Hamza Balloumi, animateur de J8, a réuni sur le plateau : Amel, la sœur de Kais Berrhouma, Dr. Moncef Hamdoun, chef du service de médecine légale à l’hôpital Charles Nicole, Issam Dardouri, président de l’Organisation Sécurité et Citoyenneté, membre du syndicat régional du service de santé du Ministère de l’Intérieur et ancien Secrétaire Général du syndicat des forces de sûreté de l’aéroport Tunis-Carthage, Radhia Nasraoui, avocate, présidente de l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) et membre du Sous-Comité pour la prévention de la torture des Nations Unies, Jawhar Ben Mbarek, professeur de droit constitutionnel et coordinateur général du mouvement Doustourna, Walid Lougini, porte-parole du ministère de l’Intérieur, et Mohamed Boughalleb, dans le rôle du contradicteur.

Les morts ont toujours tort

Drapée dans son deuil, Amel Berrhouma raconte comment son frère a été assailli par des policiers, alors qu’il descendait du taxi pour rentrer à la maison. « Entre dix et onze policiers contre un jeune homme qui pèse à peine quarante kilos », se désole-t-elle en montrant des photos attestant des traces de violence sur le corps de la victime : Des ecchymoses sur le visage, une épaule déboitée, le cou brisé et même une morsure dans le dos. Au lendemain du décès de Kais, Amel avait confié à Nawaat que, lors de l’arrestation, beaucoup de témoins ont affirmé avoir vu son frère mourir sur le coup, après un violent passage à tabac.

Hamza Belloumi croit bien faire en rapportant la version de la Brigade anti-stupéfiants : Kais Berrhouma serait un dangereux trafiquant de drogue recherché par la police. Il aurait tenté de s’enfuir lors de son interpellation. La violence était donc nécessaire pour le maîtriser. Kais ne serait pas mort à cause de son passage à tabac, mais parce qu’il aurait avalé une quantité de drogue qu’il détenait. Une version contestée par la sœur du défunt.

Jawhar Ben Mbarek objecte que le fait qu’il soit un trafiquant de drogue ne change rien à l’affaire, car la délinquance n’exclut pas les droits de l’accusé. Comme le relève Radhia Nasraoui, dans une interview, les policiers croient que si « la personne concernée est un délinquant, son sort n’intéressera personne ». Ben Mbarek, dont le père a été torturé sous Bourguiba, aurait pu relever qu’il y a eu, d’emblée, infraction au Code pénal, notamment à l’article 13 qui oblige l’officier de police judiciaire à « notifier » la famille du détenu de « la mesure prise à son encontre ». Or, la famille Berrhouma n’a été informée ni de l’arrestation ni de l’heure du décès de son fils.

L’honneur perdu de la médecine légale

De même qu’il n’est plus possible d’aborder la médecine légale sans souligner « son rôle important dans la lutte contre l’impunité » et sans référer au Protocole d’Istanbul adopté, en 1999, par les Nations Unies. En effet, ce « manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements, cruels, inhumains ou dégradants » fournit le premier ensemble de directives internationalement reconnues pour les médecins et les médecins légistes afin de déterminer si une personne a été torturée.

Pourtant, Dr. Moncef Hamdoun semble méconnaitre les normes onusiennes, plus préoccupé du discrédit qui s’est abattu sur la profession, depuis cinq ans. Mais, il assure, à ceux qui veulent le croire que, depuis 2011, les médecins légistes ne sont plus sous influence, et que les 35 médecins désignés pour cette tâche sont tout à fait compétents et intègres. Cependant, le docteur se fâche, lorsque Radhia Nasraoui révèle que des experts danois et suisses avaient constaté que le rapport d’expertise légale de Walid Denguir était bâclé, et qu’elle même avait constaté de visu des traces de torture insoutenable sur le corps de la victime. « Il y a effectivement des traces de violence, mais ce n’est pas la violence qui a causé sa mort. La victime a succombé, suite à une quantité de drogue qu’il a avalée et à l’effort physique qu’il a fourni lors de la course poursuite avec les policiers » s’emporte Dr. Hamdoun qui fait valoir son bac+ 11 pour clore un débat qui ne fait que commencer.

De Fayçal Baraket à Walid Denguir, les corps en supplice

Les négationnistes ignorent, sans doute, que la détection des traces de torture est un savoir particulier qui n’est pas toujours contenu dans les livres de médecine, mais relève d’une vocation militante. On peut ainsi lire dans le très sérieux Guide pratique du Protocole d’Istanbul à l’intention des médecins que «les lésions aiguës sont souvent caractéristiques de la torture, car elles se présentent sous des formes particulières qui les distinguent des lésions accidentelles, notamment par leur contour et leur répartition sur le corps », ou encore que « les traumatismes contondants ne laissent souvent aucune cicatrice ou des cicatrices peu caractéristiques ».

De même, les Principes des Nations Unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires prévoient qu’« une enquête approfondie et impartiale sera promptement ouverte » dans tous les cas de décès suspect sous la garde des autorités, afin de « déterminer la cause, les circonstances, le jour et l’heure du décès, le responsable et toute pratique pouvant avoir entraîné le décès, ainsi que tout ensemble de faits se répétant systématiquement ».

De son côté, Radhia Nasraoui rappelle que, sous la dictature, « plusieurs prisonniers islamistes et gauchistes sont morts sous la torture, dans les locaux du ministère de l’Intérieur, et que personne ne l’avait signalé ». Elle évoque le cas emblématique de Fayçal Baraket. En 2013, l’exhumation du corps de Baraket pour une autopsie a discrédité la version mensongère du ministère de l’Intérieur. Mais les responsables de sa mort, dont deux médecins et un directeur d’hôpital, n’ont toujours pas été traduits devant la justice.

La même année, l‘enquête officielle ouverte sur la mort suspecte de Walid Denguir, n’a pas eu de suite. La police a affirmé que la victime serait un trafiquant recherché et qu’il aurait décédé des suites d’une overdose de cannabis, alors même que « les médecins expliquent qu’on ne meurt pas d’une overdose de cannabis». Selon la présidente de l’OCTT, 10 cas de morts suspectes ont été recensés d’avril à septembre 2015, et 23 cas de torture seulement pour le seul mois de septembre, soit le chiffre le plus élevé depuis 2011.

Quand le journaliste contradicteur arrondit les angles

Ce soir là, Mohamed Boughalleb était l’incarnation de l’inquisition partiale et partielle que les médias dominants érigent en spectacle pour conforter les opinions les plus réactionnaires. Ainsi, il affirme que les centres de détention et les prisons sont maintenant connus et ouverts aux visites de contrôle de la société civile, à la différence de l’ère Ben Ali où ces lieux étaient secrets et interdits. Le système de visites dont il est question est une mesure préventive énoncée par le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que la Tunisie a ratifié en juin 2011. Ce Protocole oblige également la Tunisie à mettre en place un « mécanisme national de prévention » (MNP), en l’occurrence l’Instance nationale de prévention de la torture créée en vertu de la Loi organique n°2013-43 du 23 octobre 2013. Ce qu’omet de rappeler le journaliste.

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Issam Dardouri, à gauche, Mohamed Boughalleb, à droite. (Source : la page Facebook du J8).

Il occulte également le fait que les résistances persistent. Ainsi, en 2014, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Juan E. Méndez, « s’est vu refuser l’accès au Centre de la police judiciaire d’El Gorjani et ce, en violation des termes de référence pour les missions d’établissement des faits par les rapporteurs spéciaux ».

L’ennemi intime

Boughalleb, toujours engagé contre les opprimés, n’hésite pas à affirmer que « la situation n’est pas catastrophique au point de percevoir le ministère de l’Intérieur comme un ennemi ou une force d’occupation ». Il avance des chiffres qui, soit dit en passant, ne figurent pas sur le site du ministère de l’Intérieur. Ainsi, « de février à septembre 2015, 500 policiers sont passés devant le conseil de discipline, dont 12 ont été licenciés et 15 traduits en justice ». Là encore, le contradicteur omet de dire que l’impunité persiste, quel que soit le plaignant. Riadh Zaghdoud, porte-parole de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation, résumait cette situation kafkaïenne en confiant, il y a quelques mois, à Nawaat que :

La justice tunisienne n’a jamais condamné un agent ou un policier pour actes de torture. Ce qui signifie que la torture n’existe pas dans notre pays.
Riadh Zaghdoud, porte-parole de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation

Le déni peut aussi être traduit sous d’autres formes comme la banalisation. Issam Dardouri affirme, ainsi, qu’il y a de mauvais traitements et non pas des pratiques de torture systématique. Le policier médiatique défie Radhia Nasraoui, la sommant de citer un cas de torture où un détenu aurait subi la position du poulet rôti ou le supplice du bâton. L’avocate est même suspectée de se fier à “des impressions”. Sur la même longueur d’onde que son collègue, Walid Lougini affirme que le policier est un être humain et que ses droits sont garantis par la loi. Le porte-parole évoque « la violence légitime de l’État », mais affirme que « les portes du ministère sont ouvertes » et invite « tout le monde à venir contribuer à la réforme de l’institution et de ses pratiques ». En attendant, « la société civile ne peut pas prendre la place de la justice », tonne Lougini.

Le hic, c’est ce que ce déni généralisé du phénomène tortionnaire est conforté par le phénomène terroriste. Conjugué à l’absence de réforme et à l’impunité, cela a eu pour effet de banaliser la violence policière et les crimes de torture. Les victimes étant souvent des détenus de droit commun qui appartiennent aux catégories défavorisées et vulnérables de la population comme le souligne Jawhar Ben Mbarek.

Le cercle vicieux de la torture, du terrorisme et de l’impunité

Sur le plateau de cette même émission, le juge Ahmed Rahmouni avait créé la polémique en révélant que la torture se pratiquait pour arracher des aveux dans des affaires terroristes, notamment celle de l’attentat du Bardo où les propos des prévenus ont été falsifiés par la brigade anti-terroriste d’El Gorjani. Le juge affirme aussi que les tortionnaires ont été promus au sein du ministère de l’Intérieur, à l’encontre des décisions de la justice, ce qui entache l’intégrité des juges. Toujours, selon Rahmouni, les juges anti-terroristes subissent de nombreuses pressions exercées par les syndicats des forces de l’ordre, mais aussi par les médias connivents.

Dans son abécédaire de la torture en Tunisie, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) relève que

Même s’ils consentent de plus en plus à noter les allégations et, éventuellement, les traces de torture sur l’insistance des avocats, les juges d’instruction ne transmettent jamais les allégations au procureur, comme l’exige pourtant le Code de procédure pénal. Bien souvent, le magistrat instructeur refuse d’ordonner une expertise médicale, même lorsque les allégations de torture peuvent avoir une incidence sur la validité des procès-verbaux qui lui ont été transmis par la police judiciaire.

En attendant la mise en place de l’instance de prévention de la torture, leurs familles réclament une enquête sur la mort de Sofiane Dridi et Kaïs Berrhouma. Les espoirs en cette nouvelle instance sont fondés, surtout après que la commission d’enquête parlementaire sur les sept accusés de terrorisme a raté une belle occasion pour faire la lumière sur les dysfonctionnements des services de l’Etat et sur la confusion des pouvoirs.