Les élections en Tunisie vues d’un taxi parisien

Où l’on découvre la capacité des services de renseignements tunisiens à censurer l’expression jusqu’en France. Qu’il s’agisse d’une menace réelle ou de paranoïa, l’objectif est atteint et l’autocensure fonctionne à merveille.

Samedi 24 octobre, moins de 24h avant les élections présidentielle et législatives en Tunisie, je pars en vacances. L’esprit tranquille. Il faut dire que le « verdict des urnes » était attendu. Ce qui était plus inattendu, c’est l’opportunité de faire un papier sur les élections tunisiennes. Je rappelle qu’une consœur voulant faire dignement son métier de journaliste en commentant ces élections depuis Tunis s’est vue refoulée par les autorités locales dès son arrivée à l’aéroport. Un reportage sur le terrain ? Visiblement il n’en était pas question. Mais en direct d’un taxi parisien, ce fut une aubaine.

Comme tous les chauffeurs dignes de ce nom, Moncef est au téléphone depuis son kit mains libres, lorsque je saute dans son véhicule. Un coup d’œil rapide dans le rétro. « Vous êtes tunisienne ? » « Non, et vous ? »

Oui, il était tunisien. Non, il n’avait pas été voter pendant la semaine (les Tunisiens résidents à l’étranger pouvaient aller voter du lundi 19 au samedi 24 octobre). « Pour quoi faire ? Il n’y a qu’un seul candidat. »

L’homme n’avait entendu parler que du candidat Ben Ali et fut un tantinet surpris lorsque je lui appris qu’il y avait en réalité quatre candidats. « Ca ne changera pas grand-chose. C’est pour la forme. » Il est vrai que pour la première fois, et alors qu’il attaque théoriquement son dernier mandat, Zine El-Abidine Ben Ali s’est contenté d’un petit 89,62% contre 99% et 94% lors des deux précédents scrutins. Pour l’opposant Ahmed Nejib Chebbi, le régime cherche à soigner son image.

« Les services tunisiens sont presque pires en France que là-bas »

Je précise alors ma profession à Moncef. Subitement, la conversation téléphonique avec son ami, tunisien également, est interrompue. Moncef éclate de rire. « Il a raccroché. Il a eu peur ! » Face à mon incrédulité, il appelle un autre de ses amis tunisiens vivant à Paris. « Allo Abdel. Devine quoi, je suis en voiture avec une cliente journaliste qui travaille sur la Tunisie. Elle me pose des questions sur les élections. » Abdel raccroche immédiatement. Voyant que je ne céderai à aucune paranoïa, Moncef répète l’opération à trois reprises… avec le même résultat. Puis, il m’explique: « les services tunisiens sont presque pires en France que là-bas. Au téléphone, on ne dit rien. » Puis il ajoute « si vous m’aviez répondu que vous étiez tunisienne, nous n’aurions même pas eu cette conversation. »

Il ne veut pas avoir d’ennuis lorsqu’il retourne au pays. Et pour cause. Il a là-bas plusieurs affaires qu’il gère de loin. « Dans ma situation, il faut être particulièrement vigilant. » « Alors que je m’apprêtais à inaugurer une de ces affaires, prometteuse, un haut fonctionnaire m’a contacté. Très poliment, il a commencé par me féliciter et m’encourager. Petit à petit, il a posé des questions sur la structure de ma société et m’a demandé si j’avais un associé. Je n’en avais pas. Pas de problème, il en avait un pour moi. » Moncef refusa poliment l’associé (qui ne comptait pas investir un sou), qui n’était autre qu’un membre de la famille du président. Il a alors dû s’acquitter d’une lourde somme dès ses premiers bénéfices. « Mais ca, ce n’est rien » commente Moncef, résigné. Ce qui l’a révolté, c’est quand un autre de ses commerces a écopé d’une fermeture administrative parce que le portrait du président était affiché dans un format inférieur à une photo de son propre père décédé. Réouverture après un nouveau tirage et une place digne pour le portrait du chef de l’État, bien en vue.

Les avancées économiques ? « C’est vrai qu’il y a eu du changement en Tunisie. Les infrastructures notamment. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Le fossé entre les riches et les pauvres se creuse… ça devient indécent. »

La révolte gronderait-elle ? « Non. Les services ont un œil sur chacun de nous. Maintenant en Tunisie, on se méfie de tout le monde. C’est ton voisin, le commerçant du coin ou même ton propre frère qui te dénonce. » Pour Moncef, la Tunisie est en léthargie. Les Tunisiens ont peur et filent droit. « Ben Ali a tout compris. Ils leur donne du foot et des crédits, ça suffit à lui garantir la paix. » Le football et l’argent, nouveaux opiums du peuple ?

Anaïs Dubois

Marchés Tropicaux, le blog