La société civile et les habitants de Kasserine tirent depuis des années la sonnette d’alarme sur le danger des eaux usées de la Société Nationale de Cellulose et de Papiers d’Alfa et de l’ONAS. Un rapport de l’association SOS Biaa (environnement), publié le 11 février 2016, montre que le degré de pollution des eaux et des terres de Kasserine est élevé. Premier pollueur historique de la région sinistré est l’usine d’Alfa qui, depuis 1962, infecte l’écosystème par des rejets de chlore et de mercure.

Les eaux usées de l’usine de cellulose déversées dans Oued Andlou.

Du mercure dans la nappe phréatique

Mejed Haggi, expert régional de l’environnement à Kasserine, nous explique que les résultats de l’étude de SOS Biaa montrent que le taux de mercure relevé récemment, dans 11 points d’échantillonnage est 70 fois supérieur à la norme tunisienne tolérée, bien que son usage a été stoppé depuis 1998. Concernant le chlore, encore utilisé par l’usine, l’expert affirme que le taux relevé est 8 fois supérieur que la norme tunisienne.

Actuellement, aucune solution n’est prévue à cette catastrophe naturelle. L’État a d’autres priorités telles que l’infrastructure, le travail et le développement. De son coté, l’usine affirme que ses revenus sont de plus en plus faibles. Nous attendons une aide internationale pour couvrir les énormes dépenses prévues pour la réparation des dégâts environnementaux causés par la production d’Alfa, déclare Mejed Haggi.

En 2009, les coûts du traitement des déchets de la Société nationale de cellulose et de production de l’Alfa (SNCPA) ont été estimés à 60 milliard de dinars.

Fondée en 1962, la SNCPA est une compagnie industrielle publique installée en plein centre ville de Kasserine. Jusqu’en 1998, l’utilisation du chlore, essentielle pour la production du papier, était basée sur un procédé à cellules mercurielles. Depuis 1998, l’usine a changé de méthode pour adopter une technologie à membrane, jugée moins polluante. Cependant, les déversements accidentels ainsi que la mauvaise gestion et les fuites chroniques du mercure ont endommagé de vastes zones autour de l’usine. Les habitants, les employés de la SNCPA mais aussi la terre, les eaux de surface et même la nappe phréatique sont affectés.

Asthme, hypertension et troubles neurologiques

Naceur Hamdi, sous- directeur de la santé environnementale à la direction régionale de la Santé à Kasserine, nous explique que les plaintes des habitants victimes de la pollution sont de plus en plus nombreuses. « l’industrie de la fibre d’Alfa est consommatrice de produits chimiques de base comme le saumure de sel gemme, chlore, hydrogène, fréons, acide chlorhydrique, acide sulfurique, soude caustique, eau de javel et mercure. À cause d’une stratégie de protection hygiénique défaillante, ces produits ont contaminé les habitants, l’agriculture et l’environnement de Kasserine. Les agriculteurs utilisent les eaux usées de l’usine, illégalement, pour l’irrigation. Une dizaine de maladies, causées par cette pollution, touchent une grande partie de la population comme l’asthme, l’hyper-tension, les troubles cardiaques, les cancers et même des maladies neurologiques » nous explique Naceur Hamdi.

Imed Saihi, 32 ans, chômeur, père de deux enfants, habite la Cité Khadra, derrière l’usine de cellulose. Toute la famille est atteinte d’asthme. En plus des problèmes respiratoires, sa fille de 3 ans a développé une allergie cutanée. « Le bruit de l’usine nous empêche de dormir la nuit. Nous ne pouvons pas ouvrir les fenêtres à cause des mauvaises odeurs et de la fumée. Mes enfants ne peuvent pas sortir jouer comme tout le monde. Même l’eau, nous devons l’acheter pour boire et se laver » se plaint Imed. Le habitants de la Cité Khadra ont déposé plusieurs plaintes contre l’usine, encore sans réponses.

Aljia Dkhilali, 73 ans, mère d’une famille nombreuse, a perdu son mari, mort d’un cancer du poumon. « Je suis convaincue que l’usine est la cause principale de sa mort. Mais les autorités ne veulent pas réparer le préjudice. Avec les voisins, nous avons demandé que l’usine soit délocalisée loin du centre ville. Mais rien n’a été fait jusqu’à maintenant » regrette Aljia. Son fils Ahmed, 35 ans, au chômage, accuse des cadres « corrompus » de bloquer le dossier de restructuration de l’usine.

Il faut tout revoir de A jusqu’à Z. Pas seulement la pollution mais aussi l’infrastructure, la production et le développement de cette industrie. Nous sommes doublement punis par l’État. Victimes de la pollution mais aussi privés d’embauche,explique Ahmed.

54 ans d’existence, une rentabilité hypothétique

À ce jour, aucune mesure n’a été prise jusque là par la SNCPA ni par l’État pour dépolluer les eaux de surfaces, prendre en charge les habitants victimes ou gérer les déchets de l’usine. Pourtant, la loi impose l’application de la règle du pollueur – payeur. L’article 11 de la loi n°88-91 du 2 août 1988 portant création d’une Agence nationale de protection de l’environnement, prévoit des amandes variant entre 100 dinars et 50.000 dinars selon le degré de gravité des infractions. L’article 8 de cette loi oblige les établissements industriels, agricoles ou autres à procéder à l’élimination ou la réduction de leurs rejets polluants et à la réparation des dégâts environnementaux causés.

Nawaat, a obtenu, en exclusivité, une étude de faisabilité pour la dépollution et la réhabilitation du site de la SNCPA réalisée par le ministère de l’Environnement et du développement durable et la Direction Générale de l’Environnement et de la qualité de la vie en 2005. L’étude situe les rejets de mercure entre 8 et 12 tonnes chaque année. « les rejets journaliers non traités de la SNCPA ont toujours constitué une décharge de taille dans l’environnement et semblent avoir contribué à véhiculer du mercure dans l’environnement ». Selon cette étude, les rejets de l’usine sont déversés dans oued Andlou, le cour d’eau le plus important de la région. Puis les déchets traversent l’oued Ed Dard coupant la plaine au Nord Ouest et deux rivières importantes de l’oued El Htab qui coule de l’Ouest vers l’Est pour alimenter la plaine de Sidi Bouzid. Les rejets peuvent même atteindre la nappe d’El Arich largement sollicitée pour l’irrigation.

Les habitants de Kasserine se demandent, depuis la révolution, de l’utilité de l’usine d’Alfa. « Nous essayons de peser le pour et le contre de cette industrie. L’eau, la terre et l’air sont devenu invivables à Kasserine. Si nous allons survivre aux dégâts, la génération suivante ne sortira pas indemne. D’une part, l’usine constitue une source de revenu et offre des emplois à quelques centaines d’habitants. D’autre part, elle détruit, dans l’impunité la plus totale, l’environnement de Kasserine et cause des maladies que nous sommes incapables de prendre en charge. Nous demandons un bilan clair de l’usine afin de prendre des choix stratégiques pour le bien de Kasserine » exige Sofiane Amri, président de l’Association régionale de protection de l’environnement à Kasserine.

En février 2015, la GIZ en collaboration avec l’Office de Développement du Centre – Ouest publie un plan régional de développement durable du gouvernorat de Kasserine où elle évoque les problèmes causées par la SNCPA. L’étude confirme le constat d’une pollution évidente et remet en cause l’apport économique de l’usine à la région. « Il y a 10 ans, l’usine employait environ 1200 personnes, aujourd’hui elle n’emploie qu’environ 400 [personnes]. Pendant plus d’un demi-siècle, cette entreprise n’a pas eu véritablement d’effet d’entraînement en matière de développement industriel de la région. La mise en place par l’État en 2006 du programme d’essaimage auquel a pris part la SNCPA n’a permis la création que de deux projets ( 15 postes en tout ) à Kasserine ce qui témoigne de l’impact limité de la SNCPA dans le domaine de l’essaimage industriel » précise le rapport.

carte SNCPA Kasserine

2005, 2015, 2016, les rapports se succèdent pour confirmer le même constat : une catastrophe environnementale est en train d’enfoncer encore plus Kasserine, région déjà victime de plusieurs autres injustices.