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Assassiné jeudi 25 juillet à Tunis, Mohamed Brahmi, député de gauche, représentait selon ses proches un certain idéal en politique : l’honnêteté et l’intégrité. Or, juste avant sa mort, l’homme s’était fait beaucoup d’ennemis sur le plan politique.

« Je suis entré dans la politique comme un homme et j’en sortirai comme un homme. » C’était l’un des derniers mots prononcés par Mohamed Brahmi à l’un de ses amis les plus fidèles dans le Mouvement du peuple, quelques jours avant sa mort, le 25 juillet 2013 à Tunis. Mohamed Brahmi était de ceux qui croyaient en l’engagement politique, le vrai, celui qui implique un investissement à vie, sur le terrain.

«Avec Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, la Tunisie a perdu des hommes qui parlaient autrement, qui parlaient le langage du peuple. Par comparaison avec Chokri Belaïd, qui était quelqu’un de très intelligent et qui avait une vision, Brahmi était un fonceur, un exécutant, car il savait où il allait. Ils auraient pu être complémentaires politiquement.» rajoute un proche de Brahmi.

Malgré des personnalités et des origines sociales différentes, les similarités entre les deux hommes sont frappantes. Même franc-parler, même droiture dans la politique et même mode opératoire pour leur assassinat. Le schéma identique dans les morts de Belaïd et Brahmi semble montrer que l’on ne vise plus seulement des hommes à travers la violence politique, mais surtout des idées. Militant de gauche depuis la première heure, Mohamed Brahmi était avant tout un homme de principes, selon ses proches. Il n’y dérogeait pas, au risque de se mettre en danger.

Avec son langage franc, Mohamed Brahmi en imposait aussi par sa taille et son air sérieux, les sourcils froncés sous ses petites lunettes. Discret, il savait se faire entendre à l’Assemblée, où il était député pour le Mouvement du peuple depuis le 23 octobre 2011. Même ses amis fidèles l’admettent : Mohamed Brahmi était moins connu qu’un Hamma Hammami ou qu’un Béji Caïd Essebsi sur la scène médiatique. Or, il représentait une « cible idéale » en raison de ses idéaux politiques. Nassérien convaincu, Mohamed Brahmi était également un homme pieux, musulman pratiquant, qui rejetait l’islam politique jusqu’à même démissionner de son propre parti, l’accusant d’être « infiltré par Ennahdha ».

L’assassinat d’un militant

Tous ses proches décrivent Mohamed Brahmi en trois mots : droit, pieux et honnête. Né le 15 mai 1955 à Sidi Bouzid, dans la délégation de Hachena, Mohamed Brahmi a le sang militant dès son plus jeune âge. Sous Bourguiba, il s’engage en 1977 dans le courant nationaliste progressiste, que le président ne portait pas dans son cœur.

A l’époque, lui et ses amis cultivent l’idéal d’une grande nation arabe : le courant nassériste du nationalisme arabe, inspiré par le président égyptien Jamal Abdel Nasser dans les années 60. Mais c’est le penseur Ismat Seif Al-Dawla qui inspire le groupe des Etudiants arabes progressistes unionistes, que rejoint Mohamed Brahmi.

Selon le professeur de droit Amor Boubakri, dans un écrit sur le nationalisme arabe, le courant séduit surtout des militants qui viennent du sud de la Tunisie et des couches sociales défavorisées. En parallèle de son engagement politique, qui reste confiné à l’université en raison de l’interdiction de l’action politique, Mohamed Brahmi fait des études de comptabilité et ressort avec un diplôme de l’Institut supérieur de gestion en 1982.

Après plusieurs années dans son domaine, il travaille dans l’Agence foncière d’habitation à partir de 2004 en tant que gestionnaire. « A l’époque on lui avait proposé un terrain et une maison à Ennasr grâce à son travail, mais il avait préféré s’installer à la cité Ghazella, à l’Ariana. Moins chic mais plus à son image », raconte l’un de ses amis.

Sous Ben Ali, Mohamed Brahmi gagne ses gallons politiques en étant membre des Etudiants arabes progressistes et unionistes. En 2005, il crée le Mouvement unioniste nassériste et œuvre dans la clandestinité, le parti étant interdit par Ben Ali. L’une de ses protégées au sein de l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens), Rim Haroussi, actuelle membre du mouvement Doustourna, le décrit comme un homme humble et généreux : « En 2009, lorsque je n’avais pas les moyens de me payer le foyer étudiant, il m’a hébergée chez sa famille pendant plus d’un an. »

En 2008, il est très actif au sein de l’UGTT lors des révoltes de Redeyef. Peu connu du grand public, les gens le découvrent avec la révolution, pendant laquelle Mohamed Brahmi fait partie des premières révoltes à Sidi Bouzid. A ses côtés, l’un des avocats phares du mouvement de révolte à Sidi Bouzid : Khaled Aoueini.

Mohamed Brahmi crée le comité de soutien avec les populations de Sidi Bouzid. A l’époque, il côtoie Radhia Nasraoui, qui a été marquée par ce souvenir :

J’ai découvert à quel point c’était quelqu’un de combatif, surtout quand il se mobilise. Il a tout laissé tomber pour soutenir les populations de Sidi Bouzid. C’est quelqu’un de sincère et c’est aussi un grand militant. Commente la militante.

Après la révolution, l’homme se présente aux élections de l’Assemblée nationale constituante. A la dernière minute, selon l’un des membres de son parti, car la première personne choisie s’était désistée. Il se retrouve donc élu pour la circonscription de Sidi Bouzid, avec la ferme conviction de défendre les causes sociales de la révolution.

Le ras-le-bol de l’Assemblée

« Il n’avait plus la conviction qu’il faisait quelque chose de sérieux. Il me disait : « Je suis comme un faux témoin. Je ne plus continuer » », déclare Radhia Nasraoui. C’est aussi ce que Mohamed Brahmi raconte à sa femme Mbarka Brahmi lorsqu’il rentre chaque soir des débats interminables de l’Assemblée. Pourtant, le député a cru dans la constituante à ses débuts.

Moins médiatisé que d’autres députés, il n’hésite pas à prendre la parole pour parler des problèmes de l’agriculture et de la mauvaise redistribution des terres, mais aussi pour critiquer le gouvernement. Extrême parfois aussi, Mohamed Brahmi entame une grève de la faim sauvage, pendant cinq jours, au sein de l’ANC, avec un autre député, Ahmed Khaskhoussi, en octobre 2012. Ils veulent dénoncer le désintérêt du gouvernement face aux questions sociales dans les régions comme Sidi Bouzid et Gafsa.

« Il y a les élus du peuple et il y a les élus du sultan. Les soucis des députés du sultan sont de protéger les gens au pouvoir, et ceux des députés du peuple sont de se battre pour les droits des citoyens.» déclare-t-il à l’époque en réponse à un journaliste qui lui dit que des députés seraient gênés par sa grève.

La députée du parti Massar, Nadia Châbanne, avait pris l’habitude de passer une à deux heures avec eux après les séances : « Ce qui m’a frappé chez lui, c’était son pacifisme et son côté médiateur. On pouvait débattre de tout avec lui. »

Il n’hésite pas non plus à user de son franc-parler en commentant les propos du chef du gouvernement Ali Larayedh sur le plan sécuritaire : « Je ne comprends pas comment Larayedh parle de progrès sur tous les plans. Peut-être qu’il y en a eu, mais cela reste relatif avec ce qu’il s’est passé à Châmbi », déclare-t-il sur Nessma TV.

Mohamed Brahmi reste aussi sur les principes de son parti : il défend l’inscription de la criminalisation du sionisme dans la constitution. Il déclare même lors d’une intervention que le président de l’Assemblée constituante Mostapha Ben Jafaar lui aurait dit avoir reçu des pressions pour enlever cet article de la constitution.

Mais malgré son nationalisme, il sait se montrer ouvert avec ses collègues : « Je me rappelle qu’il avait été un des premiers à me soutenir quand j’avais parlé en français à l’assemblée, malgré le fait qu’il soit un nationaliste pur et dur. Il m’avait dit que j’avais ma place ici comme tous les autres », se souvient Karima Souid, députée Massar.

Les circonstances de sa mort

La dernière nuit avant sa mort, il était encore en réunion avec des membres de son courant politique, discutant les dernières scissions au sein du parti. Zouhair El Hamdi est resté à ses côtés jusqu’à 3 heures du matin. Il est la dernière personne que Mohamed Brahmi appellera le lendemain, juste avant sa mort. « Je n‘ai pas entendu le téléphone sonner. Lorsque j’ai vu son appel, j’ai rappelé trois fois. Je ne me suis pas inquiété, je savais qu’on se verrait plus tard. » Un quart d’heure plus tard, il apprend la nouvelle.

« Depuis je me demande toujours : qu’est-ce qu’il voulait me dire ? Etait-ce pour me prévenir qu’il avait vu venir quelque chose ou était-ce juste pour me parler ? » Le regard de Zouheir El Hamdi s’embue de larmes. Il était l’un des meilleurs amis de Mohamed Brahmi.

Dans la maison de la cité Ghazella à l’Ariana, un quartier de classe moyenne, la veuve de Mohamed Brahmi, Mbarka, s’affaire, entourée de nombreuses femmes venues la soutenir pendant les quarante jours de deuil réglementaires. L’air fatigué, elle continue de donner des interviews. En fin de matinée, elle a même organisé une conférence de presse chez elle en compagnie de Hamma Hammami et de Radhia Nasraoui. Entre l’organisation des funérailles de son mari et les médias, elle n’a plus une minute à elle. Pourtant, elle raconte encore et encore sa version des faits :

« Au moment où nous avons entendu des coups de feu, je suis sortie et j’ai vu mon mari dans un bain de sang. Une personne était sur une moto. Une autre, à pied, est remontée derrière lui. Ils ont pris la fuite pendant que j’essayais de m’occuper de mon mari. » Le corps de Mohamed Brahmi a été criblé de balles.

Les meurtriers ont dû attendre l’homme, qui avait décidé de ne pas se rendre à l’Assemblée ce matin-là pour la séance spéciale consacrée à la fête de la République :

Je ne suis pas prêt à assister à ce cirque aujourd’hui avait-il déclaré à sa femme en se levant.

Des paroles dures mais typiques du député, qui n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait.

La mésentente avec les islamistes et Nida Tounes et le ralliement au Front populaire

Si, selon les proches de Brahmi dans le Mouvement du peuple, le parti reste l’ennemi juré d’Ennahdha, ce ne fut pas toujours le cas. En effet, selon l’historien Amor Boubakri, après la révolution, certains nassériens auraient pu faire une alliance électorale avec Ennahdha, étant sur la même ligne de défense de l’identité arabo-musulmane.

A l’assemblée, Mohamed Brahmi tente de s’entendre avec les députés nadhaouis. Une élue nahdhaouie le décrit comme un homme mort en « martyr », qu’elle appréciait. Selon les membres du Mouvement du peuple, Mohamed Brahmi avait même eu un entretien avec Rached Ghannouchi, mais le principal désaccord entre lui et le nahdhaoui restait sur la question des Etats-Unis. « Nous voulions dès la révolution nous éloigner des Etats-Unis, mais Rached Ghannouchi n’a jamais accepté. C’était la condition pour que l’on puisse discuter avec eux », témoigne l’un des membres du parti.

Déjà divisés en interne entre le parti du Mouvement du peuple unioniste progressiste et le Mouvement du peuple, les deux partis finissent par se regrouper pour les élections, mais sur une base fragile. Brahmi est un fervent opposant à une alliance avec Ennahdha. C’est finalement la solution de l’alliance avec le Front populaire, parti d’extrême gauche, qui sera préférée en juillet 2013.

A l’époque, Mohamed Brahmi déclare que cette décision d’alliance a été prise un mois après la mort de Chokri Belaïd. Des ennemis, Mohamed Brahmi en avait. Surtout à cause de son franc-parler, mais aussi depuis la fusion de son parti avec le Front populaire. En effet, le 7 juillet 2013, Mohamed Brahmi démissionne de cette adhésion et crée le Courant populaire. Sur les ondes de la radio Mosaïque FM, il accuse son propre parti, le Mouvement du peuple, d’être « infiltré par Ennahdha », et demande à ce que l’assemblée soit dissoute ou du moins délivrée de la mainmise du parti islamiste. Dans une interview donnée au journal Le Temps le 21 juillet 2013, Mohamed Brahmi livre sa vision du parti Ennahdha et de la menace que pourrait représenter l’alliance entre le Front populaire et le Mouvement du peuple:

« Ennahdha est furieusement contrariée par le Front populaire. Ces contrariétés se sont accentuées quand il a été établi que le Mouvement du peuple s’y était inscrit aussi bien politiquement qu’au niveau du militantisme. Parce qu’il lui était facile d’accuser les composantes du Front d’infidélité et d’athéisme, alors qu’elle est incapable de le faire avec notre parti. Parce que ses partisans savent pertinemment bien que nous pratiquons nos rites religieux plus qu’eux. […] De plus, le discours nationaliste nassérien est proche des sentiments du peuple, c’est pourquoi ils éprouvent de l’appréhension vis-à-vis de cette coalition entre la gauche marxiste et la gauche nationaliste dans le cadre d’un seul front sous le titre d’une gauche sociale affranchie, dans une large mesure, de la haute charge idéologique, qui est bien ancrée dans les soucis et les problèmes du citoyen et bien collée à ses préoccupations quotidiennes, et qui exprime, sincèrement, ses attentes. […] Donc, ce rapprochement entre les deux partis dérange énormément Ennahdha, dont certains ministres ont, expressément, menacé de supprimer le Mouvement du peuple s’il ne quittait pas le Front populaire. […] Ennahdha est persuadée que son avenir serait assuré si jamais elle parvenait à démanteler ce rival coriace très gênant. »

Mohamed Brahmi n’épargne pas non plus dans cette interview les membres du parti Nida Tounes, qu’il accuse de recycler des Rcédistes, mais d’être surtout des adversaires idéaux pour Ennahdha :

” Enfin, concernant la troisième pseudo condition touchant à la position à l’égard de Nida Tounes, ce parti qui a été fondé pour recycler les Rcédistes, il faut savoir que Ennahdha a participé à la confection de ce parti. Comme elle a créé ses partenaires avant et après le 23 octobre et mis en place une Troïka, elle est actuellement en train d’inventer de toutes pièces ses adversaires afin de pouvoir les vaincre en toute aisance sous les titres de résidus, de forces contre-révolutionnaires, de symboles du régime déchu et de l’Etat profond, et s’affichant comme étant la partie qui porte l’étendard de la révolution et du changement. […] Alors qu’elle ne peut pas procéder de même avec le Front en en amplifiant l’image, parce qu’elle est incapable de surenchérir sur ses composantes sur le plan militant, politique et radical. Une telle manœuvre de sa part ferait d’elle le premier perdant dans l’opération politique. Donc, ni nous ni le Front populaire n’avons jamais traité avec les Rcédistes, et ne le ferons jamais.

Contre Ennahdha, contre les Rcédistes, et surtout contre toute alliance avec Nida Tounes : Mohamed Brahmi, quelques jours avant sa mort, s’était fait de nombreux ennemis politiques.

Les motifs de son assassinat encore à élucider

« Deux semaines avant sa mort, Mohamed Brahmi a déclaré lors d’un discours à Sfax qu’il ne croyait plus au système actuel et que la solution était hors de ce système. Il allait également démissionner de l’ANC. Donc il représentait un élément perturbateur, surtout après ses déclarations sur l’infiltration du parti par Ennahdha, raconte un de ses proches. D’ailleurs, après la mort de Chokri Belaïd, nous avions peur pour lui et Tahar Ben Hassine. Mais Mohamed Brahmi était sûr de lui, il s’en remettait au destin. »

Aujourd’hui, malgré l’annonce du ministère de l’Intérieur d’un coupable dans l’affaire du meurtre de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, de nombreuses questions restent encore en suspens autour du meurtre de ces hommes. En tuant Mohamed Brahmi, c’est aussi un symbole qui a été visé : celui de la ville qui a déclenché la révolution, Sidi Bouzid. Mais aussi celui qui défendait jusqu’au bout le but de la révolution.

Les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi symbolisent la fin d’une certaine innocence dans la politique tunisienne, où ceux qui défendent des idéaux sociaux et révolutionnaires doivent être éliminés. Sur le plan politique, Mohamed Brahmi n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait aussi bien sur Ennahdha que sur Nida Tounes, donnant ainsi plusieurs motivations pour un assassinat politique.

Malgré la mort de son père, sa fille Balkhis, 19 ans, ne se décourage pas. Elle compte poursuivre le « combat de son père jusqu’au bout », tout comme sa mère, qui a appelé lors de l’enterrement de son mari à « arrêter d’applaudir » pour « aller renverser ces rats d’égoût ». En voyant les enfants et les sœurs de Mohamed Brahmi, le dicton selon lequel on peut tuer un homme mais pas ses idées sied parfaitement à l’image de la famille, aussi convaincue que le père par ses idéaux politiques. « Reste à savoir si nous saurons ne pas refaire la même erreur que lorsque Chokri Belaïd est mort, c’est-à-dire se révolter sans aucune vision politique pour l’avenir », commente Zouhair El Hamdi.