Lors d\'une visite de Kadhafi à Tunis, le 15 décembre 1972, dans l\'espoir d\'enrôler la Tunisie dans le projet d\'union entre l\'Egypte et la Lybie, ce dernier prononce un discours surprise dans la grande salle du cinéma Le Palmarium abritant plus de 2 000 personnes. Le président Habib Bourguiba, qui écoute ce discours à la radio depuis le palais présidentiel de Carthage, se précipite au rassemblement pour répliquer. [NDLR]

Dans ses Mémoires, Béji Caïd Essebsi, figure du régime bourguibien, raconte comment les relations tumultueuses entre la Libye et la Tunisie ont failli, au lendemain de l’Union avortée entre les deux pays, tourner au pire.

Un livre de plus de 500 pages, avec beaucoup d’annexes utiles, assez bien écrit (par l’auteur lui-même) et très bien édité par l’une des meilleures maisons tunisiennes (Sud Éditions).

Le titre indique l’axe de l’ouvrage : Habib Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie. Mais, après lecture, on se demande s’il n’aurait pas été plus juste de l’intituler : « Habib Bourguiba, La République et moi ».

Car l’auteur, Béji Caïd Essebsi, y égrène les souvenirs d’un homme qui a achevé ses études (de droit) à la veille de l’indépendance de la Tunisie, en mars 1956, avant de compter, pendant plus d’un demi-siècle, parmi les personnages qui, dans les cercles du pouvoir, graviteront autour d’un homme-soleil : Habib Bourguiba.

Certains membres de ces cercles, tel « Si Béji », ont fait un bout de chemin avec son « tombeur » et successeur : Zine el-Abidine Ben Ali.

Béji Caïd Essebsi s’est visiblement délecté d’avoir été presque constamment au centre du pouvoir, car il n’a connu, tout au long de cette longue période, que de très brèves disgrâces, au cours desquelles il a donné l’impression… de dépérir.

Pendant plus de deux décennies, il a occupé, avec bonheur, les postes de souveraineté les plus prestigieux – l’Intérieur et les Affaires étrangères – et les plus grandes ambassades, dont celle de Paris.

Selon son souvenir, il a réussi là où il a été placé, a pris de bonnes décisions, dit ce qu’il fallait dire et donné les meilleurs conseils, aussi bien à Bourguiba – qui en redemandait – qu’à ses Premiers ministres. Il relate qu’il a également prodigué de bons conseils aux homologues de Bourguiba : Hassan II, Chadli Bendjedid, Saddam Hussein et Kaddafi.

Bourguiba a très souvent fait sentir et même dit à « Si Béji » qu’il ne pouvait pas l’imaginer loin de lui et, tout au long du livre, on sent que tous les autres avaient la plus grande confiance en son jugement et en sa droiture.

Béji Caïd Essebsi est un bon cerveau et a du bagout ; il sait taire le mal qu’il peut penser de la plupart et dire à quelques-uns plus de bien d’eux qu’il ne le pense. Là est sans doute le secret de la réussite politique de cet enfant de la bourgeoisie tunisoise.

En morceaux choisis de cette contribution subjective – c’est la loi du genre – à l’histoire de la Tunisie bourguibienne et de ses relations avec le reste du monde, j’ai sélectionné le récit par Béji Caïd Essebsi d’un épisode de la saga tuniso-libyenne.

Du temps où Bourguiba régnait sur la politique tunisienne et où Kaddafi lui faisait face à Tripoli, c’était le célèbre « Je t’aime, moi non plus ».

Et il revenait à Béji Caïd Essebsi, dont l’art du compromis faisait merveille, d’empêcher que le heurt des tempéraments et le choc des ego entre les deux chefs ne dégénèrent en guerre ouverte entre la Tunisie et son voisin libyen.

Les pages que vous allez lire donnent, à mon avis, une bonne idée de l’atmosphère de ce livre de Mémoires d’un acteur de l’Histoire servi par son exceptionnelle longévité, et par une mémoire qui sait où sont « les bons fagots ».

Par : Béchir Ben Yahmed

Extraits des mémoires de Béji Caïd Essebsi, “Habib Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie”

À la mi-octobre [1984], l’ambassadeur de Tunisie en Libye Mohamed Jenifane, en congé à Tunis, me transmet un message du colonel Kaddafi qui réitérait son invitation pour une partie de chasse dans le Sahara libyen. Sans avoir un caractère officiel, l’invitation semblait répondre à un souci insistant. Avec l’accord du président Bourguiba, j’acceptais l’invitation. L’ambassadeur interrompait son congé pour m’accompagner. Le 18 octobre, nous sommes accueillis par Ali Triki1, Abdallah Senoussi2 et d’autres collègues, avec un luxe de protocole inhabituel. Nous sommes conduits au palais de l’ancien prince Hassan Ridha, où notre dîner nous est servi à partir de la maison même de Kaddafi : notamment une habara en sauce, produit de la chasse personnelle du ‘Aqid.

Avant de nous quitter, Ali Triki me communique que le colonel Kaddafi me recevrait le lendemain matin à la caserne Azizia.

« Je crois bien, me dit-il, qu’il s’attend à vous voir seul.

– Mohamed Jenifane m’accompagnera en frère », lui dis-je. Son sourire dissimulait mal sa contrariété, mais, pour ma part, je tenais à la présence constante de l’ambassadeur.

Le colonel Kaddafi me réserve un accueil particulièrement chaleureux :

« Je m’attendais à vous voir habillé de la afrit (l’habit de chasse saharien).

– Je ne suis pas chasseur, lui dis-je, même si j’aime les randonnées et l’ambiance du désert. »

En saluant l’ambassadeur, il s’exclame :

« Vous vous faites toujours accompagner de votre espion ?

– C’est notre frère commun, lui dis-je.

– Celui à qui j’adresse mes rapports est devant vous », réplique de son côté Jenifane avec un sourire éclatant.

Nous ne tardons pas à monter dans un minibus, rejoints par Khouildi Hamidi3, Hassan Ichkal4, Abdallah Senoussi, Khalifa Htiwech. Au volant, Youssef Debri5, bientôt relayé par Hassan Ichkal. Nous prenons la direction de Saddada, à 200 km au sud-est de Tripoli. Très vite, nous abordons le grand large, la mer intérieure de sable et de ciel pur. Assis à la droite de Kaddafi, je l’écoute. D’une voix égale, il évoque des situations où, estime-t-il, les Tunisiens s’enferment dans une attitude d’incompréhension, dans un formalisme chatouilleux et injustifié. Il se plaint de Wassila Bourguiba, du harcèlement des Libyens, touristes ou patients dans les cliniques tunisiennes, des notes fréquentes de protestation contre les survols d’avions libyens qui, en altitude, empiètent sur l’espace aérien de la Tunisie. « Pourquoi cette nervosité ? Ces écarts dans le ciel ne peuvent pas être hostiles. Nous n’allons pas bombarder vos oliviers ! Avec la Tunisie, nous aimerions vivre en confiance et sentir pleinement la relation fraternelle. »

Je savais que l’entrée en matière serait longue et que l’essentiel n’était pas encore dit. Plusieurs digressions :

« Si l’Algérie avait envahi la Tunisie avant d’être occupée par les Français, vous auriez été aujourd’hui un seul et même pays, me dit Kaddafi.

– L’État tunisien, lui dis-je, était établi bien avant l’institution de l’Algérie, et il comprenait, avant et après l’invasion arabe, Béjaïa et tout le Constantinois du nord au sud jusqu’aux routes caravanières du Sahel. Plus à l’ouest, l’État marocain est lui aussi plus ancien que l’Algérie, avec une superficie plus vaste mais avec des frontières variables qui lui ont toujours valu des difficultés avec ses voisins de l’Est. »

Au cours de l’une de nos escales de détente, Kaddafi me prend par le bras pour un aparté :

« Je voudrais nommer un diplomate arabe à New York en qualité d’ambassadeur auprès des Nations unies. J’ai pensé à Mohamed Masmoudi6.

– Bourguiba ne le voudra pas, lui dis-je. Évitez de heurter le président Bourguiba avec des problèmes de personnes.

– Vous connaissez pourtant sa valeur. Masmoudi servira intelligemment la cause arabe. Il est connu et, de ce fait, la Tunisie sera encore honorée à travers lui.

– Ma réserve ne se situe pas à ce niveau, je crains seulement que l’initiative ne mette en colère Bourguiba. Si vous voulez aider Masmoudi, vous avez d’autres moyens de le faire, mais une fonction diplomatique serait considérée par le président comme inamicale. Je ne vous le conseille pas.

– Parlez-en au président Bourguiba. J’attendrai votre réponse. »

À la première occasion, je mets l’ambassadeur Jenifane dans la confidence, en lui précisant qu’il ne devait rien mettre par écrit, ni en parler.

Au cours de la traversée, Kaddafi avait tiré des oiseaux et de petits gibiers, mais sans grande conviction. En arrivant à Saddada, nous sommes installés sous une tente spacieuse, simple et confortable, meublée dans un souci pratique. Le dîner, frugal et succulent, était servi tôt. Le Sahara, avec de tels moyens, a son charme et offre un dépaysement et une détente insoupçonnés. Nous avons passé la nuit dans un vieux qasr saharien aussi sobre et doté d’un équipement irréprochable.

Pendant la veillée, Kaddafi demande à Mohamed Jenifane de réciter des poèmes du folklore bédouin. Avec d’autres collègues, ils ont animé des joutes où se rejoignent, dans une langue commune, les grands thèmes de la chevalerie, de la nature et de la beauté. Dans l’un des poèmes récités par Jenifane, Kaddafi repère le mot layça :

« Nous avons le même terme à Syrte, dit-il. Vous voyez bien, Si Béji, que c’est le même pays.

– Que signifie ce terme ?

– C’est un adjectif. Quelque chose est layça, me dit-il, lorsque son sens apparent dissimule son sens réel ; le sens réel est ainsi masqué, désigné indirectement par un symbole.

– Je vous en félicite, lui dis-je, vous participez avec Mohamed Jenifane du même pays des “layça”, mais pas moi ! »

Le lendemain, sur le chemin du retour, alors que nous traversions une petite bourgade, Kaddafi arrête le minibus devant une mosquée très modeste. Il se retire avec quelques collègues pour la prière du ‘Asr, puis il rejoint les autres passagers et nous poursuivons notre chemin. Kaddafi est resté un homme étonnamment simple et proche de son peuple.

Dès mon retour à Tunis, Ali Triki me rappelle pour avoir la réponse relativement à la nomination de Masmoudi, en me signifiant qu’il était harcelé par son chef. Je soulève la question devant le président Bourguiba le lendemain au cours de la revue politique de la matinée. Il sursaute :

« C’est inadmissible ! Je lui enlèverai la nationalité tunisienne.

– J’ai déjà exprimé ce pressentiment au colonel Kaddafi, lui dis-je. Je confirmerai aux collègues libyens votre objection, mais je ne suis pas d’avis de gonfler l’affaire. Relativement à Mohamed Masmoudi, nous lui dirons ce qu’il en est et nous traiterons la question comme une affaire intérieure.

– C’est plus grave que cela, objecte Habib Jr.7, Kaddafi est capable d’aller jusqu’au bout. Il faut l’en empêcher.

– Béji lui a déjà dit que c’était un acte inamical, lui répond le président. Nous n’allons pas déclarer la guerre pour ça ! Puis, s’adressant à Mohamed Mzali8 : il faut aviser Masmoudi par écrit que son acceptation signifie la destitution de sa nationalité tunisienne. Il faut aussi prendre les dispositions en conséquence pour ne pas nous laisser prendre de vitesse. »

Mohamed Masmoudi opte sagement pour le maintien de sa nationalité. Dans une lettre à Mohamed Mzali, il écrira cependant que le ministre des Affaires étrangères avait donné son accord au colonel Kaddafi pour sa nomination en tant qu’ambassadeur auprès des Nations unies à New York. Sans m’en parler au préalable, Mzali montre la lettre de Masmoudi au président, qui, incrédule, rejette la lettre en s’exclamant : « Masmoudi ment, Béji a dit vrai. Il n’a jamais donné son accord pour la nomination de Masmoudi comme ambassadeur de la Libye auprès des Nations unies. Cette affaire est close ! »

En fait, l’affaire hantera longtemps le président Bourguiba, à la fois parce qu’il était profondément ulcéré par ce qu’il considère comme fausseté et fourberie de la part de Mohamed Masmoudi et parce qu’il soupçonnait le colonel Kaddafi de poursuivre de sombres desseins. Pour lui, Kaddafi n’a pas digéré l’échec de Djerba9 : il est capable de tout pour mettre la main sur la Tunisie. En hissant à nouveau Masmoudi, il se trahit. De surcroît, des infiltrations d’armes et d’agents libyens sont repérées tout au long des deux dernières années, les dernières remontant à janvier, puis à nouveau au mois de mars 1984. Des rapports périodiques du ministère de la Défense tiennent le Premier ministre en éveil. Mohamed Mzali en a entretenu le président juste avant l’audience qu’il a fixée pour Ali Triki en avril 1985.

Venu à Tunis pour la session ordinaire de la Ligue arabe, Ali Triki m’a informé de son intention de demander une audience auprès du président. Comme je sentais depuis quelque temps la colère rentrée de Bourguiba, je lui ai conseillé de retarder la démarche, le président n’étant pas bien disposé pour le moment. Néanmoins, ayant pour instruction du colonel Kaddafi de rencontrer le président, il a fait intervenir Mezri Chekir10 et Mohamed Mzali pour fixer l’audience sans m’en parler, comme cela arrive souvent. À l’issue du Conseil de la Ligue, il était reçu par Bourguiba en présence de Mohamed Mzali et de moi-même.

« Je vous transmets le bonjour d’Al-‘Aqid Al-Kaddafi, déclare Ali Triki en tendant la main au président. Tout en lui prenant la main, et avant même de lui offrir de s’asseoir, le président se lance dans une diatribe contre les velléités agressives de la Libye :

– Kaddafi attend ma mort pour envahir la Tunisie. Il n’ira pas loin. Je me suis entendu avec Bendjedid, vous n’aurez aucune chance. Nous vous briserons les reins ! »

Ali Triki était loin de s’attendre à une telle explosion.

« Je crains, Monsieur le Président, dit-il, que vous ne construisiez des plans sur des bases totalement erronées.

– Quand le Premier ministre me dit quelque chose, je le crois. »

Le président enchaîne sur les infiltrations d’agents libyens et de stocks d’armes, sur l’appareil de propagande qui appelle le peuple à la révolte. « Cette politique de duplicité n’est pas digne de la Tunisie. Kaddafi veut pourrir la région, il ne veut ni la paix ni la coopération économique. »

Triki écoute calmement, puis il prend congé en déclarant qu’il rapportera au colonel Kaddafi le message du président.

En le raccompagnant, je l’invite à une pause dans un salon du palais :

« Je pense qu’il est de notre devoir de modérer le message et de nous efforcer d’apaiser la situation, lui dis-je.

– J’aurai beau atténuer, dit-il, je ne pourrai pas dissimuler le fond d’hostilité. Tout bien pesé, quand le président Bourguiba déclare qu’il nous brisera les reins, c’est l’équivalent d’une déclaration de guerre. Il est bien le chef suprême des armées ! Il nous impute des plans diaboliques. Comment taire l’accusation ? Si je suis content d’une chose, c’est que vous n’êtes pas en cause dans cette situation. Chaque fois qu’une tension survient dans nos relations, on nous fait dire que vous en êtes responsable. Vous êtes un homme d’honneur et votre rôle est certainement délicat. Je compte sur vous pour nous éviter une escalade ou une dramatisation qui nous desserviraient les uns et les autres. »

Je le revois au salon de l’aéroport pour le saluer à son départ. J’apprends alors que Mohamed Mzali avait dépêché Taïeb Sahbani11 auprès de lui pour tenter de calmer la tension.

Le lendemain, au cours d’une séance de travail au cabinet du président en compagnie de Mzali, nous sommes à nouveau témoins d’une longue diatribe contre Kaddafi. Le président répète ses propos comme s’il voulait nous convaincre, puis m’interpelle :

« Pourquoi gardes-tu le silence ?

– Je vous écoute, Monsieur le Président.

– Je veux ton avis sur l’entretien d’hier avec Triki.

– Puisque vous me posez la question, je dois vous dire que, si l’on s’en tient aux usages diplomatiques, les propos tenus sont très durs et à la limite de l’acceptable. Hier, à l’issue de l’audience, j’ai rattrapé mon collègue Ali Triki et je l’ai prié de ne pas grossir l’affaire. Il m’a répondu que ce qu’il avait entendu, au fond, équivalait à une déclaration de guerre. »

Le président ne réagit pas ; il reste silencieux un long moment, la tête entre les mains, puis il nous salue et nous nous dirigeons vers la sortie. Avant que je ne franchisse le seuil, il me rappelle : « Ce que tu m’as dit ne m’a pas fait plaisir, me dit-il, mais je t’en remercie. Tu as été de bon conseil. »

Au bout d’une semaine, Mohamed Mzali m’appelle pour me prier de me rendre à Tripoli et de tenter de reprendre langue avec Kaddafi. « C’est à vous que revient logiquement la démarche », lui dis-je. Le lendemain, il revient à la charge : « J’en ai parlé au président, dit-il, la mission vous revient. » Je décline encore une fois.

À la réunion suivante au palais, Mzali déclare au président :

« J’ai déjà parlé à Si Béji de la mission à Tripoli, mais il ne semble pas convaincu.

– Tu dois y aller, me dit le président, il faut clore ce dossier.

– Une telle mission incombe logiquement à Si Mohamed, lui dis-je. Je n’avais pas souhaité cette audience avec Ali Triki. Du reste, je vois mal ce qu’il y a à dire.

– C’est toi qui y vas parce que je te le demande, reprend le président. Pour le reste, tu n’es pas de ceux à qui il faut souffler ce qu’il y a lieu de dire. Tu sais caresser dans le sens du poil [ta‘rif traqqad ach-chaara]. »

Comme il perçoit mon malaise, il ajoute : « Prends ton temps. »

J’admets que la mission s’impose, mais que dire ? Au bout de deux jours, je reçois un appel de Ali Triki, qui, je le sentais, souhaitait vivement l’arrivée d’une délégation tunisienne. Il m’assure, en réponse à ma question, que je serai le bienvenu et que je serai évidemment reçu par le « Guide ».

Le 29 avril, il m’attendait à mon arrivée à Tripoli. Les retrouvailles sont très cordiales. L’ambassadeur Jenifane, de son côté, n’avait relevé aucune nervosité particulière à l’endroit de l’ambassade durant les dernières semaines. Ali Triki me réservait cependant une surprise : j’étais attendu par Abdesselam Jalloud12. Je maintiens que j’étais porteur d’un message pour le colonel Kaddafi et que, faute de le délivrer à son destinataire, je n’avais qu’à reprendre mon avion. Ali Triki s’empresse de me rassurer. J’accepte donc l’entretien préalable fixé avec Jalloud.

L’entretien, en présence de Ali Triki et de Jenifane, était mûrement préparé et sans doute enregistré : sans chercher à répondre aux accusations du président Bourguiba, Jalloud attaquait nos choix politiques, l’esprit de nos réformes, la distance que nous maintenions avec le monde arabe. J’avais beau jeu de rappeler le rôle central de la Tunisie partout où les droits des peuples arabes sont en cause : la lutte de libération algérienne, l’alternative au Caire pour le siège de la Ligue arabe et de ses organisations annexes, le refuge offert à la direction palestinienne… Mais Jalloud n’écoutait pas, il nous considérait comme des adversaires de la révolution libyenne, que nous n’avions jamais fait l’effort de comprendre. Remontant à Hédi Nouira13, « il nous parlait de haut, dit-il, il se croyait supérieur ! » Je réalisais qu’il était en service commandé et qu’il n’hésitait pas à se faire provocateur. Il ne cessait de répéter : « Vous n’êtes pas personnellement en cause, nous savons que vous êtes un patriote connu pour sa droiture et sa franchise, mais nous ne voulons plus avoir affaire à la Tunisie [sillou thyabkoum min thyabina]. » Sans céder aux débordements polémiques, je m’attachais à répondre sur le fond, ce qui me permettait de marquer plutôt des points, sans cesser de répéter à mon tour que tout ce qui vise mon pays s’adresse également à moi. Au bout d’une heure, nous nous séparons en nous serrant la main, sans plus.

L’audience avec Kaddafi est-elle encore nécessaire ? Je demande à Jenifane de me reconduire à l’aéroport, mais Ali Triki intervient pour rappeler avec insistance que le « Guide » m’attend à la caserne Azizia. Je me suis dit alors que si le programme prévoit deux audiences et que la première est négative, la seconde est vraisemblablement vouée au compromis. Je m’y rends avec Mohamed Jenifane. En pénétrant sous la tente, je lance à haute voix « As-salamou ‘alaykoum ! » [Que la paix soit sur vous]. Entouré de Khouildi Hamidi et de Ali Triki, Kaddafi se lève et me tend deux doigts. Évitant sa main, je l’interpelle : « Tel que vous me connaissez, je ne changerai pas, je vous embrasse comme à notre habitude. Si je ne me sentais pas en milieu ami, je ne serais pas là ! » Kaddafi se penche pour l’accolade puis, réprimant un sourire, m’invite d’un geste à m’asseoir. C’était bon signe.

Rigide, le visage fermé, Kaddafi parle d’une voix lente : « Comment Habib Bourguiba se permet-il de nous accuser de tant de bassesses ? J’ai peine à croire qu’il accorde foi à ce qu’il dit. Vos menaces ne nous font pas peur. Qu’est-ce qu’il se croit pour se permettre de me traiter ainsi ?

– Le président Bourguiba n’invente pas. Il juge en fonction des faits, même s’il lui arrive d’être parfois excessif. C’est vous qui avez été souvent injuste avec le peuple tunisien, en affirmant que nous n’étions pas libres.

– Je respecte le peuple tunisien, proteste-t-il.

– Vous avez dit à Tanya Matthews14 que vous ne visiterez la Tunisie que lorsque son peuple se sera libéré. Nous, Tunisiens, avons arraché notre libération par la lutte, contrairement à tant de peuples qui ont reçu leur indépendance sur un plateau par la grâce des Nations unies. Notre libération force le respect.

– Tanya Matthews est une espionne que vous m’avez envoyée. Elle ne s’est pas privée d’empoisonner l’atmosphère par ses inventions et ses élucubrations. »

Khouildi Hamidi intervient pour appuyer les propos du « Guide ».

« Je suppose, dis-je en m’adressant à Kaddafi, que vous avez associé Hamidi à notre entretien pour nous signifier que lui aussi, qui compte parmi nos amis, rompt avec la Tunisie. Je croirai pour ma part que nous aurons tout perdu si nous perdons la confiance du ‘Aqid. Je viens d’entendre des propos de très bas étage de la part de Abdesselam Jalloud. Je ne place pas nos rapports à un tel niveau. Je voudrais néanmoins m’assurer que vous, vous me croyez quand j’affirme que nos relations doivent aspirer à la confiance, mais une confiance fondée sur le respect, sur la franchise et sur la vérité.

– Que diriez-vous si je diffusais un enregistrement où le grand public apprend comment j’ai administré une leçon à votre Premier ministre quand il m’a appelé au téléphone pour s’excuser ?

– J’ai tout de suite observé tous ces fils qui traînent sous vos pieds. Ces méthodes ne m’impressionnent pas, j’étais quatorze ans au ministère de l’Intérieur avant d’être ministre des Affaires étrangères. Oseriez-vous diffuser tout l’enregistrement et pas seulement des extraits sélectionnés ? »

Je n’étais pas averti de cet appel téléphonique du Premier ministre. Mohamed Mzali ne m’en avait rien dit. Cependant, dès qu’on nous a servi le thé, j’ai compris que l’audience avec Kaddafi était en effet programmée pour le compromis. Je pose la question à Kaddafi :

« Et maintenant, où allons-nous ? La guerre ou la paix ? Je pense que nous ne devons pas insulter l’avenir.

– C’est à vous de trouver la solution.

– Vous placez votre confiance en moi, mais votre entourage n’acceptera pas.

– J’accepterai, moi.

– Il faudrait que vos collaborateurs acceptent aussi et, après le discours du commandant Jalloud, je suis sceptique.

– Il vous suffira que j’accepte.

– Alors, nous considérerons que tout ce qui s’est passé est un malentendu ! »

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1. Ministre des Affaires étrangères de 1973 à 1982, puis de 1984 à 1986. Actuel secrétaire aux Affaires de l’Union africaine.

2. Beau-frère de Kaddafi, l’un des principaux responsables de la sécurité.

3. Membre du Conseil de la révolution, ancien chef de l’armée puis du renseignement.

4. Membre du Conseil de la révolution, disparu dans des conditions mystérieuses en 1986.

5. Responsable des services extérieurs.

6. Ministre tunisien des Affaires étrangères de juin 1970 à janvier 1974.

7. Fils du président Bourguiba. Ambassadeur, ministre des Affaires étrangères, puis patron (1971-1988) de la Banque de développement économique de la Tunisie.

8. Premier ministre tunisien de 1980 à 1986.

9. L’Union tuniso-libyenne, qui devait, en 1973-1974, aboutir à la fusion des deux pays sous le nom de République arabe islamique (RAI), a avorté.

10. Ministre de la Réforme administrative, proche de Mohamed Mzali.

11. Ancien ambassadeur de Tunisie en Libye.

12.Membre du Conseil de la révolution. Premier ministre de juillet 1972 à mars 1977.

13. Premier ministre tunisien de novembre 1970 à avril 1980.

14. Correspondante de la BBC à Tunis.

Source : JeuneAfrique.com