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« Nous risquons d’être le pays des occasions perdues » déclarait il y a six mois Rached Ghannouchi sur les écrans de la télévision nationale. Il semble avoir décidé d’auto-réaliser sa propre prophétie ! Il semble résolument déterminé, coûte que coûte, à débarquer au panthéon des destructeurs d’espérance. Libre à lui ! Mais sans nous.

Nous, qui avons refusé toutes compromissions avec le régime du RCD. Nous, qui avons résisté aux assauts des rcdistes et dénoncé sans répit les infamies commises quotidiennement par les rhinocéros du RCD qui campaient à tous les étages et recoins du pays.

Nous, qui avons été exclus de toutes les façons imaginables de notre pays et pourchassés par les factotums du RCD, les policiers, les juges, les geôliers, les ambassadeurs, les consuls, les agents de l’ATCE, tous affiliés au RCD.

Nous, qui avons maintenu la flamme de la résistance et de l’espoir quand une bonne partie de la population sombrait dans l’indifférence et la résignation ; quand une partie de l’ «élite » fêtait la réélection de Ben Ali en 2009 et l’exhortait immédiatement à récidiver en 2014 ! Sans nous. Sans tous ceux qui ont rendu possible le départ de Ben Ali et l’opportunité offerte au peuple de construire une Nouvelle République et une autre conception du vivre ensemble en Tunisie.

Désormais, il est indéniable que les premiers responsables du pourrissement de la situation politique, économique et sociale que traverse notre pays sont les dirigeants, au sens large, des Institutions de la Transition démocratique.

Ils ont largement failli à leur mission de mise en place de l’appareil institutionnel de la Nouvelle République, largement failli à leur devoir de concertation et de rassemblement, largement failli dans la gestion des affaires de la Nation, largement failli à la rigueur éthique et morale qu’exige cette période cruciale de notre histoire.

La déconfiture du gouvernement provisoire est consommée. La déliquescence de la crédibilité de l’Assemblée Constituante est très avancée. L’irresponsabilité et la bêtise haineuse de certains membres du gouvernement ont parachevé de ridiculiser le Chef de l’Etat et d’atomiser son autorité symbolique ; autorité, justement symbolique, ô combien indispensable en période de crise telle celle que nous traversons ces jours-ci.

Les tentatives d’hégémonie du parti islamiste Ennahda – dont les tentacules vont des ligues d’instrumentalisation de la charité et de l’enseignement coranique aux ligues des gardiens de la révolution en passant par la multitude d’imams – et les déboires, sur tous les plans, du Gouvernement de la troïka ont aiguisé la défiance d’une large partie de la population à leur égard.

La déception et la défiance ont atteint un degré tel que la nostalgie désespérante et dégoûtante au profit de l’ancien pouvoir est désormais proclamée sans vergogne et même avec une arrogance doublée d’affront.

Nous sommes, à l’évidence, à bord d’un bateau ivre gouverné par un équipage halal. Les dirigeants du parti islamiste qui savent faire prévaloir l’intérêt national sur toute autre considération doivent prendre leurs responsabilités, aujourd’hui, s’ils veulent préserver leur crédibilité personnelle, la viabilité et la pertinence politique de leur courant pour les étapes qui viennent.

Ils doivent prendre leurs responsabilités opportunément pour ne pas donner raison à ceux qui les ont exclus ; et tort à ceux qui estiment qu’ils ont un rôle positif et crucial à jouer pour bâtir une démocratie qui donne de vraies chances de progrès, consolidés, à notre peuple et notre patrie. Demain, après un retour au 13 janvier 2011 ou une défaite électorale infligée par une coalition scélérate autour du noyau dur de l’ex-RCD, il sera trop tard pour très longtemps pour tous les patriotes.

L’UGTT-de- Farhat-Hached a tous les droits. Tous les droits de défendre son intégrité. Tous les droits de défendre son indépendance. Tous les droits de participer à la vie politique de notre pays par ses positions, ses propositions et politiques et économiques et stratégiques, par ses luttes et les choix de ses moyens de luttes et de mobilisations du peuple tunisien. L’UGTT-de- Farhat-Hached a tous les droits.

Pas l’UGTT de 2012, l’UGTT de 23 ans de prévarications et de compromissions avec le régime du RCD. Celle-là, elle a commis la faute de renoncer à organiser un congrès extraordinaire au lendemain du 14 janvier 2011.

Elle a légitimé a posteriori la politique et les comportements de ses dirigeants les plus contestables, et les a autorisés à achever leur mandat naturellement, comme si tout avait été au mieux dans le meilleur des mondes ! Il y a un chemin de croix à parcourir avant que l’UGTT ne retrouve son honneur et la confiance de la majorité significative du peuple.

Il y a un travail en profondeur à organiser pour que l’UGTT renoue avec le sens d’une éthique de la responsabilité élargie vers le futur, la clairvoyance tactique et stratégique qui définissaient originellement la centrale syndicale de Farhat Hached.

Elle doit entamer courageusement ce travail pour reconquérir sa place dans l’espace public, repenser radicalement son rang et son rôle dans le paysage politique qui se dessine. Elle doit se préparer aux batailles cruciales et meurtrières qui se précisent, malheureusement, pour notre pays.

Des batailles pour préserver le noyau dur de notre souveraineté politique, économique et culturelle. Des batailles pour préserver nos terres et la tradition de notre vivre ensemble spécifique. Elle doit s’y préparer justement pour participer efficacement à les éviter sinon à les contenir. Elle n’a plus droit à l’erreur. Elle n’a plus le droit de donner l’impression de répondre à un agenda ou des intérêts qui ne concernent point ceux qui ont tout à gagner de la réalisation, même partielle, des objectifs de la révolte «de la liberté, du  travail et de la dignité ». Elle a l’opportunité ces jours-ci de prouver qu’elle est sur la voie de la résilience.

La crise aigue actuelle doit s’achever sans vaincus et sans humiliés. Elle ne fera émerger en aucun cas de vainqueur dans ce contexte nébuleux et malsain qui déstabilise jusqu’à notre armée et ses capacités de contrôler fermement nos frontières.

Cette crise doit être résorbée méthodiquement et rationnellement pour éviter sa mutation en crise larvée qui risquerait d’installer notre patrie sur la trajectoire d’une guerre civile aux connotations religieuses-antireligieuses. Nous devons imaginer des solutions et des mesures qui nous permettront d’éviter de ramener notre pays à la veille du 14 janvier 2011 et à un régime d’exception, où aucune transition démocratique ne sera possible ou admissible. Le temps des remises en cause personnelles et collectives est définitivement ici et maintenant.

Tarak Ben Salah