, et l’obligation pour chacune d’entre elles d’être dans un « type » de spécificité établi par l’ordre et l’enferment systématique.

Dès lors, au besoin ou sur commande, l’affirmation de sa « spécificité culturelle » est devenue pour celles et ceux qui en sont demandeurs, l’illusion d’appartenir à un groupe, et pis encore sont les accusations et jugements infligés à ceux qui se réclament de cette non-appartenance et veulent rester libres et indépendants de toute « affiliation ».

Nous touchons ici au cœur du problème, là où règne la vicieuse confusion entre « spécificité culturelle » et « identité », et par prolongement « identité nationale ». Certains ont détourné le sens et la signification même de ce que doit être la « diversité culturelle », pour obéir à leur vision étriquée de la culture, l’interprétant au bon vouloir de leur conservatisme et conformisme identitaire. Pour reprendre l’exemple de la France, lorsque Nicolas Sarkozy, l’ex-président de la République française, s’est hasardé à jouer sur les terrains de « l’identité nationale » en tentant de faire un rapprochement avec la « spécificité culturelle » des français, cela a débouché pour lui sur une véritable défaite, avec pour conséquence une chute conséquente de sa popularité auprès des français.

L’ « exception » et/ou la « spécificité culturelle », ce n’est pas ligoter son peuple dans des moyens d’expression définis par le conservatisme et le renfermement sur soi. Cela représente au contraire une politique culturelle pour protéger la diversité des expressions, visant à encourager et promouvoir la production artistique, intellectuelle et culturelle de chaque pays. Le plus important étant ici de ne jamais intervenir sur les tendances, courants et inspirations de ces créateurs. En gardant comme objectif fondamental celui de proclamer que la culture n’est pas une marchandise, en garantissant à celles en péril et/ou en voie de disparition les moyens matériels pour continuer à se développer.

Dans le cas de la politique culturelle en Tunisie, il serait contraire à ce but initial de sectoriser l’art et la créativité selon que cela réponde ou pas à l’ « identité » nationale. Un musicien qui fait du « malouf », du « mezoued » ou de la « soulamia » est-il plus tunisien que celui qui s’exprime à travers le « rap », l’ « electro » ou le « slam » ? Un plasticien qui met en image « les medinas », « les souks » et les « femmes en sefsari » représente-t-il plus l’identité tunisienne que celui qui fait des « installations », des « performances » ou de la « vidéo mapping » ?

Par ailleurs, lorsqu’en Mai 2013, la question de la spécificité culturelle tunisienne était avancée par un (des) brouillon (s) de la constitution, l’article en question qui y faisait référence, a suscité beaucoup d’incompréhension et d’appréhension. D’abord au niveau de son orientation à ne reconnaitre l’universalité des droits humains que lorsqu’ils répondent aux « spécificités culturelles du peuple tunisien ». Ensuite sur le fait que la constitution impose des « limites » à la liberté d’expression, limites indéfinies et indéfinissables selon des règles communes à n’importe quel « Etat de Droit », dont la formulation reste trop vague pour être précise et déterminée. Sans oublier que dans cette formulation, la liberté de pensée et de conscience n’est pas affirmée comme telle. Dans la version de Juin 2013, les droits universels de l’Homme ne sont plus limités par une dite « spécificité culturelle tunisienne » ; cependant ce même paragraphe débute par un conditionnement subjectif et très relatif, donc on ne peut plus restrictif, selon lequel les droits universels des Hommes doivent se baser « sur la constance de l’Islam et ses finalités ».

Certes, l’hypothèse d’une « spécificité culturelle » porte en elle la problématique identitaire, qui se pose de surcroit par rapport à la question de « culture humaine » et/ou « culture universelle ». Avec en arrière plan ces éternels questionnements : « Peut-on en même temps se réclamer d’une spécificité culturelle et être ouvert sur l’autre. La diversité culturelle, est-ce la tolérance ? » L’on pourrait s’approfondir d’avantage dans la « spécificité », si l’on peut dire, de la spécificité artistico- culturelle tunisienne. Toutefois, il faut peut-être saisir les tenants et les aboutissants de la question à l’échelle mondiale afin de saisir le sens exact de la problématique qui nous préoccupe ici, dénuée de toute dénaturation de sens et de mésinterprétation. La signification première, entendue ici comme son sens exact, tel qu’avancé par les Nations Unies avec ses enjeux et perspectives sur les pays et les peuples, voir même à long terme, la pérennisation et/ou la disparition des civilisations.

Comme nous le disions au commencement, ce n’est qu’après de nombreuses années de combat politique et diplomatique, que la convention de l’Unesco sur la protection des expressions culturelles, leur promotion et leur diffusion, fut adoptée. C’était en 2005, et les Hommes de part le Monde se réconfortèrent de penser qu’enfin, avec cette loi, la culture allait échapper aux lois sauvages du marché, et surtout aux dangers de la mondialisation anarchique qui n’a fait qu’uniformiser la culture d’époque en époque. La convention de l’Unesco a également représenté un espoir pour les créateurs qui se voyaient soutenus par leurs Etats, dans une légitimité sans précédent, avec un soutien tout particulier aux expressions les plus fragiles et les plus délaissées, pourvu que ces expressions soient 100% locales et surtout bien typiques du « bled » conventionné, matériellement et immatériellement par la communauté internationale.

Nous pouvons acquiescer également sur le fait que la diversité culturelle découlant donc de l’adoption de la mise en pratique de la spécificité culturelle dans chaque pays, est directement liée à son développement économique. La culture et ses services parallèles, sont une source de revenus efficiente. Encourager la diversité par une convention on ne peut plus officielle, en soutenant les industries culturelles en difficulté, principalement celles des pays du Sud, c’est lutter efficacement contre la pauvreté, même si cela se fait de manière indirecte.

Toutefois, si la convention de 2005 entend permettre aux Etats de maintenir et d’entretenir leurs diversités, il faudrait que ces derniers possèdent un minimum de moyens pour soutenir leurs créateurs et développer leurs productions et entreprises culturelles. Nous avons d’ailleurs remarqué que, malheureusement, dans le cas contraire, lorsque les moyens font défaut, les créateurs, avec leurs spécificités, fuient leurs pays : c’est « la fuite des créateurs », comme l’on a parlé de « la fuite des cerveaux ».

A ce propos, en 2005, en même temps que la convention, les personnes qui militaient pour le vote puis la perfection de cette dernière, ont également combattu pour l’instauration d’un « Fonds internationale pour la diversité culturelle » dont les donateurs seraient évidemment des Etats riches et volontaires.

Ce fonds existe aujourd’hui : environ 4,5 millions d’euros. S’il remplit son rôle et accompagne des projets culturels à travers les créateurs et les pays, d’après les derniers chiffres avancés par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, il y aurait actuellement 132 pays en développement dans le besoin, environ 6000 langues et dialectes qui seraient en danger de disparition, avec des milliers de patrimoines culturels et traditions en grande nécessité de sauvegarde et de préservation.

Alors, même s’il y a eu l’adoption d’une convention et la mise en place d’un fonds, ces moyens restent très limités par rapport aux défis à relever. Ici, le réel péril serait de verser dans le libre-échange des cultures afin d’accaparer les capitaux. En somme faire du marchandage et du commerce avec les cultures des peuples, sous couvert de leur promotion, « eux qui en ont besoin » pour faire vivre leur « spécificité ».

De plus, si la convention a été signée en 2005, ces Etats qui devaient prioritairement bénéficier de l’octroi des subventions d’aide et de protection de leurs cultures à travers l’encouragement de leurs créateurs, sont toujours en voie de…, sont toujours situés dans le sud, et sont toujours dans le besoin. Finalement, devant les moyens minimes mis à la disposition de la convention, les pays « riches » ne risquent-ils pas de profiter des seules ressources acquises et de bénéficier d’une lutte acharnée qui n’a pas été engagée pour eux ?

Voilà pour ce qui est de l’expérience internationale. Maintenant, en Tunisie, le discours de la protection des diversités et des minorités culturelles s’est totalement désorienté sur l’Identité Nationale, en s’empêtrant d’avantage autour de la délicate question du « patrimoine national ». Qui peut dire ce qui est 100% tunisien, et ce qui ne l’est pas ? Nous détournons encore le débat de la « spécificité culturelle » en faisant presque de la question, une matière à nous voler notre identité. L’on joue encore et encore sur le problème identitaire, en contournant le vrai sens donc le vrai combat d’une idée, allant ici jusqu’à catégoriquement juger qui est un « bon tunisien » et qui ne l’est pas, qui fait de la « bonne culture bien de chez nous, et qui fait la culture des « autres », le traitre, le mécréant, l’affabulateur.

Nous entendons beaucoup parler de ce type de tunisien en Tunisie postrévolutionnaire, avec l’énorme problématique identitaire et toutes les sous problématiques qui viennent s’y greffer, jusqu’à aller toucher voir violer la question de l’ « Identité », l’individuelle, et même la collective, c’est-à-dire l’ « Identité Nationale ».

Pourtant, il ne s’agit aucunement de « spécificité culturelle » lorsque j’émets un jugement sur les expressions culturelles, ou pis encore lorsque j’appose une comparaison entre les différentes cultures, au sein d’un même pays, mais également d’un pays à un autre. Nous ne pouvons point comparer des cultures.

Alors, comment d’une guerre menée par les Nations Unies pour protéger et sauvegarder la diversité culturelle des peuples, menacée de disparation, l’on a fait des nœuds autour de problèmes identitaires, de vraies fausses valeurs arabo-musulmanes, réitérant même l’incessant conflit entre l’Orient et l’Occident.

Depuis 2011, la « question identitaire » a été à chaque fois étendue à l’exemple de la Tunisie, de l’Etat tunisien, et de la culture tunisienne. Alors que l’origine de la question de la « diversité culturelle » est clairement un programme politico-culturel où la conduite épouse la méthode pour stopper la mondialisation de la culture et mettre en avant, comme une richesse, les spécificités socioculturelles des Etats, souvent pauvres par ailleurs. Avec le potentiel universel d’être dans la possibilité d’enrichir l’Humanité, justement par la richesse de leur « spécificité ».

Présentée comme étant, dans les différents pays du monde et leurs régions, ce qui leur apporte une distinction particulière par le biais de leurs cultures, il est convenu que cette spécificité fait la grandeur et la prospérité matérielle et morale des peuples, l’enrichissement de l’individu et par là même sa collectivité. Cela travaille l’identité par la différence et la confrontation des cultures, cependant avec un risque latent : l’encouragement au renferment sur « soi », puis au sectarisme jusqu’à pointer l’inévitable confrontation du « choc » des cultures… En somme, nous pouvons dire que la spécificité culturelle est une donnée en quelque sorte perverse, comme une arme à double tranchants. Sa menace immanente résultant essentiellement de sa mésinterprétation. Celles que peuvent faire les responsables des pays, en transmutant littéralement le sens donné à la « spécificité culturelle » vers un enfermement et une ghettoïsation légitime de la créativité et de la liberté d’expression de ses créateurs et artistes, sous prétexte de préservation d’identité « spécifique » au peuple représenté, s’il doit y avoir un peuple représenté…