Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

rached-ghannouchi

Nombre de nos compatriotes s’étonnent du jeu occidental en Tunisie, n’y comprenant pas le sens profond, étant trompés par ce que l’on sait de l’Occident et qui ne fait plus son essence, à savoir les valeurs de la démocratie idéale.

Déjà, en Occident, la raison participative commence à contester sérieusement une conception minimaliste de la démocratie se résumant dans le jeu vain des partis et du mécanisme des élections. Celui-ci est même de plus en plus vicié grâce aux technologies de la triche sophistiquée, facilitée par un désintérêt populaire croissant pour la politique, le peuple faisant en quelque sorte sécession, incarnant une secessio plebis postmoderne.

On a pu dire que la femme de César ne peut donner que ce qu’elle a ; et l’Occident aujourd’hui, faute d’avoir refondé sa démocratie en réinventant ses valeurs, cherche à maintenir son rang en s’accrochant à ce qui a fait sa force : l’illusion d’être le meilleur. Et on sait qu’une illusion n’a de prise que par l’adhésion des masses, tout mensonge pouvant faire vérité du moment qu’on veut bien y croire, ou encore mieux, si l’on doit le croire afin de ne pas perdre sa vie.

Il est évident pour les plus lucides des analystes de la politique occidentale que nous avons affaire en ce monde en crise à des marchands de vieilleries qui n’ont de chance de commercialiser leur camelote qu’en occultant les nouveaux modèles, les nouvelles technologies rendant obsolètes les leurs.

Dans la sphère d’influence occidentale, cela passe par le travail de l’imaginaire, y forçant la surestimation d’un modèle périmé devant être vanté comme toujours irremplaçable. Or, cela ne peut se faire sans complicité interne auprès des relais politiques et d’opinion sur place. Quel meilleur allié que le chef de file de l’opinion censée être opposée et qui jouerait, même partiellement, un tel rôle ?

Comme la fameuse cinquième colonne en temps de guerre, il s’agirait d’un ensemble de vertèbres assez souple pour autoriser toutes les postures tout en demeurant une colonne assumant son rôle de tenue de la charpente osseuse du corps en un axe stable.

C’est à ce jeu que se plie le chef du parti islamiste dont le réalisme est le goût nécessaire du pouvoir sont près de l’amener à tout ce qui paraîtrait, pour une observation sommaire, relever du reniement. Outre son programme économique ultra-libéral, il est d’une plasticité idéologique phénoménale ouverte à tout rebondissement tant que cela ne touche pas à ses tabous. Ceux-ci ne dérangent nullement l’Occident qui en tire même argument pour sa supposée prééminence éthique aux racines judéo-chrétiennes.

De fait, aux yeux du chef islamiste, il ne s’agit nullement de trahison de ses propres valeurs, mais de cet art de la politique où il sied de simuler et dissimuler. C’est même de plus haute rhétorique politique. Et l’on sait à quel point la rhétorique en langue arabe est un art majeur, riche en possibilités permettant de dire le sens et son contraire dans le même mot, faire de l’exception la règle ou entendre une signification cachée nullement apparente sous l’apparence la plus innocente tout en l’étant vicieuse. J’ai d’ailleurs détaillé les ressorts de cet art rhétorique politique dans un article en arabe : في البديع السياسي أو متخيل راشد الغنوشي.

On ne peut que comprendre qu’un tel allié de poids est précieux pour l’Occident qui veut continuer en Tunisie une expérience originale se voulant la conciliation des exigences du marché et celles d’une démocratie formaliste sinon formelle pérennisant son modèle saturé. Tant que cet allié sera en mesure de jouer une telle partition, il sera incontournable. Et il semble que ce soit le cas, malgré l’extrême hétérogénéité du parti islamiste.

C’est que les intérêts stratégiques sont liés. D’un côté, l’Occident continue à jouir de la chimère de son magistère politique et économique tout en y rajoutant une touche morale qui lui manque pour excès de matérialisme. De l’autre, l’islamisme à la sauce tunisienne profite de ce soutien précieux pour être au pouvoir et continuer son travail de sape en vue d’influer sur les mentalités et faire dividende grâce à la fameuse loi sociologique de l’imitation. On voit d’ailleurs bien le peuple de plus en plus gagné, du moins dans les apparences, aux manifestations fallacieuses de piété; c’est qu’une violence morale s’exerce sur lui indirectement et elle est suffisante au parti islamiste pour espérer islamiser le pays sur le long terme.

C’est en cela qu’il se trompe ainsi que l’Occident; une telle stratégie étant de courte vue. Si elle a le mérite de changer les idées sur l’islamisme avarié ayant cours tout autour, elle n’emporte pas moins une altération majeure des principes d’un islam qui est bien plus tolérant et pluriel que ne veut et ne peut le montrer le parti de cheikh Ghannouchi.

Aussi, il suffira que des voix justes s’élèvent un jour pour dire le vrai sur l’islam, faire sauter les verrous que la collision occidentalo-islamiste en Tunisie a intérêt à maintenir en place, pour qu’un tel château de cartes soit emporté sous le souffle de l’histoire. Et celle-ci souffle en Tunisie depuis le Coup du peuple ! On le sent et on le voit hors des villes engoncées dans leur confort, l’écho du souffle de l’histoire ne s’étendant nullement mieux que dans la steppe.