Mise à jour : Le tribunal de première instance de Tebourba (Manouba) a condamné, le 30 octobre, les 16 bergers accusés de détérioration de la propriété d’autrui à une amande de 100 dinars chacun. Me Sawssen Hammami a déclaré que ses clients ont fait appel en attendant la date de l’audience.
Depuis que Bellamine est arrivé, rien ne va plus chez nous.
Avec ces mots, nous ont accueilli des dizaines d’habitants du village de Chouigui (délégation de Tebourba, gouvernorat de Manouba).
Faouzi Bellamine, exploitant agricole a porté plainte contre des habitants du village les accusant d’avoir abîmé ses récoltes. Les habitants l’accusent, à leur tour, de mauvaise gestion et d’avoir trahi ses promesses d’embauche. Cette affaire rappelle d’autres conflits entre des paysans et des investisseurs privés à cause de leur gestion des terres domaniales. En 2011, les habitants de Chouigui ont déposé une requête auprès des autorités pour rétrocéder les terres exploitées par, Mahmoud Bellamine et ses fils depuis 1991. Mais, « l’État n’a pas donné de suite » explique un des habitants de Chouigui.
Les poursuites contre les bergers
La dernière plainte contre les habitants de Chouigui n’est que la partie apparente de l’iceberg. En effet, Bellamine accuse des bergers du village d’avoir abîmer ses récoltes de blé et de raisin. Sawsen Hammami, avocate de la défense, précise que les 16 bergers ont comparu devant la justice pour « détérioration de la propriété d’autrui », un chef d’inculpation figurant dans un décret datant de la colonisation française.
De son côté, Faouzi Bellamine assure que les dommages causés par les bergers l’ont obligé à déraciner une bonne partie de ses vignes. Ces détracteurs démentent et expliquent que l’exploitant agricole veut, tout simplement, convertir le vignoble en culture céréalière moins demandeuse de main d’œuvres. Hedi Ayari, un des bergers accusés dans cette affaire, nie en bloc la version de l’exploitant agricole en expliquant que le pâturage a lieu sur plusieurs parcelles et avec l’assentiment de tous les agriculteurs du village, y compris Bellamine. Il précise, par ailleurs, que le pâturage sur des terres cultivées est limité à la période estivale après les moissons. En contrepartie, des ouvriers de la ferme confirment les dommages causés par les bergers.
Aux origines du conflit: le démantèlement de la coopérative
Les origines de l’affaire remontent au début des années 90 quand l’État a cédé les dernières coopératives aux investisseurs. Le 3 décembre 1990, l’assemblée générale extraordinaire des membres de l’unité agricole de Chouigui ont cédé les terres de la coopérative (1000 hectares) à l’Office des terres domaniales. Il a été décidé de diviser la terre en deux parties. La première, (320 hectares), a été partagée entre 61 membres de la coopérative, de 4 à 5 hectares en moyenne pour chacun. 27 membres ont été mis en retraite anticipée et n’ont pas bénéficié de terres. Les 670 hectares restant ont été concédés à la Société de mise en valeur et de développement agricole à Chouigui de Mahmoud Bellamine et ses fils.
Alors que Faouzi Bellamine, PDG de la société, assure que le partage des terres a été fait avec le consentement de tous, Hédi Ben Khalaf, dernier président de la coopération, affirme que ce partage est le fruit de pressions politiques. Il explique que Larbi Khalii, ex-délégué de Tebourba, et Hamadi Sdiri, président de la cellule du RCD à Chouigui l’ont menacé de prison.
Certains villageois paraissent nostalgiques de l’époque de la coopérative. « La coopérative embauchait, près de 150 ouvriers. 60 étaient permanents et bénéficiaient d’une couverture sociale », témoigne Ridha Azzabi, activiste et fils d’un ancien membre de la coopérative, avant d’ajouter « les enfants des ouvriers agricoles étaient pris en charge à l’école et en dehors y compris l’organisation d’excursions et de voyages à l’étranger ». La coopérative mettait, aussi à la disposition des habitants, une voiture avec chauffeur pour assurer le transfert des malades aux hôpitaux et pour se rendre en ville en cas de besoin.
Selon les villageois, la dissolution de la coopérative, sous prétexte de sa faillite, devait permettre aux Bellamine, notables tunisois, de s’accaparer des terres. Les habitants accusent de mauvaise gestion l’équipe administrative qui a dirigé la coopérative, durant ses dernières années. D’autres jettent la responsabilité sur le liquidateur judiciaire.
Plusieurs anciens membres de la coopérative affirment avoir essayé d’acheter les terres en payant à l’État une partie du montant. Cependant, les autorités se sont rétractées préférant concéder les terres à l’investisseur privé. Ci-dessous, une plainte portée par les membres de la coopérative, le 1er juin 1988, contre l’Office des terres domaniales pour avoir arrêter les procédures de la vente. Les habitants avaient exigé la rétrocession des sommes versées ou la finalisation de la procédure de la vente.
Une arnaque d’État ?
Le démantèlement de la coopérative a divisé les villageois en deux catégories. 61 anciens membres qui exploitent de petites parcelles et les retraités avec leurs maigres pensions. Les descendants de cette dernière catégorie sont les plus mécontents à Chuigui.
Ce n’est que récemment que les villageois ont réussi à dépasser ce clivage. Désormais, ils sont unis pour exiger le départ de l’investisseur privé et répartir équitablement les terres, explique Ridha Azzabi.
Les petits exploitants affirment qu’ils sont victimes « d’une arnaque d’État ». D’après eux, les autorités avaient profité de leur analphabétisme pour leur faire croire qu’ils sont propriétaires, avant de les informer qu’ils ont signé des contrats de fermage. Ces baux de location sont arrivés à terme en 2008. Depuis, les conditions matérielles des petits exploitants n’a cessé de se détériorer. Les débuts des saisons sont devenus plus difficiles car les banques refusent de leur accorder des prêts pour l’achat du matériel, des semences et des engrais. En même temps, nombreux agriculteurs ne peuvent s’empêcher de comparer leurs efforts quotidiens pour entretenir leurs petits lopins et « l’état d’abandon des vastes terres mises à la disposition de Bellamine ». Pour ce dernier, la différence réside dans la nature des cultures, extensive dans son cas et maraîchère pour les anciens membres de la coopérative.
La capacité d’embauche de la ferme
La question du chômage est au cœur du conflit à la ferme de Chouigui. Les villageois accusent Bellamine de « trahir ses promesses d’embauche depuis qu’il a acquis la terre ». L’investisseur se défend en expliquant que son entreprise ne demande pas un grand nombre d’ouvriers grâce à la mécanisation. Il ajoute que l’évolution des techniques agricoles nécessite « des agriculteurs qualifiés et non pas de simples ouvriers utilisant des méthodes traditionnelles ». Les villageois affirment que ce dernier n’emploie que quatre ouvriers pour entretenir 670 hectares. Faouzi Bellamine, assure qu’il emploie près de 15 ouvriers d’une façon permanente. Nawaat est toujours en attente des pièces justificatives qu’il a promis de fournir.
D’un autre côté, un ouvrier de la ferme assure qu’il n’y a que cinq ouvriers; un chauffeur et quatre gardiens dont trois gardiens d’un nouveau grenier de blé que Bellamine a bâti en partenariat avec l’Office national des céréales. Selon la même source, les trois gardiens sont payés par la Rose Blanche, fabricant de pâtes, qui loue le grenier.
Sous couvert d’anonymat, l’ouvrier de la ferme atteste de la mauvaise gestion de Bellamine. Il assure, par ailleurs, que ce dernier accuse des retards de payement de salaires allant de 10 à 20 jours. selon Neji Fatnassi, un des gardiens de la ferme, les salaires varient entre 360 et 460 dinars par mois pour 12 heures de travail par jour.
Un rapport datant du 18 mars 1991 envoyé par l’ancien délégué de Tebourba aux autorités régionales explique la procédure de démantèlement de la coopérative et la répartition des terres entre les « bénéficiaires et la société d’exploitation ». Parmi les points les plus importants de ce rapport, figurent les promesses d’embauche de l’investisseur pour « les enfants des anciens membres de la coopérative et les jeunes chômeurs du village ».
Bellamine n’a pas hésité à accuser les jeunes du village de « paresse ». Selon lui, ils refusent de travailler durant la saison de la cueillette des olives. Ce qui l’oblige « à embaucher des ouvrières des régions avoisinantes ». Ironiques, les jeunes rétorquent que leur refus est motivé par les salaires de misère proposés par l’investisseur. Dans ce cadre, Habib Ayeb, docteur et chercheur en géographie sociale et politique, explique que les agriculteurs capitalistes préfèrent, en effet, embaucher des femmes.
Ce n’est pas parce qu’elles sont plus compétentes que les hommes mais parce que la précarité les oblige à accepter les bas salaires pour subvenir aux besoins de la famille, explique le spécialiste.
Rappelons que la législation tunisienne à annulé la ségrégation du SMAG ( Salaire minimum agricole garanti). Habib Ayeb indique par ailleurs que les ouvrières agricoles sont aussi victimes de violences sexuelles exercées par « les intermédiaires qui fournissent cette main d’œuvre sous-payée aux grands exploitants agricoles ».
La situation juridique actuelle de la ferme
Les villageois affirment qu’une décision datant de 2004 a annulé le contrat d’exploitation de la ferme de Chouigui (qui devrait, normalement, se poursuivre jusqu’en 2030). Mais, ils pensent que Bellamine a réussi à suspendre l’exécution de la décision grâce à sa proximité des cercles d’influence.
Alors que Faouzi Bellamine nie en bloc l’existence d’une telle décision, Faez Msalem, le délégué régional pour le développement agricole de Manouba, assure que l’État est en procès depuis 1999 contre l’investisseur pour non-respect du cahier des charges. Il explique, par ailleurs, que l’État a obtenu gain de cause en première instance mais a perdu en cassation. Entre temps, une réunion de réconciliation a eu lieu en 2004. Le délégué régional affirme, preuves à l’appuie, que l’investisseur ne respecte pas le cahier des charges. En effet, les rapports périodiques de suivi montrent que « l’oliveraie est à l’abandon et que les pêchers qui figurent dans le plan d’exploitation, sont inexistants. De plus, l’investisseur n’a jamais cultivé les 360 hectares consacrés à la culture non irriguée », explique le responsable avant de conclure que la délégation régionale considère la société de Bellamine comme « une société de mise en valeur irrécupérable ».
Malgré nos efforts, nous n’avons pas réussi à consulter le cahier des charges et le contrat d’exploitation de l’investisseur. Abdeljellil Belhassen, membre du comité de restructuration des terres domaniales au ministère de l’agriculture, nous a laissé sans réponse.
En quittant Chouigui, le contraste est grand entre la verdure de ses vastes prairies et la pauvreté qui marque les visages de ses habitants. Résonnent alors les questions de Habib Ayeb :
Qui a le droit de cultiver la terre? Celui qui la cultive pour en vivre ou celui qui la cultive à la recherche d’une plus-value ? Habib Ayeb
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