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« Le pouvoir se gagne par les idées », disait Antonio Gramsci, écrivain et théoricien politique italien du début du XXe siècle. Au vu du nombre de think tanks créés ces dernières années, cette citation semble avoir migré en Tunisie. Réduit au silence, le pays était intellectuellement asséché au lendemain de la révolution. Aujourd’hui, la réflexion s’organise, les idées circulent et donnent parfois naissance à ce qu’on appelle des think tanks. On connait la définition classique : une association ou institution de droit privé, en principe indépendante et à but non lucratif, qui regroupe intellectuels, experts, professionnels, chargés de réfléchir et de proposer des idées dans des domaines aussi divers que l’économie, la politique, l’environnement ou la sécurité. On pourrait encore élargir cette définition : lieu d’influence, diraient certains, groupes d’intérêts, diraient d’autres. Mais qu’en est-il vraiment ?

Le boom des think tanks

On ne saurait tous les citer. De l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises, en passant par Joussour, spécialisé sur les questions de politiques publiques, ou encore le Cercle Kheireddine : on en compte plus d’une vingtaine. En si peu de temps, ce n’est pas rien. Il y a ceux qui produisent régulièrement des rapports, organisent des conférences en tout genre, s’expriment dans les médias, et puis il y a les coquilles vides, ceux qui existent pour des raisons légèrement obscures puisqu’ils ne proposent rien – du moins, pour le moment. Selon le rapport Global Go-TO Think Tanks Index 2015, publié par l’université de Pennsylvanie aux Etats-Unis, qui est supposé faire autorité, quatre think tanks tunisiens ont été sélectionnés parmi les 398 de la région MENA. Il s’agit de l’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES), l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique (OTTD), le Centre d’Etudes Méditerranéen Internationale (CEMI), et enfin, le Cercle Kheireddine. Un choix étonnant lorsqu’on sait que l’ITES est rattaché à la Présidence de la République (quid de son indépendance ?) et qu’on ne trouve aucune trace récente d’une publication de l’OTTD.

Pour Olfa Lamloum, politologue, le boom des think tanks s’explique par le manque d’expertises dans différents domaines, et particulièrement sur les questions sociales : « on s’est retrouvé, après la révolution, face à un paysage intellectuel ravagé par les années de la dictature. L’essor des think tanks constitue, en partie, une réponse à un besoin d’expertise, ressenti notamment par des élites politiques qui ont une connaissance très vague des réalités sociales et économiques du pays et sont à la recherche d’un discours en mesure d’apporter une justification ‘savante’ à leur projet politique ». Et de poursuivre : « Finalement, on a eu après 2011 beaucoup de discours politiques et peu de production intellectuelle qui nous aurait permis de mieux comprendre notre société : il est temps que cette tendance s’inverse ».

Pour Khayyam Turki, président du think tank Joussour et ancien secrétaire-général adjoint d’Ettakatol, la création de laboratoires d’idées est une nécessité dans le contexte actuel : « Nous sommes plusieurs membres fondateurs à avoir eu une expérience dans les arcanes du pouvoir et nous avons tous fait le même constat : nous avons une connaissance des problèmes existants, mais nous ne savons pas les traités dans le cadre de politiques publiques. C’est marquant de voir combien après la Révolution nous avons été accaparés par l’action politique, au détriment de la réflexion politique ».Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que de nombreux think tanks ont été fondés par d’anciens cadres politiques, à l’instar de Tunisie Alternatives, fondé par Mehdi Jomaa, le nouveau-né Ifriqiya pour le dialogue économique de Hakim Ben Hamouda, ou encore Solidar Tunisie de Lobna Jeribi.

Laboratoires d’idées ou cercles d’influences ?

En effet, on pourrait croire que la montée en force des think tanks révèle l’incapacité des partis politiques et des gouvernements successifs, pris au piège du court-terme, à mener une réflexion profonde. Le rôle de ces think tanks serait donc de produire des idées et des recommandations à ceux qui détiennent le pouvoir ? « Tout dépend de la finalité du think tank », note Olfa Lamloum qui propose comme typologie, « les think tanks qui relèvent davantage du centre de recherche privé, ceux qui sont affiliés ou proches des partis politiques, ceux qui incarnent un outil au service d’ambitions politiques et enfin ceux qui défendent des intérêts d’acteurs économiques privés ». Leur point commun ? A priori, tous vont chercher à influencer les décideurs. Faisons un petit tour d’horizons de quelques think tanks pour mieux comprendre leurs objectifs et leurs fonctionnements.

Hatem Dammak, chargé de projet au sein de Jasmine Foundation, qui se situe entre le think tank et l’action associative, refuse d’être catégorisé : « les rapports que nous publions doivent intéressés autant la société civile que les politiques, ou encore les journalistes ». Et de préciser : « nous pratiquons la recherche-action, dont le principe est de proposer une réflexion qui soit en phase avec la réalité du terrain. Il s’agit de combiner le monde des idées et le monde de l’action ». Ce « think and do tank », dont la fondatrice et actuelle directrice exécutive, Tasnim Chirchi, n’est autre que la fille de Rached Ghannouchi, organise de nombreuses tables rondes, conférences et formations, publie des rapports et notes d’analyses, et réalise régulièrement des actions sur le terrain. Leurs thèmes de prédilection : la démocratie, la gouvernance locale, la justice transitionnelle, ou encore la participation citoyenne. Leur dernier projet en date, « Tunisia Policy Papers », entend former des chercheurs dans l’analyse des politiques publiques et la rédaction d’articles.

Hatem Dammak
Hatem Dammak

« A travers ce projet, nous voulons promouvoir un dialogue pluridisciplinaire autour des politiques publiques, et intégrer dans cette réflexion à la fois le secteur public, le secteur privé et la société civile », souligne Hatem Dammak. Financé par plusieurs organisations étrangères, la Jasmine Foundation semble particulièrement attirée par les institutions américaines. Parmi elles, la NED (National Endowment Democracy), le POMED (Project on Middle East Democraty) ou encore le MEPI (The Middle East Partnership Initiative) : toutes financées par le Congrès des Etats-Unis, et souvent accusées d’ingérence. Pourtant, Hatem Dammak assure n’avoir à aucun moment été témoin d’une quelconque interférence : « à moins que je sois d’une grande naïveté, jamais nos bailleurs de fonds n’ont orienté nos décisions ». Admettons. Mais comment garantir la pérennité et l’indépendance d’un projet lorsque celui-ci est exclusivement inféodé à des organismes internationaux puissants ? Surtout lorsqu’il s’agit d’apporter une réflexion et des recommandations sur les politiques publiques.

Direction Montplaisir, au siège de Joussour. Crée en 2015, ce think tank a déjà à son actif de nombreux rapports sur des sujets aussi variés que le secteur informel, les industries manufacturières ou la gestion du dossier libyen. Sa force ? Avoir réussi à rassembler divers bords politiques au sein de son équipe. « Aujourd’hui, il est grand temps de dépoussiérer les vieilles idéologies et de proposer des politiques publiques qui soient repensées à l’aune des changements que subit la Tunisie, loin des idées partisanes », indique Khayam Turki. « Notre rôle est d’élaborer des idées qui puissent être traduites en politiques publiques et de rassembler autour de ces idées différents courants politiques ou idéologiques, dans l’intérêt du pays ». Tout le défi serait donc d’être à la fois producteur et passeur d’idées. Afin de prendre en compte l’opinion des tunisiens sur certaines questions, le think tank s’est également lancé dans la réalisation de sondages, utilisés comme base de travail.

Khayam Turki
Khayam Turki

Par ailleurs, Joussour entend « vulgariser » les rapports qu’ils produisent « afin que nos publications ne soient pas réservées à l’élite ». Notons tout de même que certains rapports, commandés par les politiques, restent confidentiels. Mais où puisent-ils leurs idées et quelles sont leurs références ? Mourad Smaoui, secrétaire-général du think tank est formel : « nous nous basons sur des données et des faits objectifs qui nous permettent d’apporter une réflexion sous l’emprise d’aucune l’idéologie ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les membres fondateurs de Joussour ont le profil d’experts et de conseillers politiques, plutôt que d’ « intellos ». Les think tanks, comme nos politiques seraient eux-aussi atteint du syndrome de la technocratie ? Côté financement, l’équipe est catégorique : « ni financement étrangers, ni financement publics, ni financement des partis politiques ». Le think tank vit grâce à des dons d’hommes d’affaires tunisiens. Selon le modèle de financement pensé par Joussour, l’aide apportée par un homme d’affaires ne doit pas dépasser 20% de la totalité des dons. « Nous sommes très jaloux de notre indépendance », note Khayam Turki.

C’est sur l’avenue de la liberté, au centre-ville de Tunis, qu’a élu domicile le Centre d’Etude Méditerranéen International (CEMI). Membre du réseau euro-méditerranéen des instituts de politique étrangère, le CEMI semble être à mi-chemin entre le think tank et le centre de recherches. D’ailleurs, c’est à la faculté d’El Manar que ce groupe de professeurs et chercheurs ont été hébergés à leurs débuts, en 2005. Il figure néanmoins dans le classement annuel des think tanks de l’université de Pennsylvanie. Le CEMI a tracé son sillon sur ses thèmes de prédilection, qui vont de la gouvernance, aux questions de l’immigration, à la justice sociale, aux enjeux de l’eau, ou encore à la lutte contre le terrorisme. « Ce que nous apportons, c’est une réflexion sur des sujets sensibles qui concerne la Tunisie d’aujourd’hui, mais nous n’avons pas la prétention d’influencer quiconque », explique Ahmed Driss, directeur du CEMI.

Ahmed Driss
Ahmed Driss

La particularité de cette institution, c’est qu’elle a été à l’initiative de la création de l’Ecole Politique de Tunis avec l’Institut Néerlandais pour la Démocratie Multipartite (NIMD), Démo Finlande et l’École bulgare de Politique « Dimitry Panitza ». Selon son directeur, l’objectif est « d’améliorer les compétences des jeunes politiciens tunisiens en leurs fournissant les outils nécessaires pour influencer la prise de décision politique ». Ainsi, ils proposent des sessions de formations aux membres des partis politiques, orientées sur les « soft skills ». Le seul critère est que le parti politique siège à l’Assemblée. Ils ont, à l’heure actuelle, formé plus de 300 membres. Financé entre autre par l’Union Européenne et la Konrad-Adenauer-Stiftung, la question de l’indépendance de ce centre est posée. Mais là encore, le directeur affirme qu’il n’a jamais été témoin d’une quelconque ingérence de la part de ces partenaires. Pourtant, lorsqu’on répond à des appels d’offres de bailleurs de fonds, il est nécessaire d’inscrire ces projets dans le cadre donné par le futur partenaire, au niveau des thématiques choisies, du public visé, etc. « En amont, nous prenons évidement en considération les critères du bailleur de fond, mais lorsque nous rédigeons nos rapports, personne n’intervient. Il nous est arrivé, lors d’une collaboration avec une université suisse, que la directrice de publication nous demande de donner une image négative d’Ennahda. Nous avons aussitôt cessé de travailler avec eux ».

Enfin, le Cercle Kheireddine, crée en 2014, se positionne comme un « cercle de réflexion et de propositions traitant des grands sujets économiques, financiers et sociaux ». Parmi les membres du bureau exécutif, des personnalités de premier plan : Mohamed Shimi, membre actif au sein de Nida Tounes, Chekib Nouira, ancien président de l’IACE, Abdessalem Ben Ayed, homme d’affaires dans le domaine pétrolier, Slim Tlatli, ancien ministre du tourisme sous Ben Ali, Raja Farhat, metteur en scène, Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie et de la Technologie sous Ben Ali, Chokri Mamoghli, ancien secrétaire d’Etat auprès du ministre du Commerce et de l’Artisanat sous Ben Ali, puis conseiller auprès du Premier Ministre Mohamed Ghannouchi, ou encore Chiheb Bouden, actuel ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique. Bref, un think tank où se mêlent hauts fonctionnaires, universitaires, hommes d’affaires et cadres politiques, dont l’orientation politique et idéologique s’inscrit dans la pensée moderniste de Bourguiba.

Mohamed Dachraoui
Mohamed Dachraoui

Et Mohamed Dachraoui, président du Cercle Kheireddine et professeur émérite des universités, de préciser : « nous nous inscrivons dans une vision progressiste et moderniste de la société, et nous sommes opposés à l’islamisation du pays. Economiquement, nous sommes pour l’ouverture des marchés, sans être bêtement capitaliste ». Un milieu feutré, donc, qui semble cultiver l’entre-soi social et où les conférences et tables rondes ne sont accessibles que par cooptation. « Chaque table ronde fait l’objet d’un rapport, c’est donc important d’inviter des personnes qui vont avoir une valeur ajoutée dans la réflexion », explique Mohamed Dachraoui.

Le think tank a récemment organisé une rencontre intitulée : « Comment sera la Tunisie, dans un demi-siècle : l’aménagement du territoire, la démographie, l’emploi et le développement ? », alors que le plan de développement 2016-2020 vient d’être adopté au conseil des ministres. « Nous essayons de proposer des évènements qui soient en phase avec l’actualité tunisienne et qui donnent lieu à des recommandations que nous transmettons aux décideurs politiques ». Il reste difficile aujourd’hui de mesurer l’impact effectif qu’ils ont auprès du gouvernement et des différentes institutions. Pourtant, Mohamed Dachraoui pointe déjà du doigt les limites de cette initiative : « il y a un problème au niveau du suivi, une fois que nos rapports sont transmis, il y a peu d’occasions de garantir l’application de nos propositions ». Il se félicite tout de même, d’avoir, en décembre 2014 à l’occasion d’une table ronde sur le rapport de la Banque Mondiale « Une révolution inachevée », influencé cette dernière sur différentes questions économiques, dont la réforme de la caisse de compensation. Mais Mohamed Dachraoui regrette « que les hommes politiques d’aujourd’hui manquent de courage, et ne soient pas en mesure de porter des réformes structurelles ».

Alors qu’il s’était contenté jusqu’à présent « des cotisations des membres et de quelques dons d’hommes d’affaires », le Cercle Kheireddine vient de répondre pour la première fois à un appel à projet, en vue d’un financement. Mais en réunissant des hommes d’affaires importants et des personnalités politiques majeures, nous pouvons nous demander dans quelle mesure il est possible de conserver sa totale indépendance et de mettre en cause les intérêts de ces milieux politico-économiques.

Une aubaine pour notre démocratie ?

C’est précisément dans ces cas de figures qu’il est légitime de s’interroger sur les risques que comporte cette prolifération de think tanks dans une démocratie naissante. En effet, le danger serait qu’ils verrouillent la participation citoyenne dans les débats publics. Si certains think tanks, comme la Jasmine Foundation organise des évènements sur le terrain pour que les jeunes puissent participer à ces débats, ce n’est pas le cas de tous. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : le dynamisme des think-tanks peut, au contraire, contribuer à la vivacité du débat public. Pour Olfa Lamloum, « la pluralité des discours et des opinions est salutaire, c’est un acquis incontestable aujourd’hui, afin que la parole ne soit pas le monopole d’un seul acteur », cependant, poursuit-elle, « il faut faire attention à ce que cela ne se transforme en une pensée standardisée, où la critique est absente et où c’est celui qui a le plus de ressources qui fait entendre sa voix, formate le débat et le vide de toute dimension politique ». En effet, au regard des rapports publiés et des conférences organisées, les débats d’idées restent assez pauvres et trop consensuels. Au mieux, ils vont apporter de la lisibilité sur des phénomènes complexes et opaques, au pire, ils vont relayer un discours qui ne fera que conforter la pensée dominante. Par ailleurs, ces « laboratoires d’idées » ont une tendance forte à utiliser des notions-valises, tels que « démocratie », « liberté », « modernité », qui ne traduisent en rien la vision de la société que peut sous-tendre les recommandations proposées. Le risque serait donc que ces cercles de réflexions s’inscrivent dans un processus de désidéologisation du politique, ce qui a pour vertu de sortir des clivages classiques, mais pour vice de ne pas apporter un nouveau récit social dans lequel la société tunisienne pourrait se retrouver.