Le soulèvement populaire qui secoue l’ensemble de la Tunisie depuis près de trois semaines étonne et surprend le monde entier par sa nature spontanée, sa propagation rapide et la radicalité de ses revendications. C’est lentement et en silence que le combustible de cette contestation a été accumulé et alimenté par le régime en place depuis 23 ans. Une souffrance que le peuple a supporté comme un prix à payer pour accéder à une meilleure vie. La science politique avait pourtant, et depuis longtemps, mis en garde contre le maintien des régimes autoritaires qui ne répondraient pas aux besoins réels de la société dont ils s’autorisent à confisquer les libertés civiles et les droits individuels. Cette confiscation était vue (imposée par les conseillers étatiques, les experts analystes, les agences internationales, FMI, BM, G20, ONU etc.) comme un mal passager pour réaliser un bien durable qui est le développement économique.

Depuis lors on a découvert que le mal se reproduit lui-même et ne fait pas de place pour le bien. On a découvert surtout que les dictatures étaient coûteuses, néfastes et destructrices. Les pays d’Amérique Latine ont presque tous été conduits sur ces chemins sans issues. Les peuples du Chili, d’Argentine, du Brésil, d’Urugway et les autres, ont fini par se libérer du joug des dictatures sanglantes. Dans un premier temps, ils ont procédé à des transitions de diverses formes qui les ont aidé à chasser les dictateurs, l’un après l’autre. Dans un deuxième temps, ils ont décidé de traduire tous les criminels en justice, les têtes dirigeantes ainsi que tous ceux qui se sont impliqués dans les pratiques inhumaines de torture, d’assassinats, d’enlèvements, de viols, de disparitions et de destruction de vie et de biens. Bon nombre de ces bourreaux ont été condamné à la prison pour le restant de leurs jours.

En Tunisie, en 23 ans de règne le régime de Ben Ali n’aura été qu’une dictature défaillante qui a étouffé la vie sociale sans jamais réussir un développement économique audacieux, harmonieux, créateur de richesse et d’une prospérité véritable, durable, rassurante pour le présent et le futur de toute sa population.

Contrairement à sa propagande, au lieu de dynamiser la vie des tunisiens, son régime l’a implosée. À travers la planète bien des pays se sont développés au point de concurrencer les grandes puissances, la Corée du Sud, après le Japon, Singapour, Taïwan, la Chine, la Turquie, l’Indonésie et bientôt le Vietnam avec bien d’autres peuples dont les Brésiliens et les Indiens se sont développés parfois en des temps records. Pendant ce temps le régime Ben Ali s’est donné pour spécialité le travestissement de la vérité, le maquillage du pays et la répression de toutes les forces vives et le petit peuple. Fidèle à lui-même, qui se teint les cheveux pour paraître jeune, son régime a maquillé le bord de mer du pays en y installant d’innombrables hôtels et terrains de golf alors que l’intérieur du pays a été ignoré, cédé aux petits pillards et à la milice du parti RCD. L’intérieur de la Tunisie, à partir du nord, son centre et son sud sont restés exsangues, en proie à une vie de misère et de pauvreté sans aucun espoir de jours meilleurs. À l’opposé, dans le pays urbain et côtier, Ben Ali a développé un univers factice où le paraître devient plus important que l’être où la médiocrité et le mauvais goût sont célébrés comme des réussites, des miracles. La remise en cause, le doute, la plainte voire même le gémissement, deviennent intolérables, synonymes de trahison, de complot, de sabotage ou d’atteinte aux «intérêts supérieurs du pays» Intérêts que le dictateur, lui seul, détermine et adapte à ses besoins personnels et ceux de ses protégés aux dépens du reste de la société.

L’homme est prévoyant, il est allé jusqu’à se faire voter, par l’assemblée nationale tunisienne, une immunité perpétuelle pour lui et sa famille. La tradition destourienne bien établie aidant, celle de l’adoration et du culte du chef, le dictateur n’a eu aucun mal à s’installer dans une sorte de sacralité maladive. La crainte qu’il inspire à tous ceux qui l’entourent l’a rendu implacable, inapte à la négociation, incapable de céder à qui que ce soit sur quoi que ce soit. Toute concession doit revêtir obligatoirement l’apparence d’une décision bienveillante, apparaître comme l’émanation de la générosité personnelle du «mâle le plus dominant parmi les dominants». Les ingrédients de la tragédie de Ben Ali, qui sont l’insignifiance et la brutalité, font que ce qu’il réclame du peuple, obéissance et soumission, il le demande comme un dû, un acquis de droit divin sacré et inviolable. C’est un homme du passé, du passé historique en général et de son passé personnel en particulier. Il n’a pas été longtemps à l’école mais a longtemps vécu dans les casernes. Or la Tunisie n’est pas une caserne et ne l’a jamais été. Elle est, au pire, une sorte de lycée ou d’université dans les recoins de laquelle s’aglutine une jeunesse instruite, responsable, ouverte sur le monde et consciente des défis et exigences de son époque. Au contraire du pays réel et bien vivant, le régime en place depuis 23 ans n’a jamais habité le temps du monde, l’époque actuelle et ce qu’elle requiert de tous pour réaliser une vie meilleure, digne et sans sacrifices atroces d’une partie de sa jeunesse.

Ce décalage entre le pays réel et ceux qui le dirigent fait partie du combustible qui nourrit le soulèvement d’un peuple contre l’insignifiance et la brutalité. Toute légitimité pour ce régime est perdue, depuis longtemps, toute confiance en ses promesses a été épuisée, depuis longtemps aussi. Pour les observateurs qui suivent la réalité tunisienne, le bouleversement actuel aurait du se produire au moins dix ans plus tôt. Les politiques de terreur qui ont secoué la planète, avec Georges Bush et la droite américaine, ont permis de retarder cette échéance. Mais comme on peut le voir aujourd’hui, il n’aura fallu que le geste sans bavure et sans appel, posé par un homme sans malice mais ô combien noble et courageux, qui, dans la noirceur ambiante a distingué le bouton d’allumage, le bâton d’allumette, pour enflammer tout le pays, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, depuis le 17 décembre 2010. Cet homme s’appelle Mohammed Bouazizi de Sidi Bouzid. Tout le pays s’est soulevé comme un seul homme, une certitude s’est emparée des exclus et des autres : c’est le temps de changer de vie, c’est le temps d’arracher les libertés, toutes les libertés confisquées.

Ils se sont mis en marche contre tous les oppresseurs et les usurpateurs quel que soit leur nombre, quels que soient leurs moyens de réplique, le citoyen a divorcé avec la peur, il veut en finir avec son instrument.

Le mouvement, de compassion et de solidarité, a été spontané comme une simple déduction de bon sens et d’instinct, tirée du réel.

Après tout, ce qui est arrivé à Bouazizi peut arriver à tout le monde, à tous les sans travail, sans pistons, sans rêves ni destinées, il y en a plein les cafés. La douleur sincère pour le sort du jeune père de famille devient indissociable d’une indignation profonde envers le régime, ses clans, ses petites mafias et ses méfaits. Puis le gouvernement défaillant, habitué à ne rien voir ni entendre des cris de détresse, trop sûr de ses moyens et de ses méthodes, aveugle devant la réalité sociale de la population, va jeter encore plus de combustible sur le feu qui embrase déjà les cœurs et les esprits.

Vers où nous allons?

Le mouvement populaire spontané dans son déclenchement, restera spontané dans son évolution et son déploiement. Cette affirmation tirée du réel ne signifie pas qu’il se limitera à l’expression de slogans et de cris de rejet de la dictature. Au contraire il est dynamique, fécond et riche de sa liberté par rapport aux organisations et les structures d’encadrement qui pourraient le détourner de son cours. Désormais la révolte spontanée se nourrit de l’action du régime lui-même, que celle-ci soit de répression ou d’apaisement. La répression relance l’action populaire qui vise à la faire reculer ou cesser. La répression augmente le nombre des participants à la révolte en amenant vers ses rangs plus de personnes et plus de revendications latentes que le régime a pris coutume d’ignorer. Les mesures d’apaisement sonneront faux, désormais, elles sont le signe qu’enfin la rue a une prise, un impact sur une machine froide et sans âme qui a broyé les rêves de sa jeunesse des années durant. Les promesses ne signifient plus rien de fiable pour réparer des dégâts accumulés sur plus de deux décennies. L’homme est un menteur. Le rappel des échecs répétés du passé, confirment la pertinence, la nécessité et l’urgence de l’effort à consentir pour mettre un terme final à ce qui a trop duré, la dictature de Ben Ali et de son entourage.

Un destin grandiose

L’activité spontanée n’a pas de chef ni d’objectif préétabli ce qui la rend plus dangereuse pour les régimes contestés, bien plus que les formes de lutte traditionnelles comme les grèves et les protestations organisées. Dans ces cadres traditionnels les mots d’ordre, les slogans, les objectifs et les étapes, sont décidés d’avance. Les organisateurs de ces mouvements se donnent pour responsabilité de circonscrire tout débordement, voire tout mot d’ordre non programmé. À l’heure actuelle, en Tunisie, le mouvement se poursuit en dehors de ces contraintes. Il y a peu de chance, voire très peu, pour qu’une organisation quelconque vienne prendre la direction de ce mouvement aux foyers multiples, pour lui dicter une limite. C’est la nouveauté du soulèvement tunisien, improvisation et spontanéité vont ensemble et tout indique aujourd’hui qu’un retour vers le statu-quo anté est simplement impossible. Un nouvel état de situation existe, l’édifice érigé par le dictateur est en train de se fissurer et de craquer sous le poids du doute quant à l’issue de la confrontation avec un peuple sans peur et sans contraintes d’aucune sorte. Ce n’est pas l’anarchie, la culture millénaire, les valeurs de respect de dignité de solidarité et de fraternité sont un acquis social préservé contre la dictature et ses menées d’acculturation et de déracinement identitaire. Des valeurs nobles qui ont traversé les siècles garantissent le présent de ce soulèvement et et le futur de la Tunisie et de son peuple.

À cet égard l’inplication de n’importe quelle force étrangère de répression ne sera que veine et sans effet. La fissuration de la dictature ne manquerait pas de paralyser les appareils de l’État, ceux, en particulier, chargés de la répression tout comme les autres qui complètent son ossature. Si d’aventure une puissance étrangère se porte à la rescousse de sa médiocre créature pour la protéger du peuple, ce serait un événement qui précipiterait la révolution populaire. Ce geste impensable apporterait au peuple un renfort de forces militaires et policières dissidentes, il soulèverait le reste du monde contre sa politique et son action. La lutte du peuple tunisien pour la liberté, la justice, le travail et la dignité va triompher du dictateur malgré et peu importe les appuis étrangers et leur espèce.

La spontanéité du mouvement des masses reste encore garante de son extension et sa continuité. Elle réduit la marge de manœuvre du dictateur et de son entourage de requins qui finiront par le sacrifier. Ils diront alors qu’il était la source de leurs malheurs, la cause unique des problèmes et qu’ils ne l’avaient jamais envisagé comme partie de la solution. Ce sera conforme à leur nature de menteurs.

Dès lors qu’une partie de cette classe politique piteuse, avec la variété de ses secteurs, fera apparaître son désaccord avec la main de fer du régime, parce que neutralisé par les masses et rendue inefficace face au mouvement populaire, il n’y aura plus de régime Ben Ali. Ce sera Nismit el horriya, Mabrouk ya bladi. Le changement radical deviendrait réalité.

Le futur est moins incertain que le passé

Tous ceux qui prétendent encore et toujours que l’opposition tunisienne n’est pas une alternative crédible, devront se taire.

Les hommes et les femmes qui n’ont jamais plié devant le tyran et sa terreur durant la totalité de son règne, ces hommes et ces femmes sont ce qu’il y a de plus honorable et respectable parmi les intellectuels et les instruits et honnêtes gens de ce pays. Ils sont à la disposition du peuple en marche. Ils sauront nettoyer le pays de toute la crasse dont l’a comblé le médiocre militaire, sa famille et ses proches. En Tunisie je ne citerais que Mohammed Abbou et Radhia Nasraoui qui pourraient constituer un gouvernement de transition avec la garantie que le mouvement social se reconnaîtra en eux. Mais Marzouki, Chebbi, Jribi, Hammami, Larayedh, Hajji, Ghannouchi, Ben Sedrine et autres cadres syndicaux, des centaines d’autres, sont autant d’hommes et de femmes dignes, probes, courageux et compétents. Si notre pays a besoin d’une chose c’est bien de la fin de la dictature, l’avenir de la Tunisie ne sera jamais aussi horrible que son passé non lointain. Le temps du monde et l’évolution des peuples à travers l’univers où nous vivons, nous indiquent le chemin. Le peuple tunisien a besoin d’hommes et de femmes de la trompe d’un Lula ou d’un Mandela, nous avons besoin des meilleurs et il y en a beaucoup parmi lesquels choisir.

L’opposition marginalisée, laminée, étouffée, emprisonnée, torturée et affamée, par Ben Ali et sa propagande, reste vivante au service du peuple en révolte elle est un réservoir des meilleures ressources humaines. Toutes autres prétentions sont propagande et brouillage. L’opposition dans la diversité de ses composantes reste le meilleur allié du peuple, elle est celui qui protégera ses acquis et défendra les fondements démocratiques et populaires qu’il aura choisi.

Un nouvel ordre politique, social, culturel et économique devra voir le jour d’ici peu. Il serait accouché sur les décombres de la dictature et du néocolonialisme qui ont étouffé la Tunisie et la vaste majorité de ses habitants. Les conditions de ce dénouement pourraient comporter d’autres sacrifices et d’autres destructions de la part d’un dictateur et sa clientèle, locale et étrangère, aux abois. L’on ne devrait pas oublier cependant que comme tout accouchement la douleur atroce restera supportable parce qu’elle est chargée de délivrance pour la mère (patrie) et de bien des espoirs pour le nouveau-né, l’ordre nouveau.

Vive le peuple tunisien, Vive la révolution de la jeunesse!”

Texte rédigé par : Abdallah Rihani,
Politologue, Montréal, Canada
Abdallah.rihani@Umontreal.ca