Une récente enquête intitulée “The World’s Muslims, Religion, Politics and Society”, du réputé Pew Research Center, basé à Washington, a exploré les attitudes et les opinions de musulmans à travers le monde sur le thème de la religion et de son impact sur la politique, les mœurs, ou encore la science. Le sondage, impliquant plus de 38.000 entretiens en face à face, donne un aperçu fascinant et parfois inattendu sur les diverses conceptions morales que tient le monde musulman, dont le peuple tunisien.

Ce dernier se révèle, sur certains points, bien plus conservateur qu’il n’a souvent été présenté en occident, mais également chez ses voisins arabes. Pourtant, certaines attitudes semblent parfois contredites par la réalité de la société.

Pour les besoins de l’enquête, 1450 musulmans tunisiens (homme et femmes) ont été sondés entre novembre et décembre 2011 selon un échantillon représentatif des vingt-quatre gouvernorats du pays. Si certains résultats concernant des acquis fortement ancrés tels que la monogamie ou le divorce confortent l’image d’un peuple tunisien moderne et libéral, les conclusions sont cependant claires : une influence grandissante de la religion sur tous les aspects de la société se ferait ressentir.

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Moeurs et moralité

La notion de moralité reste ainsi intimement liée à la religion dans la quasi-totalité des populations musulmanes des pays arabes, et la Tunisie n’y fait pas exception. L’enquête pose le décor du chapitre Moralité en révélant chez les sondés une corrélation étroite entre morale et croyance en Dieu : 82% des Tunisiens soutiennent ainsi qu’il est nécessaire de croire en Dieu pour être une personne morale.

Les relations sexuelles en dehors du mariage ne sont pas plus acceptées, atteignant des taux de réprobation quasi-universels dans la majorité des pays du Moyen-Orient. 89% de Tunisiens estiment qu’elles sont immorales. Des attitudes qui semblent également contredire l’opinion de spécialistes sur la réalité de la société tunisienne. Le Docteur Ben Miled, coordinateur des opérations au Croissant Rouge Tunisien, affirmait en 2012 que :

« Les Tunisiens savent qu’il y a une pratique sexuelle de la part des jeunes. Mais ça reste un sujet tabou. Or c’est le fait de nier la réalité qui fait que nous en sommes là où nous en sommes aujourd’hui […].»

L’homosexualité reste également un tabou majeur pour la quasi-totalité des sondés, tous pays confondus; 91% de Tunisiens réprouvent catégoriquement cette pratique sexuelle, 2% seulement l’estiment moralement acceptable. Pareillement, une étude, de 2005, effectuée en Tunisie par le Pr Haffani Mohamed Fakkreddine, et intitulée « La sexualité des hommes tunisiens » (Service de psychiatrie ‘’E’’, Hôpital Razi, 2010, La Manouba), aurait pourtant révélé qu’

un homme sur trois reconnaît avoir eu une relation homosexuelle et avoir pratiqué les rapports anaux avec [son] partenaire. »

L’alcool, un tabou consommé ?

La consommation d’alcool est aussi réprouvée par 82% de Tunisiens, pourcentage plus élevé de 3 points que celui de l’Egypte (79%) par exemple. Ils sont cependant les plus nombreux (12%) dans la région à estimer que cette pratique n’est pas moralement répréhensible.

La pratique est pourtant considérée par beaucoup de Tunisiens comme un phénomène de société. Les chiffres de la consommation générale d’alcool en Tunisie sont estimés à 60 millions de litres de vin et 200 millions de litres de bière. Malgré la flambée des prix des boissons alcoolisées en Tunisie, depuis la révolution (jusqu’à 70%), la consommation n’a guère baissé. D’après les indicateurs d’activité de la SFBT (Société de Fabrication des Boissons de Tunisie), la quantité de bière vendue au premier trimestre de 2013 a augmenté de 2,65% en volume comparativement au premier trimestre 2012. Des estimations qui ne cesseraient d’augmenter et qui à elles seules ne prennent pas en compte le marché de la contrebande. Selon un rapport de Euromonitor International datant de mars 2012 : « Les ventes de boissons alcoolisées se sont avérées étonnamment solides en Tunisie en 2011, malgré la pénurie de touristes pendant l’été et l’influence des partis islamistes. »

Une conception traditionnelle de la Femme et de la famille

Bien que les droits de la femme et de la famille aient été parmi les priorités sociales en Tunisie, depuis les premiers jours de l’indépendance, et en avance sur de nombreux pays arabes, mais également occidentaux, le thème semble être encore sujet à controverse auprès des Tunisiens. Ainsi, 40% estime le planning familial (contraception et choix du nombre d’enfants) comme moralement critiquable, bien que 51% l’approuvent. Les deux taux (d’approbation et de réprobation) s’avèrent être les plus élevés de la région.

Le droit à l’avortement est acquis en Tunisie depuis 1973, 83% des Tunisiens le considèrent cependant comme immoral et seuls 6% comme moralement acceptable. Le taux s’avère être le plus élevé de tous les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord sondés ; l’Irak et la Jordanie enregistrent par exemple un pourcentage de 57% chaque, tandis que l’Egypte et le Liban se tiennent à respectivement 66% et 78%.

Les acquis et les ambigüités de la Tunisie

Certains thèmes semblent cependant confirmer une certaine ‘exceptionnalité’ de la Tunisie dans le paysage arabo-musulman bien que soulignant parfois des dissensions au sein de la société même.

La population tunisienne est une des plus enclines à prôner le choix individuel concernant le port du voile (89%), loin devant l’Egypte (46%) ou le Liban (61%).

« Les musulmans des pays sondés sont divisés concernant le statut moral de la polygamie » d’après les experts du Pew Research Center. Les Tunisiens sont, dans ce domaine, plutôt catégoriques. 67% estiment qu’elle n’est pas morale. Seules la Bosnie Herzégovine, l’Albanie et la Turquie nous surpassent.

Mais si les Tunisiens sont les premiers à trouver le divorce moralement acceptable (61%), il est intéressant de noter que 32% le considèrent par contre immoral ; taux le plus élevé des pays arabes. Pour comparaison, les Egyptiens et les Libanais musulmans ne sont respectivement que 8% et 6%, à le réprouver ouvertement, tandis qu’en Jordanie, le taux ne s’élève qu’à 3%. A noter que la Tunisie possèderait le plus fort taux de divorce (15% en 2010) recensé dans les pays arabes.

Une complexité de la société tunisienne, tiraillée entre occident et orient, qui semble également être révélée par le fort taux de Tunisiens (premier dans la région) qui estiment vivre un conflit entre leur religion et le monde moderne : 50%, tandis que 46% ne jugent pas que les deux soient incompatibles.