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Depuis qu’elle a été rebaptisée en 2015 « Fête de la révolution et de la jeunesse », la cérémonie de commémoration de l’anniversaire de la révolution à Carthage a quelque chose d’assurément maladroit, pour ne pas dire gauche. Après la mise au ban des familles des blessés et des martyrs de la révolution en 2015, cette année c’est la gauche qui a été copieusement ostracisée par le discours d’un président de la République politiquement en difficulté.

On aurait pu penser qu’après les incidents qui avaient émaillé la célébration de l’an dernier, sous le patronage de Béji Caïd Essebsi, cette année les familles des blessés et des martyrs de la révolution, qui rappelons-le sont concernées au premier chef, auraient été réhabilités ou qu’une forme d’hommage leur aurait été spécialement rendue. Mais si en 2015 celles-ci étaient reléguées à l’arrière de la salle du Palais, au profit du quartette et des victimes du terrorisme recevant tous les honneurs. Cette année exit les perturbateurs : les familles des héros artisans de la révolution sont carrément absentes…

L’establishment politique était en revanche présent quasiment au grand complet, avec le nouveau gouvernement remanié (moins un démissionnaire précoce aux Affaires sociales), des représentants de pays du Golfe, des élus de l’Assemblée des représentants du peuple majoritairement Nidaa Tounes, des chefs de partis, et les anciens chefs de gouvernements post révolution, avec l’absence remarquée de Mehdi Jomâa, interprétée par certains comme signe de mécontentement, la protection policière fournie par la présidence lui ayant été récemment retirée.

« Aucun objectif de la révolution n’a été réalisé, bien au contraire. C’est pour cela que lorsque nous avons été invités au Palais présidentiel, nous avons décliné l’invitation. Nous refusons de célébrer ce jour avec ceux qui ne reconnaissent pas la révolution », a quant à elle expliqué Samia Abbou, qui a préféré la rue, dans le stand de son parti Avenue Bourguiba au moment où avaient lieu les festivités du Palais.

Mais la famille politique représentée par Samia Abbou n’était pas la seule à être absente à Carthage. Fraîchement auréolé du Nobel, mais en conflit ouvert avec le pouvoir depuis le dernier remaniement ministériel pour lequel il n’a pas été consulté, l’UGTT et son secrétaire général Houssine Abbassi étaient les grands absents de l’évènement : « Le quartette est-il là d’ailleurs… Oui il est là, enfin presque… c’est mieux que rien », a cru bon d’ironiser Essebsi.

Faire l’inverse de ce qu’on affirme : une pratique de l’ancien régime

Mais venons-en au speech présidentiel. Cela est devenu une tradition instaurée par Béji Caïd Essebsi à chaque grande occasion, quelle qu’en soit la nature : ses discours sont précédés par de longues minutes de récitation d’un florilège de versets coraniques sur lesquels l’homme aime à s’extasier assis devant son auditoire. Etrange rituel qui fait davantage penser à de solennelles funérailles.

Après deux petites minutes consacrées à des propos convenus sur le Printemps arabe et l’amour de la patrie, le président cite « des sondages d’opinion » sans en citer la source, qui indiquent que « 73,9% des Tunisiens sont optimistes, et qu’une majorité pense que la situation sécuritaire du pays s’est améliorée ».

Le président entre ensuite rapidement dans le vif du sujet : « à propos des partis politiques, il y a beaucoup à dire sur leur rendement, surtout celui de Nidaa Tounes »… Au fil des minutes, l’audience comprend alors que Béji Caïd Essebsi est venu essentiellement parler de « son » parti, mais aussi de son fils.

Conscient qu’il est sur le point d’aborder un sujet hautement polémique, et qu’il va une fois de plus accessoirement enfreindre l’article 76 de la Constitution, il prend quelques précautions oratoires, en prétendant que l’initiative ne vient pas de lui mais d’« hommes de confiance, présents dans la salle », qui l’auraient incité la veille à évoquer publiquement la question « parce que l’opinion publique pense qu’il est le responsable de la crise » qui touche le parti.

Premier constat, les conseillers en communication ont probablement recommandé au président de ne plus utiliser le terme « chaq » (“camp”), tourné en dérision par l’opinion, et de parler désormais de « fariq » (“équipes”) pour désigner les clivages qui traversent Nidaa Tounes. Face à une audience que l’on devine partagée entre l’ennui et l’étonnement, il va ensuite évoquer tout en allusions « l’autre équipe, qui s’est proclamée héritière de Bourguiba », celle de Mohsen Marzouk, le grand rival.

Via une digression aux ficelles grossières, Essebsi affirme alors : « Quant à moi je ne suis pas l’héritier de Bourguiba… je suis son élève… et deuxièmement je n’ai pas d’héritier… J’estime que tous les Tunisiens sont mes enfants », paradoxalement comme le faisait Bourguiba.

Le président ne va pas se contenter d’évacuer ainsi superficiellement la question de l’héritier, il va aussi verser dans la raillerie de ses adversaires. « Il se trouve qu’un troisième camp a quitté le parti hier, qu’il en soit ainsi, en espérant qu’il trouvera plus de cinq personnes pour le suivre… le pluralisme est une bonne chose… mais il ne solutionnera rien », allusion au « courant de l’Espoir », institué par l’ex argentier de Nidaa Faouzi Elloumi.

Désignation d’un ennemi commun : une diversion

« La question ce n’est pas juste Nidaa Tounes… Il y a d’autres partis… certains ont annoncé dans une déclaration à la presse, sans nous contacter, qu’ils allaient boycotter cette réunion extraordinaire que nous avons convoquée en hommage à la révolution tunisienne. Il s’agit du Front Populaire, ainsi que ses sympathisants »… « Il y a visiblement confusion entre la présidence de la République et les gouvernements. La présidence de la République, c’est le symbole de l’Etat. Par conséquent, s’ils veulent boycotter l’Etat, nous les informons que nous avons pris acte de cette décision, et que nous pourrions y revenir en temps voulu »…

Dignes des pires heures de la dictature, qui n’avait jamais osé menacer ainsi nommément et de façon directe les partis d’opposition, ces menaces méritent que l’on s’y attarde. Elles sont en réalité davantage un signe de faiblesse.

Dans l’alliance politique entre Nidaa Tounes et Ennahdha, il existe un volet idéologique fait de la convergence des droites (religieuse et libérale) dans leur hostilité de principe à la gauche radicale. Cette détestation commune de la gauche est réactivée à l’occasion, comme en l’occurrence où une présidence affaiblie, en recherche de légitimité nouvelle, entend draguer les conservateurs d’Ennahdha en leur rappelant l’ennemi commun : le Front Populaire, qui apparait comme un bouc émissaire tant on ne voit pas bien en quoi il est responsable des maux actuels du pouvoir.

Jusqu’au bout confus et voulant plaire dans le même temps à ses alliés d’Ennahdha et à ses bases éradicatrices de l’islam politique, le président finira son discours par une réponse en porte-à-faux de la métaphore du « oiseau à deux ailes » de Rached Ghannouchi. « La cohabitation est l’un des fruits du consensus… mais ce dernier ne veut pas dire la fusion et l’abandon des fondamentaux et des idéaux qui constituent l’identité de chaque parti : chacun a ses deux ailes qui lui sont propres et peut voler librement dans la direction qu’il entend », a plaisanté Essebsi… C’est la seule occurrence où il sera applaudi par la salle.

Lassées par les dérives autoritaires du locataire de Carthage, une année seulement après son intronisation, même les élites présentes ce jour-là au Palais semblent désormais se demander s’il pourra mener à terme son mandat.