Rached Jaïdane brandissant la photo de Kaïs, son frère jumeau décédé.

Rached Jaïdane a décidé de porter plainte contre ses tortionnaires. Le code pénal tunisien, amendé en 1999, punit en effet de huit ans d’emprisonnement tout fonctionnaire public ayant fait usage de la torture dans l’exercice de ses fonctions. Une plainte qu’il n’a pu déposer qu’après la chute de Ben Ali. Avant, il y a fort à parier qu’elle n’aurait pas été instruite, ni même enregistrée. Au début d’un nouveau périple, il revient ici sur son calvaire.


Rached Jaïdane, vos problèmes ont commencé au début des années quatre-vingt dix, une période que beaucoup des révolutionnaires d’aujourd’hui n’ont pas vécue et ignorent totalement. Pouvez-vous retracer le contexte de l’époque ?

R. J.: En 1993, la position géopolitique du pays souffrait d’un bouleversement occasionné par les événements en Algérie, dits “guerre civile”. Le régime de Ben Ali cherchait la fuite en avant pour récupérer un peu de stabilité, vu l’instabilité du pays voisin. La situation des droits de l’homme en Tunisie était au plus bas, avec trente-mille prisonniers politiques.

L’affaire dite  de la “couscous connexion”  dans laquelle était impliqué Moncef, le frère du Président Ben Ali, a fait couler beaucoup d’encre dans la presse française. C’était une affaire de trafic de drogue et de blanchiment d’argent sur le sol français qui remontait à 1992. La justice française avait demandé l’extradition de Moncef Ben Ali. Pour se débarrasser du problème, il a fallu inventer une théorie de complot, un choix fait au plus haut niveau au palais de Carthage et de la direction de la Sûreté de l’Etat. Ce choix s’est porté sur douze personnes dont Salah Karker, un leader du parti islamiste, et de ses fondateurs, et trois autres personnes, indépendantes, dont moi-même. D’autres étaient déjà incarcérées.

 

Pourquoi ce choix, que représentait alors Salah Karker ? Pourquoi avez-vous alors été visé ?

 

R. J.: Une grosse affaire se fait avec de gros poissons. J’étais chercheur en mathématiques, Mohammed Mseddi et Mohammed Koussai Jaïbi, les deux autres indépendants, étaient respectivement commandant de bord à Tunis Air et docteur pharmacien. L’objectif restait Salah Karker, un militant islamiste qui avait obtenu le statut de réfugié en France. Il était l’ennemi numéro un de Ben Ali. Les termes du marchandage étaient les suivants : on vous livre Moncef si vous nous livrez Karker ! Mais c’était impossible car la loi en France interdisait de livrer un réfugié politique. Cette affaire de complot contre l’Etat est une pièce de théâtre orchestrée au plus haut niveau au palais de Carthage avec l’appui du ministre de l’Intérieur français de l’époque, Charles Pasqua. Ce dernier a reçu le paquet pour faire taire la presse française.

 

C’est en effet Pasqua qui a signé l’arrêté d’expulsion en urgence absolue de Salah Karker, qui n’a pu être exécuté comme vous l’avez dit. Karker a été depuis assigné à résidence et cette assignation a été levée au lendemain des élections à la Constituante de 2011 ! Mais revenons à vous ;

 

 

 

R. J.: J’ai été arrêté le 29 juillet 1993 à deux heures du matin. La veille, j’avais assisté au mariage de ma petite sœur. Des agents de la Direction de la Sûreté de l’Etat sont venus frapper à ma porte. Azzedine Jenayah en personne, le directeur de la Sûreté de l’Etat ! Ils ont confisqué mon passeport, une somme de deux mille dinars que j’avais économisés pour l offrir à ma sœur à l’occasion de son mariage. J’ai été conduit au troisième étage du ministère de l’Intérieur. Lors de cette nuit, j’en ai vu de toutes les couleurs. L’interrogatoire a duré dix huit heures sans interruption, sans répit. Des équipes successives d’enquêteurs aguerris dans les méthodes de torture n’ont pas cessé : bain, courant électrique, poulet rôti, bastonnade. J’ai passé quarante jours dans les caves du ministère de l’Intérieur. On m’a obligé à plusieurs reprises à signer des feuilles. Des équipes spéciales de la Présidence étaient présentes au cours des interrogatoires, la DST française aussi.

 

 

 

Comment l’avez-vous su ? Sur quoi portaient les questions et que disaient les fameux procès verbaux que vous avez du signer ?

 

R. J. Pour la DST française, je l’ai appris ultérieurement. J’ai été déféré devant le juge d’instruction de l’Ariana. J’étais passible de la peine de mort. Même le juge était affolé par cette pièce de théâtre. Il a refusé. Il y avait beaucoup de confusion et de contradictions. La pièce était mal orchestrée. Mais le 4 septembre 1993, j’ai été écroué à la prison civile du 9 avril à Tunis.

 

Comment s’est passée votre incarcération ?

R.J. Alors que ma vie ne tenait qu’à un fil, alors que jusqu’à aujourd’hui, je survis, eh bien en prison je n’ai pu voir un médecin qu’en 1996, c’est-à-dire au bout de trois ans. Il ne fallait pas voir un médecin à cause des traces de torture. J’avais demandé à maintes reprises au juge d’instruction de me faire examiner par une commission médicale, en vain. Des ordres avaient été donnés aux services pénitentiaires pour nous mater et nous rendre la vie difficile. Dès le premier jour, j’ai été battu par les agents pénitenciers. On a voulu me priver de la prière, ce que j’avais refusé bien sûr.

J’en ai vu de toutes les couleurs dans les prisons tunisiennes, nous étions battus à coups de matraques, enchaînés, cela rappelle l’inquisition au moyen-âge. Je suis resté en isolement pendant trois ans à cause de mes revendications. Je n’avais pas droit à un stylo, ni de lire les journaux. Je suis passé par neuf prisons en treize ans. Je me battais contre un régime mafieux. Je faisais la grève de la faim. En 2000, je suis tombé dans le coma.

 

Heureusement, grâce à la pression internationale, le Comité International de La Croix Rouge a pu nous rendre visite au terme d’un combat de douze ans. J’ai eu un entretien avec eux pendant trois heures. C’était une Australienne qui a eu les larmes aux yeux quand je lui ai raconté mon histoire. Elle m’a dit qu’elle avait servi à Abou Ghraïb en Irak, et qu’elle ne voyait pas de différence entre les pénitenciers tunisiens et ceux d’Abou Ghraïb.

 

Dans quelles conditions s’est passé votre procès ? Avez-vous eu droit à un avocat ? Avez-vous fait appel ? Qu’est devenu le groupe emprisonné dans la même affaire ?

 

R. J. En fait le procès n’avait dure que quarante-cinq minutes ; nos avocats se sont vus interdire de nous défendre ; ils avaient même été menacés. Après ma libération j’ai essayé pas mal de fois de rouvrir ce dossier mais en vain. Nous étions tous privés de nos droits civiques et empêchés de travailler. Bref, on n’avait pas les droits les plus rudimentaires.

 

A votre libération, avez-vous récupéré vos droits ?

R. J. Libéré au bout de treize ans, j’étais soumis à la pression des agents de la Sûreté. Je ne pouvais pas travailler. Mes amis avaient peur de me contacter. C’était une autre forme d’emprisonnement.

 

Vous avez eu votre carte d’identité ? Votre passeport ?

R.J. J’avais eu ma carte d’identité en 2006. Quant à mon passeport je ne l’ai obtenu qu’après la révolution du 14 janvier 2011. J’avais essayé à maintes reprises d’avoir mon passeport avant cette date pour revenir en France car j’avais l intention de reprendre mon doctorat que j’avais arrêté en 1993 suite à mon incarcération et de récupérer mon argent bloqué à la  BNP Paribas.

 

De quoi avaient souffert vos familles?

R. J. Ce n’est pas tout. Il ne faut pas oublier nos familles qui ont été ciblées à leur tour par les tortionnaires. Mon jumeau, Kaïs Jaidane, a été torturé à cause de sa solidarité envers moi. Il a été démis de sa fonction en 1996,-il était instituteur. Il a été torturé physiquement physiquement et moralement par la police de la région. Stressé, il a contracté un cancer du cavum. Il est décédé le six août 2006, six mois après ma libération. Il m’a raconté ce qu’il a subi. C’était de l’acharnement. Kaïs était ma moitié, c’était mon jumeau. Son décès est toujours une grande perte pour moi. Depuis, je …survis.

 

C’est aussi pour lui que vous portez plainte ?

R. J. Oui, et pour moi. Je porte jusqu’à aujourd’hui les séquelles, un œil éclaté, des fractures, une vie sexuelle altérée. J’ai porté plainte contre Ben Ali, Abdallah Kallel, l’ex ministre de l’Intérieur, Sériati et des tortionnaires de la Sûreté de l’Etat et des services pénitentiaires. Le médecin légiste est en train d’étudier mon dossier afin d’évaluer le taux d’invalidité physique et psychique.

Qu’attendez-vous de ce procès ?

R. J. Qu’on me reconnaisse le droit de vivre, le droit à la citoyenneté. Je veux voir mes tortionnaires passer en justice. Je veux aussi voir mon compte bancaire en France débloqué. Il avait été bloqué sous la pression des autorités françaises en 1993. Je tiens à ce que le procès soit équitable, y compris pour les tortionnaires. Par-dessus tout, je veux que soit connue et reconnue cette page sombre de l’histoire de la Tunisie.

J’espère qu’on me rende justice dans mon pays. Si tel n’était pas le cas je porterais plainte à la CPI (Cour Pénale Internationale).

Propos recueillis le 10 décembre 2011 par Luiza Toscane