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Depuis quelques jours, le gouvernorat de Tataouine et la zone frontalière de Ben Guerdane sont en train de vivre une crise, qui s’est transformée en heurt entre la police et les habitants de la région. Selon les médias nationaux privés et publics, les confrontations sont en rapport avec la contrebande, alors que le sit-in a été déclenché parce que que les habitants veulent que le projet du “Gaz du Sud” soit entièrement fait à Tataouine. Sauf que selon les pages Facebook et les médias de la région, les raisons de cette crise sont beaucoup plus importantes. Nous avons donc essayé d’avoir plus de détails sur ce qui se passe réellement dans le sud de la Tunisie.

Déclenchement de la crise

Le 10 mars 2013, l’Organisation des jeunes pour le développement et l’emploi à Tataouine (OJDET), l’Union des Diplômés Chômeurs (UDC) et l’Association des Activités Pétrolières (AAP) ont entamé un sit-in ouvert, “Sit-in du Destin”, devant le siège du gouvernorat pour revendiquer le droit de la région au développement.

Ce sit-in est venu après des discussions infructueuses avec le gouvernement Jomaa. L’UGTT, l’UTICA et l’UTAP ont été invité le 22  février 2014 à une réunion avec le ministre de l’industrie Kamel Bennaceur pour discuter du projet du “Gaz du Sud”. Ils ont en informé les partis politiques et les associations de la région. Ils ont décidés alors de ne pas accepter l’invitation vu qu’ils avaient estimé que les problèmes du gouvernorat de Tataouine ne se limitent pas au projet du “Gaz du Sud”, estimant que Kamel Bennaceur ne peut pas traiter ces problèmes tout seul. La société civile a exigé l’organisation d’un conseil ministériel spécialement dédié à Tataouine dans la région. Elle a obtenu une réunion de discussion avec le chef du gouvernement Mehdi Jomaa qui a été organisée le 25 février 2014 à la Kasbah. Lors de cette réunion, les représentants de la région avaient non seulement insisté sur l’importance de ce projet là, mais aussi sur d’autres questions de développement dont l’éducation, la santé, le transport et l’infrastructure.

Dans un compte-rendu présenté le 3 mars 2014 devant une foule d’habitants de Tataouine, Kamel Abdellatif, Secrétaire Général du bureau régional de l’UGTT, a rapporté que, selon Mehdi Jomaa, le projet du Gaz du Sud ne pourra pas créer autant d’emploi que n’en demandent les habitants de la région. En revanche, le chef du gouvernement leur avait promis une zone industrielle de 143 hectares.

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Page facebook de soutien au sit-in

Trompés par les gouvernements d’avant et d’après la révolution, qui leurs ont fait des promesses jamais tenus, la délégation des représentants régionaux de l’UGTT, de l’UTICA et de l’UTAP s’était avisé, cette fois-ci, d’obtenir des preuves écrites relatives à ces projets. En vain ! Aucun document ne leur a été concédé. Pour la commission, il n’était pas question de croire à des promesses orales. De plus, l’absence de documents l’empêchait de connaître le minimum de détails lui permettant de négocier. La seule issue était donc le “sit-in du destin” pour mettre fin à ces pratiques et pour changer le destin de Tataouine.

En ce qui concerne Ben Guerdane, à chaque fois que le poste frontalier est fermé, toute l’économie de la région se trouve paralysée, qu’elle soit formelle ou informelle, à cause de l’absence de substitut au commerce frontalier comme source de revenu. La dernière fermeture des frontières de la part des libyens, qui a duré plus d’une semaine, a été la goutte qui a fait débordé le verre. Mais, contrairement à ce qui s’est passé à Tataouine, les tensions qui ont résulté de la dernière fermeture du poste frontalier ont dégénérés et la crise s’est transformée en une confrontation entre la police et les habitants de Ben Guerdane.

Black-out et désinformation

Lorsque nous avons contacté Lotfi Rhouma, secrétaire général de l’OJDET (l’association qui organise le sit-in de Tataouine), il nous a fait part de son indignation face à la désinformation et au silence médiatique sur la réalité de la situation. En effet, les médias nationaux publics et privés n’ont quasiment communiqué aucune information sur les causes et les revendications de ces protestations sociales. Les rares informations qui ont été communiqués n’évoquent que les altercations entre la police et les manifestants à Ben Guerdane. Presqu’aucune couverture médiatique du sit-in pacifique de Tataouine. Censure ou autocensure ?

Les vidéos diffusées sur le web ne montrent que jets de pierres et bombes lacrymogènes mutuels entre la police et les manifestants. Un journaliste présent sur place nous a confirmé que les confrontations n’étaient pas aussi violentes que les montrent les médias nationaux.

De même pour la communication officielle du gouvernement. Jusqu’à aujourd’hui aucun ministre ne s’est prononcé publiquement sur ce qui se passe. Sur la page officielle de la présidence du gouvernement, on ne trouve que quelques photos d’une visite faite par Mehdi Jomaa à Médenine. Aucune allusion au sit-in et aux revendications dans le sud ! Blocus total!

Alors qu’un grand nombre de médias ont pris l’habitude de relayer les communiqués de la TAP, très rares sont ceux qui ont agit de la sorte avec la dépêche qui rapporte les déclarations du gouverneur de Médenine.

Si les protestations n’ont pas dévié de leur caractère pacifique, elles demeurent légales, surtout en raison de l’importance économique et sociale du point de passage frontalier, et de la rareté des institutions économiques permettant de garantir des opportunités d’emplois dans la zone […] “toute agression contre l’institution sécuritaire n’a aucune excuse
Gouverneur de Médenine, TAP, 12 mars 2013

Lotfi Rhouma se plaint du fait qu’il n’y ait pas eu de médiatisation d’une grande manifestation organisée le 15 mars 2014. Au lieu de cela, on préfère parler du clip “Happy” tourné par les fans de Star Wars à Tataouine qui a dépassé les 1,4 millions de lectures sur Youtube. Le reportage sur le sit-in de Tataouine tourné par Radio Tataouine a été consulté plus de 1200 fois.

Ce silence médiatique nous rappelle ce qui s’est passé lors de la crise du bassin minier de 2008. Ce n’est d’ailleurs pas l’unique point commun avec les protestations de Rédeyf : les principales revendications sont en rapport avec le droit au développement et à une part des bénéfices des ressources naturelles.

Actuelles revendications

Ce qui a déclenché la crise à Tataouine est certes l’absence de compromis au sujet du “Gaz du Sud”. Les habitants de la région trouvent absurde le fait que la production et le transport du gaz se fassent à Tataouine, alors que le traitement d’usine qui emploie le plus de personnes se fasse à Gabès. Ils veulent donc que l’usine de traitement du gaz se fasse à Tataouine et que le gaz soit ensuite acheminé vers la cote. Mais le dossier du “Gaz du Sud” n’est que la goutte qui a fait déborder le verre. De même pour Ben Guerdane.

Et ce qui est plus important c’est l’après gaz ! Les investisseurs ne vont pas venir ! Il faut que l’Etat investisse en construisant des usines de ciment, de gypse, etc. Il faut des fonds de développement similaires à ceux du bassin minier.
Kamel Abdelatif, SG du bureau de l’UGTT à Tataouine

Lotfi Rhouma, SG de l’OJDET nous a donnée des détails sur les revendications du sit-in. Les sittineurs et le reste des habitants du gouvernorat demandent, selon lui, la mise en place et l’application d’un vrai plan de développement incluant le projet “Gaz du Sud”, ainsi que d’autres projets industriels et agricoles. Le financement de ces projets devrait se faire via des fonds publics provenant de l’exploitation des ressources naturelles “similaires à ceux du bassin minier” dit-on. Lotfi Rhouma propose que ces fonds d’investissement soient alimentés de 3% du revenu pétrolier.

Il est inacceptable qu’après la révolution, les société pétrolières continuent à piller nos ressources naturelles.
Lotfi Rhouma, SG de l’OJDET

Les revendications à Ben Guerdane sont similaires à ceux de Tataouine. Sauf que là, il ne s’agit pas des gisements de gaz et de pétrole, mais des salines proches de Ben Guerdane.

La sortie de crise ne commencera, selon lui, qui si un conseil ministériel se réunit à Tataouine pour discuter de ce plan de développement. Mais la présentation de documents détaillés sur les projets qui seront inscrits dans ce plan est selon lui nécessaire. Il ne faut pas que les erreurs du passé se répètent.

Au nom du “Dostour”…

Nous avons relevé que les organisateurs du sit-in font référence à certains articles de la nouvelle constitution pour renforcer leur argumentaire. “C’est au nom de l’article 12 et de l’article 13 de la constitution que nous protestons” nous a déclaré Lotfi Rhouma.

Le journaliste dont nous parlions précédemment parle même des conventions internationales qui protègent les droits des habitants de la région. En effet, les revendications sont légitimées par un bon nombre d’articles de la constitution. Nous en citons quelques-uns :

L’Etat œuvre à la réalisation de la justice sociale, du développement durable, de l’équilibre entre les régions, en se référant aux indicateurs de développement et en s’appuyant sur le principe de discrimination positive.
Il œuvre également à l’exploitation rationnelle des richesses nationales.
Article 12 de la Constitution tunisienne

Les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien. L’Etat exerce sa souveraineté sur ces ressources au nom du peuple.
Les contrats d’investissement qui y sont relatifs sont soumis à la Commission spécialisée de l’Assemblée des Représentants du Peuple.
Les conventions conclues, portant sur ces ressources, sont soumises à l’Assemblée pour approbation.
Article 13 de la Constitution tunisienne

L’autorité centrale fournit des ressources complémentaires aux collectivités locales, en application du principe de solidarité et suivant les modalités de la régulation et de l’adéquation.
Le pouvoir central œuvre à la création d’un équilibre entre les revenus et les charges locales.
Une part des revenus provenant de l’exploitation des ressources naturelles peut être consacrée à la promotion du développement régional sur l’ensemble du territoire national.

Article 136 de la Constitution tunisienne

Après trois ans de travaux et de débat, les principes énoncés dans la Constitution vont-ils demeurer inappliqués ?

Des appels ont été lancés pour une grande manifestation à Tataouine, le 20 mars prochain, à l’occasion de la fête de l’indépendance. On parle de “Révolution du Sud”. Entre-temps, les tensions entre les habitants de la région et les sociétés pétrolières sont en train de monter. La situation risque également de se propager vers le reste des gouvernorats du Sud.