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Pendant les vingt dernières années, comme nous le savons, les médias occidentaux, quelques fois par pure superficialité commerciale, d’autres fois guidés par des intérêts manipulateurs prémédités, ont alimenté une visión schématique et négative du monde arabe, identifié de manière quotidienne à l’islamisme fanatique et au terrorisme.

Comme l’a bien montré Edward Said, connaître c’est avant tout construire, raison pour laquelle la connaissance et le pouvoir sont indissociables.

Dans un contexte de colonisation politique et économique, il est utile de construire un Autre simplifié, facile à manipuler et – si cela s’avère nécessaire – légitime de détruire.

Le modèle est monotone et routinier. Il s’agit de faire en sorte que l’autre aparaisse toujours sous nos yeux – ceux du lecteur occidental dans le cas présent- comme un Autre ou, ce qui revient au même, comme une unité négative impossible à assimiler.

Dans le cas du monde arabe, les médias nous ont toujours présenté l’islam comme une force homogène et englobante, masquant ainsi non seulement la multiplicité des croyances et des pratiques (du wahhabisme au soufisme), mais aussi les fortes divisions et confrontations qui existent entre elles. Les mêmes européens qui mépriseraient un arabe incapable de faire la différence entre un catholique et un protestant, jugent sans importance, voire inexistente, la différence entre chiisme et sunnisme.

De plus, cette homogénéité supposée – l’islam – a été systématiquement décrite comme menaçante et négative: lapidations, ablations, crimes d’honneur, ceintures-bombes.

Pour clore le cercle de la connaissance parfaite, cette homogénéité négative s’est déclarée elle-même incurable ou inassimilable. Ainsi, l’accent a été mis sur l’incompatibilité entre l’islam et la démocratie, incompatibilité dont la conséquence naturelle est l’assomption d’une incapacité des arabes à s’auto-gouverner sans avoir recours à la tutelle d’une puissance étrangère et /ou d’un chef local.

Durant les vingt dernières années, la gauche n’a eu de cesse de dénoncer cette vision superficielle et intéressée, non seulement parce qu’elle est inexacte et simplificatrice mais encore parce que l’inexactitude et la simplification ont toujours des effets politiques dévastateurs. Certains d’entre eux sont bien connus.

C’est grâce à cette vision islamophobe que les médias occidentaux ont, par exemple, facilité et rendu légitime toute une série d’interventions violentes au prix de très nombreuses vies humaines: le coup d’état et la guerre civile en Algérie, l’occupation en Palestine, l’invasion d’Afganistan et d’Iraq, ou les nombreux Guantanamo disséminés dans tout le monde arabe et dans lesquels, sur la requête des Etats-Unis, des supposés islamistes radicaux ont été torturés.

Cette vision islamophobe a de plus justifié le soutien que les puissances occidentales et les élites locales ont apporté à de sinistres dictatures qui, sous prétexte de poursuivre le “terrorisme islamique”, ont traité leurs propres peuples, pendant des années, comme des étrangers et des ennemis. Le cas de la Tunisie est paradigmatique.

Cette vision islamophobe a contribué également à alimenter le racisme des européens vis-à-vis des communautés immigrées qui, à Paris, Madrid ou Rome, contribuent à la croissance économique de l’Europe et réclament les droits citoyens les plus élémentaires.

Les trois effets dont il est ici question– invasions, dictatures, racisme – ont donné lieu à leur tour à un effet previsible et connu comme “la prophétie auto-réalisée”: la radicalisation d’un secteur, toujours minoritaire, des populations affectées.

Ce “circuit de connaissance parfaite” s’est brusquement écroulé en Janvier 2011, quand la révolution tunisienne a obligé les médias ocidentaux à découvrir – oh surprise – deux réalités inséparables et jusqu’alors étouffées: l’existence de dictatures et l’existence de peuples dans la région. Le plus grande étonnement a été de voir ces peuples, dressés contre les dictateurs, ne réclamaient ni l’application de la charia, ni l’établissement d’un Etat islamique: ils demandaient justice, liberté, pain, travail et dignité.

La surprise a été telle que, pendant un court laps de temps, il s’est presque produit une inversion du discours, accompagnée d’un enthousiasme parfois peu réaliste: la fin de l’ “exception” arabe, la mort d’ Al-Qaïda, le triomphe de la laïcité. Sur le terrain, les rythmes et les réalités différentes des processus entamés dans tout le monde arabe, ainsi que les contre-offensives coloniales, avec l’intervention criminelle en Lybie et l’agonie syrienne, ont débouché sur la situation actuelle: deux pays en transition (l’Egypte et la Tunisie).

Ces deux pays sont gouvernés par des islamismes “démocratiques”, et l’on assiste à une réactivation, violente ou pas, de ce que les médias eux-mêmes ont dénommé “le salafisme” et à une mobilisation sans précédents de populations très jeunes qui ont vaincu leur peur et qui ne ne sont plus près à tolérer le retour au despotisme.

Ce qui est certain, c’est qu’en l’attente de transformations plus profondes, la révolution tunisienne devrait au moins produire ces deux bienfaits: une normalisation médiatique et une normalisation politique. La première exige une plus grande attention portée aux processus qui ont véritablement lieu en Afrique du Nord et au Moyen Orient, une reconnaissance des voix et sensibilités multiples qui peuplent la région, des efforts redoublés de rigueur, d’information et de documentation. Quelques indices pointaient au début dans cette direction.

La normalisation politique, quant à elle, implique que soient rendues visibles toutes les forces jusqu’alors reprimées et parmi elles, celle qui, pour des raisons historiques complexes, est devenue majoritaire: l’islamisme. Il existe seulement deux manières de combattre l’islamisme politique: ou bien par la dictature et la guerre ou bien grâce à son intégration dans les activités du gouvernement. Plus de vingt ans après le coup d’Etat en Algérie, nous savons que la première solution, est non seulement monstrueuse mais encore inefficace; le mal que les dictatures ont causé aux peuples – et à la solidarité internationale entre les peuples – n’a pas affaibli, bien au contraire, l’influence de l’islam politique.

Par contre, le dit “printemps arabe”, à l’origine de cette normalisation, a bien eu des répercussions sur son programme, ses procédés et ses objectifs. En Tunisie, aucune des forces politiques organisées, ni l’UGTT, ni Nahda ni les organisations de gauche ne peuvent s’adjuger le monopole de la “représentation” de la révolution populaire qui a renversé a Ben Ali. Mais on ne s’étonnera pas non plus que Nahda ait gagné les elections d’octobre 2011.

Ce qui est important, en tous cas, c’est que la légitimité de la révolution survive quelque part, parallèlement aux nouvelles institutions et que les tâches du gouvernement forcent Nahda à négocier, à renoncer pragmatiquement à sa propre idéologie et surtout à répondre aux exigences de ce secteur majoritaire de la population qui continue de réclamer justice, liberté, pain, travail et dignité. Il n’y a de prémisses d’une dictature islamique en Tunisie et ce indépendemment des véritables intentions de Rachid Ghanouchi et du secteur le plus wahabbite de Nahda. Après un an de gouvernement, c’est au contraire une usure indéniable du parti islamiste et de ses camarades de “troika” qui se constate.

Mais paradoxalement, la normalisation politique a fait avorter, d’une certaine manière, la normalisation médiatique en cours. Le triomphe de Nahda en Tunisie et des HHMM en Egypte a rétabli d’anciennes habitudes paresseuses et réactivé des clichés de combat destructifs. Après quelques mois d’idylle, les médias occidentaux ont rafistolé les anciens moules de fabrication de l’Autre, passant à toute vitesse d’un enthousiasme sans fondement à une déception et à un pessimisme également tout aussi infondés: “Du printemps arabe à l’hiver islamiste”, énonce une expression déjà consacrée. Le problème est que ce nouveau cliché généralisé s’est aussi inflitré dans une partie de la gauche.

Ceci est dû en partie au fait que la gauche européenne et latinoaméricaine connaît peu et mal le monde arabe et en partie aussi au fait que l’intervention de l’ OTAN en Lybie et la présence “salafiste” en Syrie rend difficile la comprehension des mouvements populaires. Mais pour être franc, reconnaissons qu’on n’a pas toujours à faire à une ignorance eurocentrique ou à un dogmatisme “idéologique”. Il existe également des analystes engagés, sensibles et bien intentionnés qui recueillent et transmettent de loin la voix des gauches locales. En Tunise même, le fait est que Nida Tunis, Al-Jumhuri ou Al-Masar, représentant des élites laïques pro-occidentales, exportent des clichés en Europe.

Les différents mouvements et secteurs de la gauche tunisienne, avec lesquels les auteurs de cet article s’identifient et auxquels ils apportent leur soutien, se laissent parfois entraîner, sous la pression d’urgences tactiques, par des discours simplificateurs ou démagogiques qui reproduisent les clichés de l’autre côté de la Méditerranée.

Dans un pays qui n’a pas encore rédigé sa Constitution, qui maintient intacts (ou presque) les appareils policier et judiciaire et dans lequel, cette semaine, et quinze mois après les élections, a été présenté devant l’Assemblée Nationale Constituante le projet de loi pour la justice transitionnelle, il est très difficile de savoir qui détient réellement le pouvoir. Cependant, ce qui est clair c’est que, malgré quelques retours en arrière inquiétants, il existe un débat politique et une liberté d’expression parfois beaucoup plus large qu’en Espagne, en Italie ou en France.

Malheureusement, au cours des deux dernières années, ce débat et cette liberté d’expression ont progressivement limité leur exercice à un conflit purement partisan et, si l’on veut, électoraliste. Il en résulte que, sous un horizon d’instabilités institutionnelle, économique et sociale croissantes, se produit une sorte de grand théâtre de la rivalité démocratique, avec la gauche au second plan pour le moment, qui a déjà débouché sur l’existence d’un bipartisme virtuel: neolibéralisme islamique contre neolibéralisme laïque (avec Nida Touness comme catalysateur).

Toute la complexité de la situation et toutes les frictions présentes dans les coulisses, se voient simplifiées dans cette mise en scène d’un conflit binaire gouvernement-opposition. Alors que Nahda s’aggripe désespérément à un pouvoir qu’elle ne détient pas encore, l’opposition essaie de le renverser à tout prix.

Le recours évident à l’intoxication dans l’information et à la démagogie médiatique alimente l’illusion – au sein des classes moyennes citadines – qu’il existe en Tunisie une dictature islamique, une dictature pire que celle de Ben Ali, une dictature qui controlerait tous les rouages du pouvoir – en matière de sécurité et et de justice– pour arracher aux femmes les victoires du bourguibisme, imposer le voile, interdire l’alcool, poursuivre en justice les artistes et protéger les violeurs et les salafistes.

Ces campagnes, systématiquement déclenchées par un fait isolé ou une donnée partiellement véridique à l’instar de la propagande de légitimation du régime de Ben Alí, rendent difficile la “normalisation politique,” parce qu’elles masquent la complexité des relations de pouvoir et détournent l’attention loin des véritables problèmes des secteurs révolutionnaires, qui continuent d’être le travail, le pain et la dignité.

De telles stratégies éloignent aussi l’attention à accorder aux véritables péchés de Nahda, qui n’ont rien – ou peu- à voir avec le fanatisme religieux mais plutôt avec le fanatisme des marchés, la soumission aux intérêts économiques européens et à leur modèle de développement social. Dans un cadre de confrontations laissant si peu de marge de manoeuvre, les gauches tunisiennes succombent parfois, malheureusement, à la tentation des alliances contre-nature et de certains discours sommaires et alarmistes.

La fausse histoire des deux jeunes jugés et condamnés pour s’être embrassés est, dans ce sens, paradigmatique. Que doit-il se passer pour que tant de personnes la croient véridique, au point que, démentie le 12 janvier, et que beaucoup demeurent aujourd’hui encore convaincus qu’elle a réellement eu lieu? Pour qu’une telle histoire soit vraisemblable, il faut de toute évidence la construire sur l’idée de l’existence d’un parti religieux qui serait désireux de poursuivre les baisers publics et sur l’existence d’une loi pré-révolutionnaire qui, de fait, les interdit. Mais, avant toute chose, il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de gens désireux de croire que cette histoire est véridique ainsi que quelques forces politiques interessées par le fait de faire croire qu’elle l’est.

Quand tous ces éléments sont réunis, dans un contexte de confrontation aigüe et bien souvente douteuse, l’obligation de la presse tunisienne et internationale, et surtout de la presse des différents mouvements et secteurs de gauche, est de vérifier l’information avant de la diffuser ainsi que de tirer des conclusions politiquement effectives (car elles produisent des effets pervers). Et cela parce que, entres autres raisons, il n’est pas dit que la déstabilisation de ce gouvernement – surtout si elle est menée n’importe comment, comme dans le passé – favorise les partis de gauche et encore moins le fragile processus de démocratisation en cours.

Nahda n’a pas fait la révolution! Les partis de gauche non plus! L’émouvante surprise du soulèvement populaire ne peut pas nous faire oublier que les conditions pour mener à bien, en Tunisie, une révolution socialiste ou une transformation inmédiate de sa structure économique n’étaient pas et ne sont toujours pas réunies. Atteindre cet objectif dépend du travail politique, d’une prise de conscience et d’un engagement croissants de la part de la population. Mais pour rendre possible ce travail politique et cette prise de conscience, il est nécessaire de consolider, d’emblée, un cadre institutionnel démocratique qui empêche le retour à la dictature. Il est nécessaire, donc, d’assurer la normalisation politique que cette dictature a bloqué pendant cinq décennies.

Ce que nous, signataires de cet article, prétendions, faire, avec notre précédent article n’était, bien évidemment pas, de froisser quiconque ni de lancer une polémique ad hominen stérile et douloureuse. Notre intention était de rappeler, tout simplement, que cette normalisation politique est inséparable – car elle en est en quelque sorte la conséquence – d’une “normalisation journalistique” que les secteurs de gauche doivent promouvoir et défendre la rigueur, dans la difffusion de l’information et s’inscrire dans une réelle méfiance face aux clichés. Plus encoré ils doivent veiller à la recherche de la vérité, à s’engager aux côtés des victimes et lorsqu’il y a erreur, avoir le courage de rectifier. Le débat sur les moyens – d’action et d’expression –est aujourd’hui, plus que jamais, en Europe et dans le monde arabe, le débat décisif.

Par Santiago Alba Rico, Mario Sei, Patrizia Mancini, Hamadi Zribi, Sondes Bou Said