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passage du cortège funéraire de #chokribelaid sur l’avenue Habib Bourguiba. Crédit photo Nawaat.org

En science criminelle se vérifie toujours cette vérité qui consiste à se poser la question incontournable de savoir à qui un crime peut profiter. Pareil acte extrême a toujours un but, direct ou indirect, immédiat ou médiat, déclaré ou occulte, et ce qu’il soit ou non politique. Or, en ce dernier domaine, les considérations personnelles ou affectives peuvent aussi interférer pour fausser la réalité, brouiller les pistes.

À qui profite le crime ayant visé une conscience libre, donnant un nouveau martyr à la révolution? Qui avait intérêt à ce point à la disparition d’une figure de l’opposition?

Les bénéficiaires sont nombreux et variés, allant des barbouzes de l’ancien régime à ses nostalgiques en passant par les dictateurs en puissance, quelle que soit leur couleur idéologique, rêvant d’un nouvel ordre liberticide en Tunisie, bâillonnant à nouveau le peuple, remettant le pays dans la cage de laquelle il est sorti tout seul avec sa Volonté de vivre et son désir de s’émanciper.

Le but premier des criminels est de faire avorter l’expérience démocratique naissante en Tunisie, et il peut être donc celui d’aventuriers de la politicaillerie, n’appartenant pas nécessairement à un même camp ni à une même sensibilité idéologique ou politique.

C’est cet aspect des choses qui fait l’extrême gravité du drame qui vient d’endeuiller le pays. Mais ne soyons pas dogmatiques, ne nous laissons pas aller à nos sentiments basiques, quoique légitimes, en ne manquant pas d’analyser sereinement les choses sans amalgame ni manichéisme.

Si le gouvernement en place a été mis en cause, et il l’est forcément du fait de ses responsabilités officielles, n’oublions pas qu’il ne maîtrise pas toute la situation compliquée héritée du passé ni tous les rouages d’un État qui — et ne l’oublions jamais — était la pire des maffias, car sans ces scrupules que d’aucuns accordent à la pègre italienne.

Si le gouvernement est coupable, c’est donc par omission. Et ce n’est pas rien en termes de responsabilité, bien évidemment, car minimisant la culpabilité, cela n’augmente pas moins, dans le même temps, le degré de limitation de sa mainmise sur l’appareil sécuritaire. Or, pareil état des choses balise immanquablement la voie à toutes les dérives.

Derrière le gouvernement, c’est le parti majoritaire qui est bien sûr visé. Le parti de Cheikh Ghannouchi a démontré, pour le moins, une gravissime légèreté dans le traitement des tentations terroristes chez ses sympathisants. Pourtant, plus rien, depuis un temps, ne devait s’opposer à ce qu’il fasse son aggiornamento, sa propre renaissance, pour se séparer des plus antidémocratiques des siens. Or, c’est à cette seule condition qu’il peut prouver sa bonne foi et qu’il aura une chance sérieuse de réussir en Tunisie.

Ce faisant, il est du devoir d’EnNahdha de clarifier son attitude sur l’islam politique en affichant son adhésion nette et claire à un islam culturel et non plus cultuel, qui soit à la fois démocratique et universaliste soit, en un mot, postmoderne.

Mais les partis de l’opposition ne sont pas en reste en termes de responsabilité indirecte. Ils n’ont pas manqué la moindre occasion pour déstabiliser un régime fragile bien qu’ils connussent la friabilité de son assise administrative. Jouant avec le feu, ils ont pris le risque de l’incendie, pareillement à EnNahdha.

N’ajoutons donc pas au trouble que suscite le crime abject en proposant, par exemple, la dissolution de l’Assemblée Nationale Constituante ainsi que le font certains allant — sans s’en rendre compte apparemment — dans le sens des criminels. Car cela ajoutera au trouble dans le pays, et c’est l’une des finalités du crime politique qui nous a endeuillés.

Plus que jamais, le pays a besoin de s’élever au-dessus de la logique partisane et de privilégier l’intérêt suprême du pays. Le Président du Conseil des ministres l’a finalement compris en réagissant vite et en prenant ses responsabilités pour un gouvernement enfin réduit à des compétences nationales; et Dieu sait s’il en existe en Tunisie, prêtes à servir son pays sans chercher à se servir !

Hamadi Jebali a réagi honnêtement à la dramaturgie situation, osant se libérer des contraintes de son parti en proposant enfin un gouvernement d’unité nationale composé hors des partis. C’était le moins qu’il pouvait faire en cette tragédie. Ainsi prouve-t-il de la plus éclatante manière qu’il est une conscience libre dans un parti gangrené par un dogmatisme ravageur.

Que les plus honnêtes d’EnNahdha suivent son exemple en se désolidarisant des plus extrémistes des leurs ! Et que dans tout parti se voulant véritablement patriotique, s’élèvent les consciences libres dont le pays a le plus besoin. Alors, Choukri Belaid ne sera pas mort pour rien !

À quelque chose malheur est bon, dit-on bien volontiers chez nous; ce qui est arrivé était inévitable, mais le pire ne l’est pas. Honorons la mémoire de celui qui vient de donner sa vie pour que vive en Tunisie la Révolution, offrant au pays enfin une démocratie véritable.

Cela commande la mise au point, au plus vite, des institutions de la démocratie. Et que l’on ne s’y trompe pas : contrairement à ce qu’on croit communément ou qu’on le laisse croire, ce n’est pas nécessairement l’adoption de la Constitution qui est la priorité des priorités, aujourd’hui ! C’est même devenu un prétexte pour différer l’inévitable mise en place des institutions indispensables. Or, juridiquement, rien n’empêche d’inverser les priorités en procédant à la mise ne place des institutions incontournables pour donner une réalité à notre démocratie. En effet, celle-ci reste une coquille creuse se nourrissant des slogans creux de ceux qui agissent pour la vider de tout sens véritable.

Rien n’empêche plus de mettre en place ces institutions qui pourront alors procéder à leur activité salutaire pour la stabilité du pays, et ce en parallèle à la finalisation de la Constitution qui doit prendre tout le temps nécessaire afin de ne pas verser dans la caricature. Or, comme on le voit, cela ne convient pas aux intérêts mesquins de certains partis soucieux de rester au pouvoir ou pressés d’y arriver, ni à celui de nombre d’élus plus attentionnés à leurs privilèges, émoluments et indemnités qu’à leur mission au service du peuple.

Il est donc urgent et impératif de puiser dans les mécanismes avérés de l’OpenGov afin de redonner au peuple la voix, bannissant la langue de bois et agissant sans démagogie. Les initiatives à prendre ne manquent pas; qu’on commence par prendre quelques-unes, telles celles que j’ai proposées à maintes reprises, par exemple !

Plus classiquement, sur le plan législatif, il est certain que la première chose à faire, pour le moins, est de doter le pays des structures indispensables pour stabiliser sa démocratie. Il nous faut au plus vite avoir les institutions réellement indépendantes en matière des élections avec le code électoral nécessaire en vue d’organiser les futures échéances majeures. Il nous faut aussi les structures, pareillement indépendantes, en matière de justice et de presse sans la moindre surenchère quant à leur totale émancipation du pouvoir politique, seule garantie de leur utilité en démocratie.

Profitons de ce drame pour rappeler qu’il n’a eu lieu que du fait de la coupure de notre classe politique de la réalité du peuple; que les retrouvailles avec les forces vivres et humbles du pays passe par l’instauration en Tunisie d’une démocratie directe !

Profitons donc de cet assassinat politique pour en faire un électrochoc salutaire en allant résolument dans le sens de la mise sur pied de mécanismes de l’OpenGov avec plus de pouvoirs à la société civile, à une presse libre et responsable et à toute conscience honnête dans le pays, seuls de nature à constituer le plus efficace rempart contre les dérives maffieuses.

En mettant ainsi tout le monde devant ses responsabilités historiques, nous n’excluons pas les puissances étrangères qui sont légitimement aux aguets de tout ce qui se passe au pays, quand elles n’y agissent pas dans un sens ou dans l’autre par une action ou une attitude directe ou indirecte. Elles doivent également comprendre que le processus en cours doit aller jusqu’au bout, non seulement dans l’intérêt du pays, mais aussi dans le leur propre, car sinon la Tunisie basculera dans le terrorisme, ce qui ne saurait épargner leurs intérêts stratégiques d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard.

Aussi, tout comme l’action devant être véritablement révolutionnaire de la part des autorités tunisiennes, elles se doivent de prendre instamment des actions spectaculaires en faveur de la réussite de la Révolution tunisienne. Celles-ci peuvent leur sembler à première vue contraires à leurs intérêts nationaux immédiats quand elles ne feront réellement que les servir. Qu’elles fassent en sorte que ce qui se passe en Tunisie soit une affaire d’intérêt international majeur et qu’elles agissent concrètement au secours de la Révolution naissante, aujourd’hui en péril, pour une paix durable en Méditerranée et dans le monde. J’ai déjà avancé, ici et ailleurs, quelques mesures à haute teneur symbolique de nature à changer radicalement la donne au pays; qu’elles y recourent pour le moins !

On a assassiné une voix du peuple qui a parlé au nom de la Tunisie profonde, cherchant à faire taire toute conscience libre. Aussi, il faut rendre hommage à cette conscience qui s’est sacrifiée sur l’autel des libertés en Tunisie; et le plus bel hommage sera de donner enfin la voix à la Tunisie véritable, la Tunisie profonde, la Tunisie des pauvres et des humbles.

Que le crime scélérat se retourne contre ses initiateurs en consolidant la démocratie en notre pays de la plus belle façon ! Le peuple ne demande rien d’autre, et ce n’est pas hors de portée de nos élites, toutes tendances confondues. Il suffit qu’elles fassent preuve de sérieux et d’honnêteté comme le commande leur conscience, qu’elles ont parfois tendance à oublier, égarés par les travers de la politique politicienne ou d’une conception de la politique à l’antique !

Farhat OTHMAN