Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Dans les quelques jours qui précédèrent et suivirent le 14 Janvier, les Tunisiens étaient devenus extraordinairement proches les uns des autres, extraordinairement fraternels et solidaires. Mus par une sorte d’instinct infaillible, ils semblaient savoir ce qu’ils voulaient et le chemin à prendre pour y parvenir. En un sens, chacun avait remis sa vie et sa mort entre les mains de chacun. Aujourd’hui, cette cohésion héroïque est malmenée, menacée par des comportements inconséquents ou irresponsables. Le doute et la méfiance se sont installés dans l’esprit de beaucoup de nos compatriotes, qui donnent l’impression de ne plus être d’accord sur rien.

Les questions qui se posent inévitablement dans une période de transition révolutionnaire elles sont innombrables puisqu’elles concernent tous les aspects de l’existence nationale, ces questions ne sont plus perçues comme des occasions de débat, permettant de préciser les objectifs et de réunir les masses les plus larges autour d’un programme cohérent de changement social. Elles se sont transformées en disputes et en querelles sans fin, en motifs d’accusation et de dénigrement réciproques. Ces nouvelles attitudes ne peuvent pas contribuer à clarifier les idées et souder les rangs ; elles ne servent qu’à brouiller, à séparer, à opposer et à exclure.

Lorsqu’ils sont interrogés sur cette évolution inquiétante, certains milieux intellectuels et politiques commencent évidemment par la déplorer… tout en la justifiant immédiatement après. De fait, à leurs yeux, tout se passe comme si l’unité de la population, nécessaire lorsqu’il s’agissait de faire chuter la dictature, ne l’est plus maintenant que l’objectif est atteint et qu’il s’agit désormais de faire jouer la “compétition” démocratique. Pour eux, à la limite, trop mettre l’accent sur l’impératif d’unité serait même malvenu, dans ce nouveau contexte. La démocratie ne cherche pas l’unanimité, ajoutent-ils, elle s’exprime à travers des majorités, qui s’obtiennent par la mise en concurrence des forces en présence.

On ne sait trop s’il faut rire ou pleurer de ces rationalisations au rabais. Quoi qu’il en soit, la rengaine s’est répandue, ces dernières semaines, comme une maladie contagieuse. Il est temps d’y mettre le holà et de placer les protagonistes devant leurs obligations. Comment ? En rappelant cette vérité élémentaire : la révolution tunisienne n’est pas achevée, elle n’est qu’au début de sa course. L’ancien régime est toujours en place, malgré les coups qui lui ont été portés. Et les quelques résultats positifs obtenus jusqu’à présent par le soulèvement populaire n’ont encore rien d’irréversible ni de définitif. Dans ces conditions, l’unité politique de la population est toujours essentielle, et le restera longtemps encore, pour mener l’entreprise révolutionnaire à son terme. En d’autres mots : l’unité n’est pas une option possible, c’est une nécessite vitale, un impératif stratégique.

La société tunisienne, comme n’importe quelle autre, est composée de couches, de groupes, de catégories, de classes, de courants, de tendances, etc., dont les visions sont différentes et peuvent être parfois très éloignées les unes des autres. Spontanément, chacun regarde le monde à partir de lui-même et de ses préférences. Dans les derniers temps du régime Ben Ali, toutes les composantes du corps social se sont dressées contre le pouvoir, parce que celui-ci les opprimait toutes et qu’il les lésait. Il lésait les régions de l’intérieur parce que sa politique économique ne les prenait pas en compte. Il lésait les chômeurs et les jeunes diplômés sans-emploi parce que sa politique se désintéressait du développement national. Il lésait les salariés parce qu’il avait inscrit son action dans un environnement libre-échangiste qui ne leur reconnaissait plus aucun droit. Et il lésait les chefs d’entreprises, les honnêtes comme les moins honnêtes, parce que les exactions de la famille régnante n’épargnaient personne.

Contre cette calamité qui les frappait tous sans distinction de rang ni de fortune, les Tunisiens ont fini par se dresser en bloc, pour ne plus former qu’un seul poing serré, tendu par une volonté unique : débarrasser le pays de l’engeance qui le gouvernait. Ils ont osé lutter et osé se battre. Et ils ont vaincu, gagnant le droit de vivre libres et ouvrant une nouvelle page d’histoire pour eux et pour l’ensemble des Arabes, dont les divers pays connaissent des situations similaires.

Dans cette confrontation avec une dictature impitoyable, les Tunisiens se sont littéralement reconstitués comme peuple et comme communauté. Ils se sont battus comme s’ils ne formaient plus qu’une seule cellule immense, un seul homme. En exil dans une ville du sud de la France depuis 1995, je n’ai pas vécu, parmi mes concitoyens, ce moment de passion brûlante, cet instant de communion sacrée, où des multitudes, séparées et dispersées, se retrouvent et se reconnaissent et, par le fait même de la révolution qu’elles font lever en elles, se transforment en pouvoir souverain, seul détenteur de l’autorité légitime. Je n’ai pu vivre cet avènement en y participant de mes propres mains une espérance nourrie pourtant depuis ma première jeunesse. Mais de retour à Tunis fin janvier, j’ai pu en ressentir l’éclat dans les yeux des enfants et des jeunes d’aujourd’hui. Et j’en ai été comblé et apaisé.

Aussi belle, aussi émouvante, aussi formidable qu’elle ait été, cette période d’unité fusionnelle des Tunisiens est désormais derrière nous. Et elle ne reviendra pas, sinon de manière fugace. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes plus dans l’acte inaugural de conquête de la liberté. Parce que la révolution est un processus sinueux et torturé, où les moments de fraternisation universelle sont l’exception et jamais la règle. Et parce que les combats qui se dressent devant nous seront plus difficiles et acharnés que ceux déjà engagés et gagnés.

En janvier 2011, les Tunisiens se sont retrouvés pour abattre la dictature malfaisante de Ben Ali ; ils doivent dorénavant passer de la destruction de l’ancien à la construction du nouveau. C’est-à-dire passer d’une activité simple à une activité complexe. La destruction est une activité simple parce que l’objet à détruire est connu et repéré avec certitude. Ce n’est pas le cas avec la construction : le nouvel objet à créer n’est pas connu et n’est pas aisément identifiable.

C’est ici que nous retrouvons le problème des divisions sociales. Chaque groupe, chaque couche, chaque catégorie, chaque classe projette spontanément sa propre vision et ses propres calculs, sans doute aussi ses propres fantasmes, sur le nouvel objet à construire. Chacun veut que l’on édifie la nouvelle société le nouveau régime politique, le nouveau système économique, les nouvelles références culturelles, la nouvelle articulation sociologique, selon l’image idéalisée qu’il se fait de son propre intérêt, présenté en l’occurrence comme l’intérêt général.

Après le 14 Janvier et la fuite honteuse du dictateur, on a vu ainsi son Premier ministre Mohamed Ghannouchi faire formellement allégeance à la révolution, chercher ensuite à canaliser la colère de la rue contre le seul clan familial de Ben Ali, et s’efforcer de ramener le changement politique à l’élection d’un nouveau président de la république, au nom du respect d’une soit disant continuité constitutionnelle. En clair : donner un os à ronger, sans toucher au système.

Les manœuvres n’ont pas été le fait des seuls adversaires de la révolution. D’une certaine manière, les tentatives de récupération ont aussi concerné plusieurs des acteurs de la révolution, ceux qui s’y sont impliqués dès le début comme ceux qui ont rallié le courant pour faire bonne figure. On a donc vu des responsables de partis d’opposition rejoindre le gouvernement Ghannouchi le cautionner, puis accuser ceux qui dénonçaient leur défection de faire courir de graves dangers à la démocratie naissante en livrant le pays, par intransigeance, à un inévitable coup d’Etat militaire. Le chantage à la peur visait à casser l’élan populaire, tout en profitant pour soi des espaces de pouvoir qu’il avait dégagé. (Mais peut-être avaient-ils réellement peur, et peut-être qu’elle les aveuglait au point qu’ils ne pouvaient plus comprendre que la population ne se laisserait pas impressionner par leurs petites trahisons ?)

Après ces épisodes peu glorieux, et vite clos, on allait assister à une véritable déferlante d’actions revendicatives de toute sorte. On a vu des chefs d’entreprise exiger une “plus grande flexibilité du travail”, et on a vu des ouvriers réclamer des hausses de salaires et le licenciement des patrons. On a vu des paysans pauvres s’emparer de terres qui ne leur appartenaient pas et de gros exploitants agricoles faire pression sur les autorités pour récupérer les terres domaniales. On a vu des chômeurs réclamer des emplois “tout de suite” et des habitants de régions défavorisées exiger des réparations immédiates… et on a vu des ministres leur promettre qu’ils allaient s’en occuper sans tarder. On a vu des fonctionnaires refuser leurs anciennes hiérarchies et celles-ci se défendre en rappelant la compromission de tout le monde avec le RCD. On a vu des partis dénoncer les intérêts étrangers et d’autres partis expliquer que le pays ne pouvait pas se développer sans s’ouvrir aux capitaux extérieurs. On a vu des laïques entrer en guerre contre les islamistes, en les présentant comme des suppôts de l’obscurantisme, et on a vu des islamistes accuser en retour les laïques d’être les suppôts du diable. On a vu des “femmes démocrates” réclamer l’égalité dans l’héritage, tandis que des “femmes voilées” réclamaient le droit de porter le voile…

Bref, on a eu à supporter tout et son contraire. La chape de plomb qui étouffait les demandes populaires (sociales, économiques, idéologiques) s’était brisée et les réclamations fusaient par rafales entières, dans une cacophonie indescriptible. On dira que les débordements sont inévitables en période d’effervescence révolutionnaire. Sans doute. Il faut néanmoins garder un minimum de lucidité.

Je ne veux pas mettre tout le monde dans le même sac, ni discuter du bien-fondé dans l’absolu de telle ou telle initiative, mais m’en tenir à une appréciation générale de la situation. Les manifestations rapportées ici ont une caractéristique majeure commune : elles sont de nature “corporatiste”. Elles défendent des intérêts particuliers, catégoriels. Et elles le font de manière “opportuniste”, dans le sens strict du terme : on exploite des circonstances qui paraissent favorables “opportunes”, pour améliorer sa position, et rien qu’elle. Dans la mesure où le gouvernement provisoire paraissait faible et désemparé, chacun a du se dire que c’était le moment ou jamais de faire avancer ses propres pions. Que l'”opportunité” ne se représenterait peut-être plus.

Lorsqu’ils se laissent prendre dans un tel engrenage d’enchères et de surenchères, les acteurs oublient deux principes essentiels, dont le respect est indispensable à la poursuite victorieuse du processus révolutionnaire. Premier principe : chaque groupe particulier a des devoirs par rapport à lui-même, mais il a aussi des obligations vis-à-vis de l’ensemble de la communauté. Deuxième principe : il faut donner du temps au temps ; autrement dit, accepter de hiérarchiser les demandes, établir des priorités, fixer des calendriers sortir du “tout, tout de suite” et se projeter sur l’avenir.

Lorsque l’on néglige ces règles de base, qui sont aussi des règles de prudence, on tombe dans ce que les jeunes appellent le jeu perso. Beaucoup parmi nous sont tombés dans ce jeu perso, cela à un moment où les Tunisiens venaient juste de commencer à apprendre à jouer collectif. Ce qu’il faut ajouter, pour compléter le tableau, c’est que les différents adversaires ne disposent ni des mêmes cartes ni des mêmes atouts dans un jeu perso. Répétons-le. A l’heure actuelle, alors que la révolution entre dans son cinquième mois, le système Ben Ali demeure encore largement en place. Je ne parle pas du seul appareil répressif, je pense surtout à la composition des cercles dirigeants, à la nature des choix de politique économique, à l’orientation de la politique étrangère, à l’influence de certaines ambassades, etc. Sur tous ces plans, il n’y a eu aucune rupture significative depuis le 14 Janvier. Dans ces conditions, où rien de décisif n’a encore été accompli, s’amuser à parler et à revendiquer au nom de sa seule corporation, expérimenter sa liberté d’expression toute fraîche en se fichant du voisin c’est diviser le camp populaire, c’est faire le jeu de l’ennemi principal.

C’est d’autant plus vrai que la plupart des disputes où l’on se déchire aujourd’hui sont, sinon suscitées, du moins largement utilisées et exploitées par ceux qui sont toujours aux commandes. Ceux-là savent c’est le fruit d’une longue expérience que pour rester en place et préserver leurs privilèges, rien n’est plus indiqué, par temps d’orage, que de donner l’impression de céder tout en s’employant avec méthode à diviser les rangs des opposants.

Le phénomène de la multiplication des partis politiques auquel nous assistons nous avons passé le cap des 50 partis reconnus et ce n’est pas fini s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans cette optique. Cela indépendamment des intentions subjectives des uns et des autres. A court terme, cette explosion partisane va accentuer la fragmentation et accroître le vacarme et la confusion.

Comment sortir de cette foire d’empoigne ? Comment éviter les basses polémiques et les faux clivages ? Comment empêcher le débat public de sombrer dans l’outrance, la provocation et l’hystérie ? Comment raisonner ces “libéraux”, par exemple, qui annoncent une imminente dictature bolchévique, ou ces “progressistes”, qui redoutent d’être submergés par la vague intégriste, ou encore ces “islamistes”, intimement convaincus de l’existence d’un complot maçonnique visant à supprimer toute référence à l’islam en Tunisie ? Comment ramener tous ces compatriotes ils sont nombreux à une plus juste perception des choses ? Comment les persuader que leurs inquiétudes ne sont pas aussi fondées qu’ils le pensent, et que l’agitation permanente qu’ils entretiennent aujourd’hui ne réduit pas les menaces réelles qui pèsent sur nos têtes, mais au contraire les accroît et les alimente ?

Pour commencer à redresser la situation, il faut revenir aux fondamentaux. C’est-à-dire revenir à ce qui constitue le sens véritable, la visée essentielle de la révolution, afin d’en tirer des principes directeurs, non seulement pour pacifier nos relations aujourd’hui, mais également pour préciser le mode d’organisation sociale que l’immense majorité des Tunisiens voudraient voir s’établir après la liquidation du système Ben Ali. La préservation de notre unité actuelle me semble, en effet, directement conditionnée par l’étendue des convergences que nous saurons réaliser autour du projet de société à construire. La définition d’un tel projet représente la tâche collective la plus urgente à laquelle s’atteler.

La révolution n’est ni une énigme, ni une nouvelle divinité ; nous n’avons ni à déchiffrer ses mystères ni à interpréter ses décrets. Mais sa matrice est féconde. Notre révolution a déjà résolu, dans la pratique, la plupart des questions qui nous tourmentent. Il reste à expliciter ses réponses par le travail de la pensée, par le discours et une patiente pédagogie.

En s’attaquant au système Ben Ali en tant que système et non pas à ses seules excroissances claniques et maffieuses, les Tunisiens ont clairement indiqué ce vers quoi ils tendaient : établir la pleine souveraineté du peuple sur lui-même et sur son destin. Dans un monde arabe marqué par la division, la dépendance et la tyrannie, une révolution de ce type n’a rien d’un ovni tombé du ciel. C’est la dernière étape en date d’un long processus d’émancipation démocratique et national, qui a commencé à se généraliser dans les années vingt du siècle dernier, qui est passé par la création d’États formellement décolonisés dans les années 1940 et 1950, et qui culmine aujourd’hui dans ce que les journalistes appellent le “Printemps arabe” : l’éclosion pratiquement simultanée de soulèvements populaires de masse dans une région devenue, depuis les années 1970, la principale “zone des tempêtes” de la politique mondiale.

Dirigée contre la dictature intérieure, cette révolution arabe est d’abord démocratique. Et elle est vécue et ressentie d’abord comme telle par ses propres artisans. Mais évoluant dans un contexte de dépendance, elle est aussi, et de manière peut-être plus profonde encore, une révolution nationale, parce que l’indépendance à l’égard des puissances extérieures est la première condition de la souveraineté d’un peuple sur lui-même. Les slogans de la révolution tunisienne sont d’ailleurs là pour l’attester. Si “Ech-chaab yourid iskaat el-nidham” était certainement le mot d’ordre le plus largement répété en décembre et janvier derniers, celui qui venait juste après par sa fréquence était le fameux “El khobz oual hourriya oual karaama el wataniya”.

C’est de la notion centrale de souveraineté populaire qu’il faut donc tout faire dériver. Il s’agit, en d’autres mots, de traduire concrètement ce principe de souveraineté dans toutes les dimensions de notre vie collective, notamment dans trois domaines décisifs : la politique, l’économie et la culture.

Concernant le premier point, le domaine politique, la percée effectuée est remarquable. En dépit de toutes les insuffisances constatées, malgré aussi les revers ponctuels qu’ils ont pu connaître depuis le 14 Janvier, les Tunisiens ont néanmoins réussi à imposer, de haute lutte, un véritable consensus national autour de l’objectif stratégique de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Nous sommes là bien loin de la parodie de démocratisation à laquelle voulait nous plier le premier gouvernement Ghannouchi : une simple élection présidentielle, dans le cadre de la constitution de 1959. La révolution aurait irrémédiablement avorté si l’on s’était laissé abuser. On se serait retrouvé avec un nouveau président, sans doute confortablement élu, mais disposant d’un pouvoir absolu et de prérogatives illimitées. On aurait été bien avancé ! Mais la manœuvre a été mise en échec. A travers une succession d’épreuves de force (Kasbah I et Kasbah II), le peuple et la jeunesse sont parvenus à imposer leur propre vision du changement suspension de la constitution de 1959, dissolution des chambres, élaboration d’un nouveau code électoral, élection d’une nouvelle assemblée constituante avec, comme effet immédiat, la disparition des structures du pouvoir provisoire actuel.

Cette nouvelle constituante, élue au suffrage universel, va réunir des représentants du peuple qui auront la responsabilité d’élaborer, en son nom, la prochaine organisation politique de l’Etat et le régime des libertés individuelles et publiques. Sur le plan des principes démocratiques, cette orientation est la formule la plus conséquente et la plus aboutie pour en finir réellement avec la dictature et construire, pour la première fois dans notre histoire moderne, un véritable pacte républicain. Un pacte qui jouira, dès lors, d’une réelle légitimité populaire et qui, par le fait même, obligera toutes les parties, aussi bien dans la société que dans l’Etat.

L’objectif ainsi défini reste encore virtuel : les élections n’ont lieu que le 24 juillet. D’ici là, bien des pièges devront être déjoués. Mais la perspective qu’il dégage représente d’ores et déjà un accomplissement majeur, qui fait de notre révolution non seulement la première dans le monde arabe aujourd’hui du point de vue de la chronologie, mais aussi la plus avancée par sa radicalité et son authenticité démocratique.

La république démocratique comme forme d’organisation de la liberté politique est le cadre idéal de l’exercice de la souveraineté populaire. Mais réduite à cette seule expression, elle n’est rien d’autre précisément qu’un cadre, ou encore une enveloppe, un contenant. La chose en elle-même est importante, mais il y a beaucoup plus important : c’est le problème de savoir quel contenu, quelle substance, quelle matière réelle on va mettre dedans. Je veux bien sûr parler ici des rapports sociaux, du système économique et des références intellectuelles et morales de l’Etat.

Or l’on observe que c’est paradoxalement sur ces questions de contenu et de substance donc sur les questions les plus déterminantes pour l’avenir de la révolution que le débat public en Tunisie reste le plus obscur et le plus médiocre. Cela ne veut pas dire que ces sujets ne sont pas abordés. Ils le sont, au contraire, et de plus en plus fréquemment. Mais les controverses qu’ils suscitent demeurent bornées, superficielles, et leur ton est de plus en plus dogmatique et violent. La fitna menace.

Il devient donc urgent de les aborder sans détour, d’en rappeler les enjeux et d’engager une vraie discussion de fond. Je reviendrai, dans un prochain texte (Bourguiba, l’islam, la laïcité et les Tunisiens), sur le problème des références culturelles. Pour l’instant, je souhaite attirer l’attention sur les changements économiques et sociaux que la population est en droit d’attendre du processus révolutionnaire en cours. Au préalable, rappelons encore une évidence : une révolution, ce n’est jamais le simple remplacement du personnel dirigeant de l’Etat ; pour cela, un vulgaire putsch militaire suffirait. Seule mérite la qualification de révolution une transformation globale des structures du pays, qui entraîne une configuration nouvelle de l’économie et une nouvelle répartition des ressources et des revenus. Une révolution véritable, ce n’est pas d’abord un paysage politique différent ; c’est avant tout et par dessus tout un paysage économique et social différent.

Cette évidence rappelée, posons la question classique : quelle est la cible de la révolution tunisienne et quelles sont ses forces motrices ? Pour le dire autrement : quelle est l’assise de classe du régime Ben Ali et quelle sont les composantes sociologiques du camp révolutionnaire ?

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