Le Forum de l’escale de Gabès de l’Odyssée des Alternatives Ibn Battûta s’est ouvert jeudi 27 octobre, dans un « village » constitué de tentes en toile de plastique, sur la place devant le lycée pilote : malgré les accords de principe, les autorités n’ont pas donné les autorisations nécessaires pour que les salles de la Faculté de sciences soient mises à disposition… Coïncidence, il débute le lendemain de la mort d’Abdelkader Zidi, un agent de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG), alors qu’il traversait la zone industrielle de Gabès. Le décès est vraisemblablement dû à une fuite de gaz toxique de l’usine d’ammonitrate du Groupe chimique tunisien (GCT). Abdeljabbar Rguigui, membre du bureau exécutif de l’UGTT, est venu en témoigner. Devant un parterre de quelques dizaines de personnes, il rappelle que ce n’est pas la première fois que la vie des travailleurs est mise en danger par l’industrie chimique.

En juin 2015, quatre ouvriers ont subi des brûlures du deuxième degré dans un accident à l’unité de production d’acide phosphorique de Gabès. Un an plus tard, c’est le tour de dix-sept employés de l’usine du GCT de Mdhilla d’être brûlés, à l’acide sulfurique, suite à l’explosion d’une vanne. L’un d’eux est mort de ses blessures. Et puis, souligne le syndicaliste, « de nombreux travailleurs ont perdu la vie silencieusement, parce que, par exemple, ils ont eu des complications de santé une fois retraités… Notre cause, ce n’est pas du tourisme. »

L’extractivisme du phosphate, symptôme d’un modèle de développement dépassé ?

A Gabès, l’industrie chimique fait partie du paysage depuis plus de quarante ans et nourrit de nombreuses familles. « On ne peut pas vraiment fermer ces usines », estime Abdeljabbar Rguigui. « Après la révolution, la capacité d’emploi de ces usines a doublé, il y a eu beaucoup d’embauches. Avant cela, on pensait qu’on pourrait remplacer, à long terme, ce modèle basé sur l’industrie chimique. Mais, avec ce problème du chômage, que pouvons-nous faire ? »

Cette question était au cœur des discussions d’un atelier du lendemain, consacré aux thématiques du phosphate et des oasis, qui a rassemblé des gabésiens, des militants du bassin minier et des membres des équipages internationaux de l’Odyssée. Certains pointent la désinvolture avec laquelle les normes environnementales sont bafouées, à la fois durant la phase d’extraction de phosphate dans le bassin minier et dans sa phase de transformation à Gabès, Sfax, Skhira ou Mdhilla. Ils soulignent les injustices sociales, quand ceux qui subissent la dégradation de l’environnement relative à l’exploitation n’ont pas accès aux bénéfices qu’elle engendre, ou quand l’eau de qualité est destinée à l’industrie, vorace, aux dépens de la population contrainte aux coupures d’eau ou à l’eau fluorée et salée, mais estiment que l’on n’a pas le choix d’exploiter le phosphate puisque c’est une ressource nationale importante.

D’autres sont d’avis que l’on peut se passer de phosphate : il existe des alternatives, comme l’agro-écologie, à une agriculture industrielle dépendante des engrais de synthèse, qui détruit la biodiversité et épuise les ressources. « Il faut amorcer la transition par des expériences locales qui montrent que celle-ci est possible ». D’autant plus que les stocks de phosphate ne sont pas inépuisables.  A Metlaoui, par exemple, au rythme d’extraction actuel, les stocks de phosphate ne vont pas durer plus de 80 ans. Cette ville a été créée autour du phosphate, grâce ou à cause du phosphate. Que deviendra-t-elle quand toutes les réserves auront été extraites ?

Les participants ont aussi échangé sur les modes d’action, les modes de lutte : comment récolter des expertises pour prouver les liens entre la pollution et la santé, comment intenter des actions en justice afin de faire pression sur les entreprises du phosphate, comment utiliser le contexte de décentralisation, de quelles expériences internationales s’inspirer, comment se coordonner entre les différentes rives, sachant que le phosphate est aussi exporté vers la France…

Derrière le phosphate, ce qui ressort de ces débats, c’est l’urgence de changer un modèle économique dépassé, qui ne parvient pas à assurer les minima sociaux, ni même à conserver le cadre environnemental nécessaire à sa pérennité. Ainsi, le changement climatique, entraîné par la hausse des émissions de gaz à effet de serre, va causer des dommages irréversibles à la biodiversité. Non seulement il aura des conséquences sociales dramatiques, mais il entraînera aussi des pertes économiques importantes.

Des expériences alternatives mises en valeur

Wissem Sghaier et Khayreddine Debaya, de l’équipe d’organisation, ont profité de la soirée musicale du vendredi 28 octobre pour expliciter les enjeux derrière l’escale de Gabès de l’Odyssée des alternatives Ibn Battûta, restés sans doute un peu obscurs pour une grande partie du public. « Si nous avons choisi Gabès pour accueillir l’escale, c’est pour des raisons politiques, parce que cette ville fait partie des plus polluées du pays », affirme Wissem Sghaier. « Cette pollution est le fruit de la politique économique tunisienne. Les responsables politiques sont incapables de trouver des solutions pour que les gens puissent respirer normalement. Nous pensons qu’il faut trouver des propositions économiques et sociales, des alternatives au modèle économique actuel qui dégrade l’environnement et le climat. C’est pour cela que nous déclarons notre soutien total à l’expérience de Jemna. »

L’Association de sauvegarde des oasis de Jemna était d’ailleurs présente le lendemain, au cours d’une matinée centrée sur les mouvements sociaux et les initiatives collectives concrètes. Ses membres ont témoigné de la lutte qu’ils mènent actuellement face à l’Etat, pour pouvoir continuer à gérer collectivement des terres domaniales auparavant délaissées par un investisseur privé en lien avec le régime de Ben Ali, et récupérées durant la période révolutionnaire. « Une expérience comme celle de Jemna peut être vu comme une initiative alternative au travail dans le secteur extractif, le pétrole, le gaz, dans le sens où s’y développe un modèle qui peut permettre aux travailleurs de vivre décemment, en respectant les ressources naturelles », considère une participante.

D’autres acteurs ont pris la parole, comme l’association Protection de l’environnement et recyclage d’Ettadhamen-Mnihla, qui regroupe des barbéchas [chifonniers], qui ramassent les bouteilles et les canettes. « J’ai trente ans. La fouille des poubelles, c’est mon gagne-pain. Et c’est aussi ce qui permet de réduire la pollution », déclare Hassen Bouallegue, le trésorier de l’association. « Des gens de l’Odyssée ont fait la remarque qu’il y a beaucoup de déchets par terre. Je me demande ce que font les fouilleurs. En faisant un tour dans la ville, on n’en a vu qu’un seul. Il faudrait développer l’activité des barbéchas à Gabès. »

Entre les différentes initiatives, les thématiques, la mobilisation autour de la COP22 ou encore les deux rives de la Méditerranée, les liens ne sont pas toujours évidents au premier abord. Les représentations et la hiérarchie des préoccupations divergent un peu. Par exemple, si les membres des équipages internationaux attachent de l’importance au respect de la nature en soi, la majorité des Tunisiens sont peut-être plus sensibles à la dimension sociale. En outre, même si les similitudes sont multiples entre les luttes et les expériences, les contextes dans lesquelles s’ancrent ces dernières ne sont pas les mêmes.

La visite de Chott Salem : une prise de conscience

La visite de Chott Salem à la périphérie de Gabès, tout près de la zone industrielle, le samedi après-midi, était l’occasion, pour les participants, de se confronter à la réalité du paysage désolé qui constitue l’environnement immédiat des habitants et le terrain de jeu des enfants. Les couleurs vives de leurs vêtements tranchaient avec la grisaille de l’étendue d’un sable qui, parait-il, était très clair il y a quelques décennies. La mer, boueuse, avait charrié des cadavres de poissons, mais aussi de tortues. Les quelques palmiers subsistant de l’unique oasis marine de la Méditerranée faisaient grise mine. Les visiteurs ont pu voir les rejets sauvages de l’Office national d’assainissement (ONAS), les flots de phosphogypse déversés dans la mer, avec les odeurs, lourdes, et le bruit des usines du Groupe chimique tunisien, visiblement vétustes, en arrière-plan. « On est restés seulement deux heures, et pourtant j’ai les bronches qui piquent », note l’une des promeneuses.

Les visiteurs sont marqués, qu’ils soient étrangers ou même tunisiens. « Nos régions du Sud de la Tunisie ont peu de visibilité », estime Nader Chkiwa, président de l’Association de protection de l’oasis de Chott Sidi Abdel Salem (APOCSG). « La visite d’aujourd’hui, c’était une opportunité pour que les étrangers puissent voir l’ampleur de la catastrophe que nous vivons à Chott Salem et, peut-être, pour obtenir un appui pour notre problème ». Pendant des années, il était tabou de parler de cette réalité et, aujourd’hui, la parole s’est un peu libérée, bien que la culture de l’omerta subsiste encore. « Avant la révolution, si on parlait, on mourrait. Maintenant, on parle jusqu’à la mort », résume Nader Chkiwa.

« La mort d’Abdelkader Zidi est la preuve d’un crime auparavant tabou, qui devient clair », analyse-t-il. L’escale de Gabès s’est cloturée au local de l’UGTT, avec un rassemblement en hommage à Abdelkader Zidi, en présence de sa famille. A la douleur des proches, et de tous les présents, s’est mêlée la colère. Ramzi Khlifi, secrétaire général du syndicat régional de la STEG, a dénoncé l’attitude des responsables du Groupe chimique, qui ont tout de suite nié leur implication, sans enquête préalable : « Où sont vos détecteurs ? Où sont les moyens techniques que vous auriez pour décréter que vous n’êtes pas responsables ? Nous voulons la vérité. Nous allons faire une commission d’enquête. Nous lutterons jusqu’à ce que justice soit rendue. Les responsables commencent à dire qu’Abdelkader était atteint de maladies respiratoires. Mais nous avons tous des maladies respiratoires ici ! »

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Le frère du défunt a déploré : « L’Etat ne nous considère pas comme des êtres humains, mais comme de simples numéros. Mon frère n’était qu’un numéro. Ceux qui meurent, ce ne sont pas les enfants de ceux qui sont responsables et qui sont au gouvernement. » Sa sœur, en larmes, a souligné que, comme de nombreuses familles de Chott salem, elle est obligée d’emprunter de l’argent pour acheter les médicaments.

Hervé Paris, de l’équipe de l’Odyssée, avait la voix qui tremblait un peu en déclarant que le travail ne doit pas causer la mort. « C’est un combat commun. Nous allons libérer la parole, et porter avec nous l’emblème de notre ami qui est mort. J’espère qu’Abdelkader sera la dernière victime de la pollution et du travail ». Aussi son portrait voyagera avec les équipages des bateaux jusqu’à Marrakech.

Dans la salle aux drapeaux rouges, l’émotion était palpable. Reste à savoir ce qui en résultera, alors que les équipages de l’Odyssée vont poursuivre leur route, que les attentes pour le droit à respirer des gabésiens, et surtout des habitants des alentours de la zone industrielles, sont fortes, et que les pouvoirs publics continuent à nier l’évidence d’une situation environnementale catastrophique.