Devant l' ANC, ‎‎Le Bardo, Octobre 2012. Photo : Collectif STOP au Gaz de Schiste en Tunisie
Devant l’ANC, ‎‎Le Bardo, Octobre 2012. Photo : Collectif STOP au Gaz de Schiste en Tunisie

Alors que le pays vit au rythme de pénuries et de coupures d’eau potable, le gouvernement s’apprête à autoriser l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste, une activité fortement consommatrice d’eaux douces.

Eaux douces, creuser le déficit

Combien faut-il d’eau douce pour un seul puits de gaz de schiste ? « Environ 15.000 mètres cubes. Ceci équivaut à la consommation pendant deux ans de 100 familles résidant dans un quartier populaire de Tunis. C’est aussi le volume qu’il faut à un paysan pour irriguer un champ de blé de 5 hectares », répond Sabria Barka, spécialiste en toxicologie et en pollution des milieux aquatiques. D’un autre côté, l’universitaire et secrétaire générale de l’association Eco-Conscience, tient à préciser que la Tunisie a dépassé le stade du stress hydrique pour s’enfoncer dans la pénurie. Avec un approvisionnement de pas plus de 430 mètres cubes d’eau par an et par habitant, le pays est bel et bien dans la pénurie, largement en dessous du seuil, situé à 1000 mètres cubes. Celui du stress hydrique est évalué à 1700 mètres cubes d’eau par an et par habitant.

image

En procédant ainsi à la confrontation de ces deux réalités diamétralement opposées, Sabria Barka parait dubitative face à la détermination du gouvernement à s’engager dans le développement de la fracturation hydraulique, technique usuelle de l’extraction du gaz de schiste.

« Comment peut-on mobiliser les ressources du pays, alors que l’eau ne cesse de se raréfier, comment peut-on compromettre la sécurité et la souveraineté alimentaire du pays ? » s’interroge-t-elle en démantelant les arguments du projet porté par la direction générale de l’Energie au sein du ministère de l’Energie et des mines.

Au-delà du principe même de l’utilisation des eaux douces et pures – les compagnies pétrolières n’utilisent pas l’eau de mer ni les eaux usées de crainte de corroder leurs installations, Sabria Barka s’interroge sur l’issue des eaux utilisées dans le processus. Contrairement aux hydrocarbures conventionnels qui s’accumulent dans des réservoirs naturels sous la terre, le gaz et l’huile de schiste se trouvent coincés entre des couches de roches schisteuses compactes qu’il faut fracturer à travers l’injection, sous haute pression, de grandes quantités d’eau douce mélangées à des substances chimiques décriées pour leur toxicité par les défenseurs de l’environnement.

A cet égard, la spécialiste en toxicologie met notamment en garde contre les éléments perturbateurs d’hormones et autres substances radioactives qui, même à de faibles doses nuiraient gravement à la santé humaine.

« Avec le laisser-aller, l’incompétence et le laisser-faire qui règnent, comment ces eaux et boues toxiques des compagnies étrangères seraient-elles récupérées puis traitées ? La Tunisie peine déjà à traiter ses propres eaux usées » se demande l’universitaire qui milite depuis des années pour sensibiliser l’opinion publique des risques de la fracturation hydraulique.

Eaux usées : l’ONAS épinglé

Cette insuffisance structurelle dans le traitement des eaux usées a déjà été relevée par la Cour des comptes. Dans un rapport de mission publié en 2014, les auditeurs de la Cour ont découvert que 37% seulement des communes urbaines bénéficient de services d’assainissement. Le taux de couverture se réduit drastiquement dans les zones rurales pour toucher les 10%. En 2011, environ 76 millions de mètres cubes d’eaux usées non traitées ont été déversés dans le milieu naturel; les Oueds et la mer, surtout au niveau du golfe de Tunis et de la vallée de Medjerda.

Quant aux eaux traitées, elles ne sont pas conformes à la spécification tunisienne : 61% des volumes ne sont pas conformes avec absence totale de conformité au niveau de 33 des 112 stations d’épuration. Sur une liste de 55 éléments chimiques, bactériologiques (notamment le choléra et salmonella) et de métaux lourds, les autorités d’assainissement et les services sanitaires n’analysent en moyenne que 9 éléments.

L’Etat, qu’il soit représenté par l’Office national de l’assainissement ou des structures de contrôle relevant du ministère de l’Environnement ou de celui de la Santé peine déjà à imposer un contrôle rigoureux aux entreprises industrielles, dont les trois quarts déversent des eaux usées non conformes aux spécifications.

Les compagnies pétrolières, notamment celles régies par le code des Hydrocarbures de 1999, opèrent dans un cadre peu contraignant. A titre d’exemple, l’Article 138 du code stipule, entre autres, qu’:

Est puni d’une amende de trois cents (300) à trois mille (3000) dinars, le Titulaire d’un Permis de Prospection, de Recherche ou d’une Concession d’Exploitation qui omet de déclarer un accident grave sur ses chantiers ou ne dispose pas sur ces derniers de moyens de lutte contre la pollution et l’incendie et de moyens nécessaires pour donner les premiers soins aux victimes des accidents de travail…

image

Malgré plusieurs articles journalistiques et des rapports rédigés par la société civile tunisienne et des organisations internationales (notamment l’étude publiée en 2015 par la fondation allemande Heinrich Böll), le gouvernement a nié jusqu’ici toute activité d’exploration ou d’exploitation de gaz de schiste, faisant état de « simples et ordinaires opérations de fracturation hydraulique visant à optimiser et à stimuler des puits conventionnels ».

Quoiqu’il en soit, ce déni prendra bientôt fin. Ridha Bouzouada, directeur général de l’énergie, a annoncé, le 14 juin dernier, que l’extraction des hydrocarbures non-conventionnels aurait son cadre juridique et réglementaire en 2017. « Il n y’a aucun doute quant à l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste, nous avons terminé la moitié du cadre juridique, et nous comptons impliquer le ministère de l’Environnement et celui de la Formation professionnelle, pour former les cadres », a-t-il affirmé.

Le gaz de schiste n’implique toutefois pas uniquement la législation relative à l’industrie pétrolière et gazière. Plusieurs autres textes sont à prendre en considération, de la Constitution qui garantit le droit à l’eau et préserve théoriquement l’environnement pour les générations futures, jusqu’au projet du nouveau code des eaux.

Entre temps, ce ne sont plus les villages reculés de l’arrière pays qui souffrent du manque d’eau potable en période estivale, mais les villes côtières aussi : Sfax, Mahdia, Hammamet…