Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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On m’avait prévenu. « On ne te fera pas de place dans le milieu artistique tunisien », me disait une amie tunisienne et artiste à qui je racontais les cours de théâtre que je prenais à Paris. C’était en 2012, alors que je venais de poser mes valises en Tunisie. Du coup, je me contente, dans un premier temps, d’être spectatrice : je fais le tour des salles de théâtre. C’est facile, elles se comptent sur le bout des doigts. J’accroche rarement. Ça aussi, on me l’avait dit : « Révolution ne rime pas toujours avec création ». Mais ça, c’est une autre histoire. Septembre 2014, les planches me manquent. On me conseille L’Artisto : l’équipe est jeune, avec un bel état d’esprit, me dit-on. Premier cours. Quel bonheur de retrouver la scène ! J’apprécie l’approche de Ghazi Zaghbani et me réjouit à l’idée de commencer une nouvelle aventure théâtrale. La fin du cours approche, et avec elle, la déception.

– « Vous avez des cheveux ? », me demande l’assistant de Ghazi.

– « Euh, oui ».

– « Alors pourquoi vous portez ce tissu sur la tête ? Vous comptez le mettre à chaque cours ? »

– « Euh, oui ».

– « Ah, parce que techniquement ça pose problème ».

Dans le cadre de la rédaction de ce billet, j’ai rencontré Ghazi Zaghbani qui assure qu’il est inenvisageable pour lui d’exclure une femme voilée d’un atelier de théâtre, « ce serait contraire aux principes même du théâtre ». Il s’est avéré que les remarques de son assistant de circonstance (un comédien professionnel venu lui donner un coup de main ce jour-là) ne relève en rien d’une politique définie par l’espace culturel El Artisto.

Je quitte donc le théâtre, jurant de ne plus y remettre les pieds. Tant pis, ce sera dans une autre vie. Mais quand on aime une chose, difficile d’y renoncer. Rentrée 2015, on m’encourage à toquer à la porte d’El Teatro, « des gens ouverts ». Je prends rendez-vous pour une audition, et à peine arrivée la secrétaire me dit :

Si j’avais su que tu portais le voile, je t’aurais dit de ne pas venir ma pauvre. L’année dernière, il [Taoufik Jebali] m’a fait un scandale car j’ai laissé une fille voilée entrer.

Perplexe, j’essaye de comprendre, lui dit que c’est justement l’occasion d’échanger avec lui à ce sujet, mais elle est catégorique : « impossible », répète-t-elle. Deuxième échec.

Je contacte alors par téléphone Zeineb Farhat, directrice de l’espace culturel en question. « Nous croyons en la liberté de culte, mais nous croyons aussi que le voile et le théâtre sont antinomiques ». Et de préciser : « Si vous portez le voile, il y a nécessairement des exercices que vous ne pourrez pas faire. De la même façon qu’on n’entre pas dans une mosquée en mini-jupe, on ne peut pas faire de théâtre en étant voilée. Comme pour tout espace, l’espace théâtrale a des règles ». Alors oui, c’est vrai : il m’est arrivé, à moi aussi, lors d’un cours de théâtre à Paris de ne pas me lever pour réaliser un exercice. Le comédien qui animait cet atelier a eu l’intelligence de comprendre. Son regard me disait : « Pas de soucis, je sais composer avec la diversité de mes élèves ». Il semblerait que cet esprit d’ouverture ne soit pas donné à tout le monde et encore moins à ces monstres sacrés du théâtre tunisien que j’ai pu rencontrer.

Mais ces deux expériences auront eu le mérite de soulever des questions et une réflexion qui dépasse mon cas personnel. Quelle est la place de la personne dans le corps du comédien ? Le comédien peut-il tout jouer et doit-on l’obliger à tout jouer ? Un comédien qui s’impose des limites, remet-il en cause l’exercice même de la pratique théâtrale ? Et si l’on perçoit le voile comme une contrainte, est-il en soi un frein sur scène ? Je ne sais pas jusqu’où ces personnes qui ont décrété que voile et théâtre étaient incompatibles ont poussé la réflexion. Aujourd’hui, lorsque je les entends parler de démocratisation de la culture, je souris intérieurement. Comment prétendre amener la culture à tous, tout en interdisant l’exercice à certains ? Et comment, une société où un grand nombre de femmes sont voilées pourraient-elles s’identifier à une scène théâtrale d’où elles sont exclues ? C’est finalement la relation entre le monde de la culture et son environnement qui se révèle dans cette histoire. Le parallèle que fait Zeineb Farhat entre la mosquée et la scène interroge : la sacralisation de la scène, le formalisme et le ritualisme sont-ils les schémas qui structurent la vie culturelle ? Il existe pourtant des religieux qui ont été poussé dans leurs retranchements et qui ont fait preuve de plus d’ouverture et de sensibilité à la personne et à ses intentions qu’à son apparence. Au fond, qu’est-ce que cette clôture protège véritablement ? Le théâtre ou le milieu qui prétend à un monopole sur la culture ?

Je réalise combien le milieu artistique tunisien est prisonnier d’un système qui, en cherchant à être libérateur, est devenu liberticide. Il est tout de même étonnant que les plus grands défenseurs de la liberté se transforment en gardiens du temple d’un véritable magistère qui définit les espaces de liberté, admoneste et au besoin exclut les personnes non-conforme à leur étroite conception de l’expression théâtrale. Pourtant, ce que j’ai appris lors de mes précédentes expériences artistiques, aux côtés de comédiens croyants et athées (qu’importe, n’est-ce pas ?) c’est la puissance du théâtre à transcender nos particularismes et à redonner à chaque âme dignité et espérance, bien loin des querelles idéologiques.