ben-brik-tn-nycComment faut-il lire Taoufik Ben Brik ? Ni à chaud ni à froid. Car Ben Brik, ce n’est pas que de la verve et de la polémique. Certes, c’est un nom qui donne faim : on s’impatiente à chaque fois de le lire. Mais c’est surtout comme la passion amoureuse : on s’attache fougueusement, avant de s’en  détacher. New York banlieue de Tunis nous le rappelle, Il faudrait le lire tiède.

A chaud

D’un roman de Taoufik Ben Brik, qu’il faut s’apprêter à lire en se coiffant d’un heaume, on attend naturellement deux ou trois choses. Soit le portrait cruel et grossier d’un « système », mais aussi de ses sbires quand il ne s’agit pas de ses lèches-cul. Soit l’éloge rose bonbon de la paresse, de ses vertus héroïques comme d’une passion des troubadours. Soit encore le tableau, non moins hilarant et obscène, d’une bourgade dont la visite des bars s’accommoderait autant du panoramique que du travelling. A quoi s’ajouteraient, si ce n’est pas assez, les turpitudes dérisoires, hargneuses ou comiques d’un polichinelle ou d’un chien. Avec ou sans poésie. Dans Kalb ben Kalb comme dans Kawasaki, c’est toujours du cru.

Sans doute, New York banlieue de Tunis ne déroge-il pas à la règle. Sauf qu’ici, Ben Brik, toujours armé de sa lance et ne se trompant pas d’ennemi, décide plutôt d’abandonner sa « Kawasaki » pour une longue déambulation à pieds nus. Où ? Dans la capitale d’une Tunisie profonde, qu’il arpente souvent en fol amoureux, et parfois en solitaire tant bien que mal accompagné. « Tunis », c’est sa passion, la femme de sa vie. Et New York banlieue de Tunis se veut le récit de cet amour qui met à nu une politique dont la défroque couvre à peine les visages des démunis, des marginaux, des laissés pour compte. C’est qu’une fois noué le pacte, il choisit de tourner sa mémoire vers la leur. En rembobinant sa pellicule  jusqu’aux souvenirs d’enfance, Ben Brik dévoile son « Tunis » à mesure qu’il introduit des arrêts sur image entre Sidi Bouzid, Kasserine, Jerissa. C’est là sa manière de tourner l’adversaire, tout en trouvant le ton pour chérir sa Dame de Pique.

A froid

L’écriture blasée de New York banlieue de Tunis place en effet Ben Brik très loin au-dessus des autres écrivains tunisiens d’expression française. Inséparable d’un humour implacable, tout se passe comme si les nuits de Ben Brik et de son « Tunis » n’étaient pas très câlines. On l’imagine sans peine, rompu à l’écriture de ce roman, en caleçon de bain étouffé par les pets bruyants de la basse politique tunisienne. La politique, ses débâcles, mais aussi ses antichambres et ses hommes, constituent la matière première de New York banlieue de Tunis. Mais ce n’est pas dans le camp des vainqueurs que ce récit installe ses personnages. Si les femmes y sont mieux loties que les hommes, c’est parce que Ben Brik est amoureux. De Fatma Ettaxi à Khalti Taouès, en passant par Mbarka Brahmi et Rahma Beldi, il déroule discrètement le même fil rouge, le maintenant jusqu’au bout du récit. Et ce dans une violence sans cesse compensée par les séductions d’un salto qui fait tout le charme de New York banlieue de Tunis.

Par une écriture moins tendue que pendue, puisqu’elle écorche sans adjectifs désuets, la cruauté de Ben Brik n’épargne personne – ni Zaba, ni Zabala. Mais cela n’ira pas sans conséquences. Si son admirable insolence, à peine feutrée ici, le ferait peut-être voisiner avec les Bukowski, Kerouac ou Miller, le lecteur cherchera en vain dans leurs textes des béquilles d’un grand secours. Effet de style, la pendule de Ben Brik semble par endroits osciller entre confidences et sornettes. On nous objectera que, comme tous les grands délirants, Ben Brik ne sépare pas plus la vie de l’écriture qu’il ne se départ de l’usage du discours indirect libre. Il y a quelque chose de rafraîchissant dans la cruauté distanciée de New York banlieue de Tunis. Mais dans ce récit, tout n’est pas du meilleur tonneau.

Tiède

Certes, il appartient à la littérature de désobéir aux règles. Et cette désobéissance, Ben Brik l’a déjà pratiquée, dans Kawasaki et Kalb ben Kalb, comme un acte de résistance. Le geste de New York banlieue de Tunis reste somme toute le même : iconoclaste, il affranchit le récit des contraintes de la narration classique, en zappant entre le réel et la fiction, l’autobiographie et le roman. Mais ici, on sent difficilement Ben Brik en roue libre. En un sens, tout se passe comme si sa Dame de Pique lui avait forcé la plume. Est-ce à dire qu’en épluchant le style de Ben Brik, toute appréciation risque de se tromper d’objet ? Avec le style, dira-t-on, il y a de quoi faire feu de tout bois. C’est du moins ce qui semble définir le sacerdoce de Ben Brik. Sortir de sa manche rage et colère politiques, les faire passer dans le langage pour mieux dompter sa douleur : n’est-ce pas là, au fond, œuvre de poète ? New York banlieue de Tunis aurait, dans la persévérance de son style délié, quelque chose de cette sagesse pasolinienne.

Toute d’humour et de cynisme, cette sagesse n’en gratte pas moins les plaies de Ben Brik. Si le pessimisme est à l’ordre du jour, on comprend alors que New York banlieue de Tunis arrive juste à temps pour rendre un tant soit peu supportable la dépression sociétale. C’est assurément le récit d’un cynique dont la verve nous arrache, comme chez Kafka ou Thomas Bernhard, un rire sans poumons. C’est surtout le récit d’un Casanova tunisien, mais désabusé, qui revient de tous les espoirs qu’une révolution n’a pas encore osé contresigner. Avec ce récit, Ben Brik confirme encore une fois qu’il sait pondre une littérature qui puise son énergie dans un désespoir sec. Mais si cette énergie mue la rage en style de vie, elle fait encore miroiter autre chose : New York banlieue de Tunis n’aurait-il pas la faiblesse de l’amour dont il se fait pourtant l’écho ?