Dès la déclaration du congrès d’Anssar Alchariaâ, toute la Tunisie s’est mise à paniquer ; particulièrement dans les coins les plus reculés des quartiers populaires, des ruelles de Bab Aljalladine (Porte des bourreaux) au cœur de la capitale des Aghlabides jusque dans la périphérie de la Grande Mosquée de Okba Ibn Nafaâ, nommée d’après le calife omeyyade qui a conduit les premiers raids musulmans en Afrique du Nord.
A l’image de ce même général et dans la même plaine, à soixante kilomètres de la côte jadis tenue par les Byzantins – bastion de la résistance amazighe – Abou Iyad, leader d’Anssar Alchariaa, rêve de retrouver une gloire perdue. Redonner vie à la ville musulmane de Kairouan, sur la ligne de confrontation entre Byzantins et musulmans. Aujourd’hui, dans le front/sillage des prédicateurs du temps moderne et celui des forces de sureté publique qualifiées de « tyran ».
Ce 19 mai, l’épopée s’est transformée subitement en farce suite au communiqué du ministère de l’Intérieur et les procédures qui s’en suivent. « Le véritable joyau édifié par un peuple mû par une inspiration sublime », dont parlait Maupassant, se transforme aujourd’hui en une scène de monopolisation et de violence politique.
« Non, rien ne va se passer », s’auto-rassure Mongi, un vendeur ambulant, à quelques heures de la date annoncée par les organisateurs. « Ils auraient pu éviter cette impasse. Têtus ! Ils avaient la possibilité de nous épargner cette crise. ».
Depuis samedi soir, visages crispés, des passagers ratissent en va-et-vient la zone extérieure de la Mosquée où est censé avoir lieu le rassemblement. A titre de préparation logistique, des journalistes cherchent à leur tour à établir des liens avec certains habitants du quartier pour emporter le meilleur angle de vision sur les toits voisins.
Une vraie démonstration de force sans équivoque : des patrouilles et des brigades jamais vues, pas même lors de la révolution. Toutes les entrées à Kairouan sont bouchées par des barricades. Les guichetiers de toutes les stations de transport en destination à Kairouan s’abstiennent de servir les barbus selon les ordres du ministère de l’Intérieur.
Abderahim, bien que bien rasé, raconte avec un ton sarcastique « le raid de la moto »
« J’ai eu une urgence et je dois régler une affaire familiale dans une cité voisine. D’habitude, Haythem, un salafiste voisin refuse de prêter sa moto. Etrangement, ce jour-ci, il a de bon cœur accepté et sans réticence ! Par hasard, et avec Les drapeaux de la chariaâ qui ornementent le véhicule, j’étais intercepté par une brigade de la garde nationale. Je vous dirai pas d’avantage mes chers amis : chocs électriques, bâtons d’olive, matraques, menottes. C’est à ce moment que j’ai saisi pourquoi le « Frère » était si généreux et pourquoi il n’avait pas repoussé ma requête… »
A dix mètres de la porte principale de la Mosquée, dans la terrasse de sa modeste maisonnette, point illégal de vente d’alcool, Al hadja Fatma, la veuve qui nous a chaleureusement accueillis s’inquiète sur le trafic de son fils :
« Comment va-t-on payer le loyer si les Frères continuent d’impacter notre commerce ? J’ai deux filles à charge au chômage, comment pourrais-je leur défendre la prostitution, c’est franchement irresponsable de leur part. Ils auraient dû se mettre à l’écoute de nos revendications sociales. La révolution n’a jamais posé la problématique de la Chariaâ, mais plutôt celle de l’emploi et de la dignité .Que Allah leur pardonne et me pardonne… »
Seif Eddine Erayes, porte-parole d’Anssar Alchariaa, déclare, quant à lui, le soir même et en présence de ses partisans dans une mosquée :
« le retour imminent aux origines via une restitution de la quintessence du texte sacré et l’ameublement de Dar al-Islam est la seule alternative pour déraciner l’opposition laïque et la Nahda qui a tourné le dos aux musulmans. Le slogan du congrès est clair mes frères : il faut édifier l’état islamique ».
Dans la même allocution, il appelle ses disciples à reporter le congrès pour la semaine prochaine sinon la semaine suivante, évitant par cet acte une imminente confrontation dont personne ne peut prédire les conséquences.
En passant par la zone, Hedi, handicapé qui souffre de troubles psychiatriques, chargé de veiller sur la mosquée, ouvrier pourchassé de son boulot, habitué à agresser verbalement les femmes en plein jour, semble prêter une attention malsaine à notre amie Ilef. Militante à l’Union Générale des Étudiants de Tunisie (UGET), la jeune femme bien qu’agacée par son comportement, pense qu’« il aurait pu avoir une vie meilleure. Ses conditions sociales ont objectivement impacté ses convictions. Anssar Alchariaa, exploitent injustement ces cas sociaux. Il ne faut pas lui en vouloir. L’éducation progressiste et l’égalité sociale est le seul remède des idées rétrogrades. Le pauvre est un alphabète comme d’ailleurs la majorité des partisans de cet organisme »
Son collègue Achref, étudiant en médecine à Tunis ne dissimule pas sa confusion. Il a été exposé à ce qu’il appelle « un test psycho-technique. Je l’avoue je suis traumatisé. En accédant à Kairouan un agent de police ma demandé de tendre la main pour vérifier si elle tremble. Perplexe, j’ai tout de suite consenti : j’étais par conséquent amené à répondre à un interrogatoire et à une fouille, bien que mes papiers corroborent que je suis originaire de Kairouan. Je ne suis pas un pèlerin, du moins je n’en ai pas l’air. A leurs yeux, je n’ai pas de quoi avoir peur si je n’y suis pour rien… »
Il se rappelle :
« L’année dernière et à la même occasion, et à l’image du front taliban, des hommes cagoulés offrait aux quelques cinq milles partisans des combats d’arts martiaux, en présence de leur leader Abou Iyad recherché pour incitation à la haine et terrorisme. C’est donc logique d’être frustré. Ce jour, La police a indirectement pratiqué le même harcèlement et d’une façon méthodique. On ne sait pas trop s’il s’agit d’instaurer la paix ou de faire la guerre ? Certains détenus de Guantanamo ont été invités au rassemblement de l’année dernière. Il ne fallait dire Anssar Alchariaâ, mais plutôt la version tunisienne d’Al-Qaïda. »
Le jour J, la police semble maitriser la situation et les habitants du quartier, chacun à sa manière, exprime son soutien aux efforts des agents de la sécurité.
Kamel Abassi, ouvrier saisonnier dans le secteur touristique, invité à exposer son avis regrette le « beau vieux temps de Ben Ali ». Actuellement au chômage, il a « un étudiant et un bachelier à sa charge. Aucun touriste n’a visité « La Cité Arabe » depuis des jours. Nous sommes foutus ! » Nos conditions sociales sont fortement impactées par la prolifération de la violence. Sans paix sociale et sans sécurité, La Médina ne peut plus satisfaire les besoins fondamentaux de nos familles. »
Tout se passe pourtant bien jusqu’à l’apparition de Amina, la Femen Tunisienne : la crainte se dégage vers midi, quelques commerçants commencent à reprendre leurs activités. Elle redistribue les cartes du jeu à sa manière, bien qu’elle se soit contentée cette fois-ci de signer un trottoir du nom de Femen, tout près de la Mosquée.
Rendez-vous avec le calme raté !
Les confrontations se déclenchent donc dans les alentours « de la Cité de la Mosquée ». Des adolescents entament des affrontements avec la police à coups de pierres. Désormais « c’est une question d’honneur », dit Mahmoud, un lycéen de 16 ans. « Les flics veulent étouffer notre liberté d’expression et nous ôter les acquis de la révolution. Cette frivole [Amina Femen tunisienne] nous a tous défié, elle a profané la mosquée. C’est une souillure, il faut que tous les musulmans de Kairouan resserrent les rangs et se mettent debout pour notre réputation ».
Il n’est pas difficile d’intercepter quelques éléments pro-islamistes dans la foule qui, au nom d’Allah, incitent implicitement les jeunes à défendre leur religion.
Tâche énormément délicate pour les policiers autant que les indicateurs gouvernementaux en matière de réformes socio-économiques sont négatifs, ce qui entrave objectivement les tentatives d’enrayer le flux de violence déclenché et d’imposer le respect des règles fondamentales de toute vie politique saine tout en garantissant la liberté d’expression.
Lors d’une conversation téléphonique avec Salem Ayari, porte parole du l’Union des Diplômés Chômeurs, il ne cache pas son inquiétude:
«Bien que l’état à droit d’imposer le respect des lois en vigueur, on craint que les événements de Kairouan soient un prétexte pour intimider le mouvement social et criminaliser les sit-in : l’histoire de la Tunisie au début des années 90 en est l’exemple le plus explicite. Le scénario peut être reproduit; la violence des islamistes a été utilisée comme alibi pour s’accaparer du mouvement démocratique et des forces sociales. »
Sur le chemin du retour, moment où devrait se clore notre mission, la chance était de notre coté, quatre salafistes partagent avec nous le grand taxi. La police, toujours présent, facilite cette fois-ci leur passage. Kais, étudiant en génie civil, et trois chômeurs regagnent Tunis. Ils se réjouissent du service offert par Amina. « Lors de sa fornication, on interviendrait en sa faveur comme signe de reconnaissance, elle subirait quatre-vingt-dix coups de fouet au lieu de cent !»
« Merci de baisser le son de la Radio », s’adresse l’un des « Frères » au chauffeur, « ce genre de musique excite nos libidos, on ne veut pas de ça, merci d’être compréhensifs s’il vous plait ».
Kais, est un nouveau disciple qui assiste aux leçons offertes par l’imam aux fidèles. « Nous y assistons une fois par semaine, les cercles discutent librement les différences entre les courants islamistes. Anssar Alchariaa diffère des madakhils, des chiites et des « nahdawistes » (relatif au parti islamiste au pouvoir, La Nahda) qui n’ont de l’Islam que le cortex. Le couffin dédié aux familles pauvres et la préparation des tentes de prédication sont débattus lors de nos réunions hebdomadaires dans la mosquée. Nos locaux (mosquées) gérés par les coordinateurs de l’organisme. Une cotisation mensuelle est fixée pour chacun, en fonction de ses revenus, et sert de fonds de déroulement pour les actions prévues. »
Entretemps, la radio nationale annonce des descentes sécuritaires effectuées sur les maisons des agitateurs suite au décès d’un manifestant. Après avoir raccroché, Kais dit qu’on l’appelle à un « rendez-vous d’urgence pour discuter la meilleure décision à prendre dans ces circonstances difficiles, les salafistes sont loin de baisser les bras ». Ils ont transféré, et dans l’extrême clandestinité, leur guérilla à la capitale, dans la cité Ettadhamen qui s’est embrasée dès midi. Une manœuvre qui a voulu exploiter le relatif vide sécuritaire de la capitale.
Dans un discours publié le 19 mai, vers minuit, Abou Iyad, le leader de cet organisme religieux a remercié les cheikhs, les supporters des groupes sportifs et les journalistes honnêtes de les avoir soutenus. Les « tyrans » ont également été évoqués dans son speech.
« Lettre aux tyrans, notre religion nous a appris à remercier ceux qui le méritent. Vous avez commis des idioties qui ont contribué à la propagation de notre prédication, nous vous souhaitons une grâce divine en raison de votre aveuglement »
Ferid Rahali
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