Une Tunisienne teste une urne lors d'un vote fatice , dimanche dernier © Reuters

Dans une conférence de presse donnée il y a quelques jours, le président de l’Instance Supérieure Indépendante Pour les Elections (ISIE) Mohamed Kamel Jendoubi (chargée de mettre en place les premières élections libres en Tunisie), a annoncé les dernières dispositions avant le scrutin tant attendu du 23 octobre. Il s’est montré optimiste quant à la participation des Tunisiens dans ces élections. Les chiffres évoqués lors de cette conférence de presse sont sans équivoque: avec plus de 11 000 candidats en lice, et près de 1600 listes sur toutes les circonscriptions, la mobilisation des Tunisiens dans la vie politique après 14 janvier est exceptionnelle.

Entre indécision et désillusion

Cependant, malgré cette liesse pour l’engagement politique, et même si plus de cinq millions d’électeurs se sont effectivement inscrits sur les listes électorales, combien se déplaceront réellement aux urnes le jour J? Un sondage d’opinion réalisé en septembre par l’Institut de Sondage et de Traitement de l’Information Statistique (ISTIS) révélait que 72 % des Tunisiens avaient l’intention d’aller voter le 23 octobre mais que, parmi eux, seuls 34 % savaient pour qui ils voteraient et pour 47 % d’entre eux ce choix n’était pas définitif.

L’ISIE avait eu beaucoup de mal à mobiliser les Tunisiens à l’inscription sur les listes électorales, du fait de l’indécision due à plusieurs facteurs: la multiplicité des partis, la faible confiance qu’ils inspirent, le flou et la confusion qui régnaient autour des programmes et l’ignorance du rôle et des enjeux de l’Assemblée Constituante. L’ISIE a eu également une grande responsabilité dans le flou qui a entouré le processus électoral. Donnant toujours l’impression de rattraper un train qui allait trop vite pour elle, l’Instance n’a pas réussi à imposer une feuille de route. Sans oublier que la situation sécuritaire, les discordes au sein du gouvernement et de la HIRP*,et les débats sociaux instrumentalisés qui ont orienté et canalisé l’opinion publique n’ont certainement pas contribué à asseoir l’autorité de cette Instance.

Aujourd’hui, la situation n’est guère plus encourageante. Force est de constater que, à moins d’une semaine du scrutin, rares sont ceux qui sont réellement convaincus par un choix de vote. Entre vote par défaut, vote contre les islamistes, vote pour un programme économique et social, vote utile, certains oublient que l’enjeu principal de cette Assemblée Constituante est l’écriture d’une nouvelle Constitution qui préservera les libertés de chacun et évincera tout retour possible de la dictature. Plusieurs personnes affirment qu’ils n’iront pas voter le 23 octobre, c’est le cas de la blogueuse Lina Ben Mhenni qui, contre toute attente, a publiquement affiché son boycott à ces élections (voir ici son message sur Facebook). Elle fait partie de ceux qui considèrent que ces élections ne changeront rien, qu’il faut nettoyer le système de toute sa pourriture avant de commencer à reconstruire. D’autres considèrent que les jeux sont faits d’avance et que leur vote ne changera rien en définitive. Enfin, beaucoup continuent d’être déçus par le paysage politique qui divise plus qu’il ne rassemble.

Campagnes de sensibilisation

Face à l’indécision et au doute des électeurs, les initiatives pour sensibiliser les Tunisiens au vote fusent. Sur le terrain, le Bus Citoyen, initiative lancée par des associations et des indépendants, a sillonné plusieurs villes afin d’apporter aux citoyens des clés de compréhension du processus électoral et leur expliquer des notions qui restent floues pour une grande part de la population. Dans la ville de Sousse, la caravane baptisée «fête de la démocratie» tente aussi de sensibiliser les citoyens à l’importance du vote.

Sur Internet et dans les médias, l’ISIE a également lancé une campagne nommée «la Tunisie Vote » à travers des affiches déployés sur toute la Tunisie et un spot diffusé sur les télés nationales.

Des artistes tunisiens se sont également mobilisés en composant un véritable hymne patriotique «Enti essout» (Tu es la voix). L’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) a également lancé une campagne de sensibilisation pour le vote des femmes à travers deux spots télévisés:

Le message est clair: «Ne laisse personne prendre ta voix. Le 23 octobre, vote là où tu trouveras ton intérêt».

D’autres associations essaient d’apporter leur contribution dans ce processus électoral en aidant les Tunisiens à confirmer leur choix de vote. Ainsi, plusieurs comparateurs de partis politiques ont fait leur apparition sur la toile: l’application « pour qui voter» de l’association Les Cahiers de la Liberté, l’électionnaire du site Ikhtiar (choix), le comparateur de programmes politiques de Ajidoo, l’application tunivote ou bosala. En se basant sur les programmes politiques des partis, ces différents comparateurs permettent d’orienter le citoyen vers les partis qui correspondent le plus à ses propres visions.

Malgré toutes ces initiatives et la mobilisation de la société civile, l’indécision demeure et représente un réel danger pour l’issue du scrutin. Elle peut, en effet, déboucher soit sur un fort taux d’abstentionnisme, qui mettra en cause la légitimité d’une Assemblée constituante non représentative, soit sur un choix non réfléchi, totalement arbitraire et qui sera plus fonction de la visibilité des partis sur la scène politique que d’une réelle identification aux valeurs portées par ces partis.

Cependant, avec plus de 1600 listes électorales et plus de 100 partis créés depuis le 14 janvier, l’indécision que vit aujourd’hui le Tunisien ne provient pas réellement d’un vide idéologique mais plutôt d’un remise en question du Tunisien sur ses propres aspirations. Après 50 ans de parti unique, d’infantilisation, de vide politique, le Tunisien cherche aujourd’hui à se connaître et à se situer par rapport à la Société. Ces élections représentent donc avant tout un véritable défi identitaire. Qui est le Tunisien aujourd’hui? Quelle est la place de l’Islam dans sa vie? Quel rapport veut-il instaurer avec l’Etat? Quelles sont ses préoccupations majeures? Quel est son rapport avec le monde occidental et le monde arabe? Autant de questions qui expliquent les dérives observées depuis plusieurs mois notamment sur les questions religieuses et parfois la bipolarisation de débats pourtant fondamentaux. Ces élections ne répondront certainement pas aux aspirations des Tunisiens ni à leurs préoccupations quotidiennes, mais elles représentent avant tout un pas majeur dans le long processus qui mènera les Tunisiens vers un projet de société commun et fédérateur, qui réconciliera le Tunisien avec son identité.

* HIRP : Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique

Article aussi disponible sur le blog Ma Tunisie sans Ben Ali
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