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Samedi le 23 janvier 2016, une cinquantaine de personnes se sont rassemblées à l’Institut national agronomique de Tunisie (INAT) à Tunis pour la première réunion du Forum pour la souveraineté alimentaire. Lancé par le géographe-réalisateur Habib Ayeb, le Forum se présente comme une alternative à la consultation gouvernementale sur l’agriculture et vise, sur le long-terme, à transformer le modèle agricole en Tunisie. Dans une interview avec Nawaat, Ayeb explique les objectifs du Forum et l’urgence d’un débat national sur la souveraineté alimentaire.

Comment est née l’idée de ce Forum ?

L’idée du Forum c’est d’ouvrir le débat sur des questions sur la souveraineté alimentaire, sur la politique agricole ancienne, celle d’aujourd’hui, celle qu’on aimerait qu’elle devienne, qu’elle soit adoptée en Tunisie ou ailleurs. La Tunisie c’est une première étape ; la deuxième serait l’Afrique du nord, la troisième l’Afrique.

Samedi le 23 janvier, vous avez tenu votre première réunion ; qui a participé ?

Plus de 50 personnes ont participé : Il y avait des jeunes, des femmes, des personnes plus âgées, une dizaine d’étrangers, 3 universitaires ce qui était largement suffisant car les autres ont trouvé le temps de parler, des personnes qui travaillent avec des ONGs… Ce qui a été très surprenant : je n’attendais pas autant de personnes. Des partis politiques organisent leurs réunions et il y a parfois 15 à 20 personnes ; nous on n’avait rien du tout pour la première réunion, ni des noms connus, ni des associations, ni des partis politiques, mais les gens sont venus. Ils sont tous venus à titre individuel, des gens avec des backgrounds différents et des intérêts aussi différents. Ils sont conscients des problèmes à des degrés divers…C’est très fort, parce que ça veut dire que l’idée du débat citoyen est en train de prendre forme.

Le Forum aura lieu en 2017 : Que se passera-t-il entre temps?

Le Forum sera l’aboutissement d’une année et demi de débat, donc la première participation pour les gens qui ont envie de nous rejoindre c’est la diffusion : de dire qu’il y a quelque chose qui se passe dans ce pays et de parler de la souveraineté alimentaire, de la difficulté de trouver les bonnes choses à manger, de la dépendance alimentaire chez nous comme dans d’autres pays. Il n’y a pas que les Tunisiens, plus que la moitié de l’humanité souffre de ces problèmes alimentaires. La première action c’est de parler du Forum et de ces concepts. Il faut commencer les débats dès aujourd’hui.

Le Forum est conçu un peu comme l’Agora grecque, la place où les gens de la cité descendent pour discuter leurs affaires. On voudrait que les gens descendent de leurs montagnes, de leurs immeubles, de leurs statuts sociaux, de leurs fonctions ou de leurs activités, qu’ils viennent sur place dire ce qu’ils pensent, ce dont ils ont envie de manger, de boire, d’exporter et d’importer. C’est le moment où tout le monde se réunit sur la place mais avant d’arriver à la place il faut qu’on continue à discuter. On a une année et demi pratiquement devant nous et il faut nous mobiliser. Les médias ont un rôle important pour diffuser l’information, pas seulement sur le Forum mais sur la problématique.

Qui sont les bailleurs de fond du forum pour la souveraineté alimentaire ?

On ne va pas travailler avec des sociétés privées quelles qu’elles soient ; on ne va pas travailler avec des Etats étrangers quels qu’ils soient ; on ne va pas travailler avec des partis politiques quels qu’ils soient : c’est un mouvement citoyen. On travaille avec le gouvernement de ce pays aujourd’hui parce que l’argent qu’il gère, c’est notre argent et les institutions de l’Etat sont nos institutions et tout ce que le gouvernement est en train de gérer nous appartient. Nous choisirons les bailleurs de fond sur la base de critères de transparence : c’est qui ce bailleur de fond, qu’est-ce qu’il fait dans la vie, qu’est-ce qu’il vend, qu’est-ce qu’il veut et s’il y a des critères qui vont à l’encontre de nos principes on ne va pas leur demander de l’argent.

On ne peut pas organiser un Forum sur la souveraineté alimentaire et demander un soutien financier à Monsanto alors que l’une des cibles du Forum c’est Monsanto— il faut casser Monsanto. Egalement on ne peut pas travailler avec l’USAID, ni l’AFD, ni la GIZ…

Le plus important c’est que l’on soit fidèle au concept : sans la fidélité au concept basé sur le droit, on ne peut rien réussir. On ne peut pas organiser un Forum sur la souveraineté alimentaire et demander un soutien financier à Monsanto alors que l’une des cibles du Forum c’est Monsanto. Il faut casser Monsanto. Egalement on ne peut pas travailler avec l’USAID, ni l’AFD, ni la GIZ : ce sont des organisations gouvernementales qui essaient d’imposer leurs modèles dans les pays du sud et ils sont aussi les cibles de ce Forum.

Comment inclure les régions du pays dans le débat ?

On va y aller. D’abord le Forum lui-même n’aura pas lieu à Tunis. Et puis entre-temps on va aller organiser de petites réunions, discuter avec les gens, présenter des films, parler d’un livre, faire une conférence dans les régions. Mais le rôle des médias est essentiel ; il faut qu’ils diffusent cette information, qu’on en parle dans tout le pays. Je ne demande même pas que les médias disent que c’est une bonne idée, juste qu’ils disent que ça existe. Comme ils disent que tel parti politique se réunit, ils peuvent dire aussi que le Forum organise une réunion dans telle région.

Comment est-ce que les paysans feront partie dans le débat ? quel est leur rôle dans le Forum ?

Les paysans … peuvent montrer leur travail, exposer leur produits … expliquer pourquoi c’est intéressant de produire ses propres variétés et pas forcément des variétés commerciales, pourquoi il faut protéger les abeilles.

Ils vont participer dans la coordination, les commissions, et les activités intermédiaires. Les paysans sont prioritaires. Les beaux fauteuils (il n’y en aura pas, mais virtuellement), ne seront réservés ni aux chercheurs ni aux responsables ni à personne d’autre que les paysans. Parler de la souveraineté alimentaire sans les paysans, cela n’a pas de sens car c’est eux qui peuvent assurer la souveraineté alimentaire. Quand le paysan se lève le matin, il ne se demande pas combien je vais pouvoir accumuler comme capital aujourd’hui, il se dit : aujourd’hui je vais travailler parce que j’ai besoin de nourrir mes enfants. Il dit j’ai récolté 100 quintaux de blé et l’année prochaine je sais que je ne mourrai pas de faim. J’ai produit 200 quintaux cette année : 100 quintaux c’est pour moi et 100 quintaux ça sera pour le marché ce qui permettra de nourrir des familles qui ne produisent pas. J’ai besoin du médecin et le médecin ne produit pas de blé, donc il faut que je le nourrisse ; j’ai besoin du ministre et le ministre ne produit pas de blé, donc il faut que je le nourrisse.

Dans la coordination, il y aura des paysans qui seront invités à toutes les réunions avant le Forum et pendant le Forum. S’ils veulent, ils peuvent montrer leur travail, exposer leur produits, expliquer pourquoi il faut conserver sa propre semence au lieu d’acheter, pourquoi c’est intéressant de produire ses propres variétés et pas forcément des variétés commerciales, pourquoi il faut protéger les abeilles. Ce n’est pas quelqu’un à l’école qui va nous expliquer ça, c’est un paysan.

Qu’entendez-vous par « paysan » ?

Le paysan quand il perd sa terre, il pleure. Le grand producteur lorsqu’il perd sa terre, il appelle son expert-comptable.

Un paysan est un conservateur des ressources et de la nature. Le paysan quand il perd sa terre, il pleure, et le grand producteur lorsqu’il perd sa terre il appelle son expert-comptable. Le paysan arrive à conserver de génération à génération. Les paysans arrivent malgré tout à nourrir 7 milliards de personnes. Il y a aussi quelques sociétés, mais c’est surtout les paysans qui y arrivent. La relation entre le paysan et la terre c’est une relation d’amour ; un grand producteur il est dans un bureau.

Il y a le mépris, c’est pire que la politique de la marginalisation. On a plus de respect pour l’investisseur qui pourrit la terre et les ressources avec des produits chimiques que pour le paysan qui produit pour nourrir sa famille, parce que l’investisseur s’habille comme moi, il parle la même langue, il regard la même télé, il va faire ses courses dans le même supermarché. C’est le plus grand corps professionnel dans ce pays : il y a plus de 500 mille paysans, mais si tu comptes le paysan avec sa famille, c’est un moyen de 2 million de personnes.

Par contre, les jeunes ne se dirigent pas vers l’agriculture comme option d’emploi…

Parce qu’ils savent que la terre ne peut pas les nourrir, elle ne peut pas nourrir la famille. Si tu es jeune, tu peux choisir un autre travail qui peut te nourrir. On dit que les jeunes ne veulent pas travailler dans l’agriculture… C’est totalement faux : les jeunes ne veulent pas faire un travail qui n’apporte rien, et l’agriculture n’apporte rien parce qu’on l’a trop marginalisée. Il faut être carrément un grand investisseur agricole pour commencer à gagner de l’argent.

Les choses pourront changer à travers le Forum ?

L’objectif c’est le long-terme. Est-ce que le Forum tout seul peut changer les choses ? Non. Mais si les gens s’accaparent l’idée, s’ils disent qu’ils veulent manger de bonnes choses, bonnes pour la santé, qui ne polluent pas, une alimentation suffisante et que c’est un droit ; que le droit aux ressources n’est pas économique, que la terre, l’eau, l’air et la biodiversité ne peuvent pas servir à accumuler du capital ; si ces idées là deviennent les éléments du débat et qu’il y ait des manifestations dans la rue pour demander ça comme on le fait pour les droits humains… oui! de tout façon moi j’y crois…

L’agriculture mondiale produit deux fois plus de ce que l’humanité consomme. Les deux tiers de l’humanité ne mangent pas suffisamment et ne mangent pas bien en termes de qualité. Ces deux chiffres sont une preuve qu’on peut manger bien, assez, sans détruire l’environnement, seulement il faut changer le modèle agricole. Mais je ne fais pas d’illusion, je sais que ça ne sera pas pour demain. Mais si on y arrive dans 20 ans, c’est très bien, c’est parfait !