Dans l’actualité politique de cette semaine, il y a plusieurs choses qui ont retenu mon attention. L’une d’entre elles est l’assassinat d’un crocodile au zoo du Belvédère. Non, ce n’est pas vrai, je mens. Que des gamins qui s’ennuient décident de mettre fin aux tristes jours d’un animal encagé depuis qui-sait-quand ne me touche que modérément. L’actualité dont je voudrais dire quelques mots concerne en fait la crise gouvernementale provoquée par la démission/limogeage du ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance, Abid Briki. Il ne m’est pas indispensable ici d’en rappeler les étapes ni les faits marquants. Vous les avez sans doute lus, comme moi, dans tous les médias. Ou du moins, vous en aurez lu ou entendu ce que les journalistes et les principaux acteurs de cette crise auront bien voulu nous en dire.

Dans les multiples déclarations faites depuis le début de l’affaire, l’ancien responsable syndical devenu ministre se présente comme viscéralement  attaché à une vision sociale et réformatrice de la politique que contrediraient, dit-il, les actes de l’actuel gouvernement. Il dénonce notamment la non-prise en compte de toutes les réformes qu’il aurait proposées concernant l’administration, la fonction publique, les caisses sociales, la lutte contre la corruption et en particulier l’évasion fiscale et les opérations de contrebande dont se rendent coupables de richissimes hommes d’affaire actifs dans le secteur de l’importation de marchandises. Progressivement, affirme-t-il, on l’aurait privé de toutes ses prérogatives et des dossiers dont il avait la responsabilité pour les déléguer au premier ministère. C’est beaucoup, c’est trop, c’est plus qu’il n’en pouvait supporter, il ne lui restait plus qu’à se retirer.

Je n’ai pas de raison de croire sur parole l’ex-ministre, dont on connait le long parcours au sein de l’appareil ugététiste. J’ai cependant tendance à penser qu’il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit tant cela s’accorde à ce que l’on sait déjà de la politique gouvernementale. Tant, pourrais-je ajouter, cela concorde avec ce que l’on pouvait déjà prévoir lorsque ce gouvernement a été constitué, en l’occurrence la prééminence accordée aux réformes économiques de type libéral, la pression accentuée sur les salariés et la subordination aux intérêts des grands hommes d’affaires – quand bien même ces derniers feraient leur beurre sur le dos de l’Etat et par ces moyens à la limite de la légalité, voire pas légaux du tout, que l’on englobe désormais dans le terme fourre-tout de « corruption ».

Reste, comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici, que malgré la dégradation des rapports de forces au détriment des classes travailleuses depuis la révolution, le pouvoir n’a toujours pas les moyens de la politique  de fermeté et d’austérité à laquelle il aspire et à laquelle l’incitent vigoureusement les institutions financières internationales. Né de l’improvisation du président et de son entourage, constitué de bric et de broc par un alliage fragile de personnalités, de  technocrates et de courants politiques hétéroclites au sein desquels seule Ennahdha, privilégiant un patient attentisme, est doté d’une réelle unité, le gouvernement de Youssef Chahed, chargé de résoudre la crise, était lui-même en crise avant même que d’être constitué.

Il fallait vouloir y croire pour accorder du crédit aux rodomontades et au propos de matamore sûr de lui que nous a assénés ce jeune technocrate dès sa nomination. La relative paralysie et la décomposition rapide d’un cabinet désigné avec difficultés au terme de longues négociations étaient annoncées, en vérité, depuis sa formation. Même si l’on n’en connait pas réellement tous les tenants et les aboutissants, l’affaire Briki, le retrait précipité du représentant du numéro 2 de l’UTICA après avoir accepté de succéder à l’ex-syndicaliste, comme l’affaire, apparemment bloquée, de Néji Jalloul, en sont, parmi d’autres, de puissants révélateurs.

L’attitude du chef du gouvernement  ne contredit pas, bien au contraire, ce diagnostic. Face à des contradictions et des conflits qu’il est impuissant à résoudre, le Premier ministre en minimise les circonstances pour réduire quasiment la confrontation avec Abid Briki à une simple affaire de non-respect du protocole et de la solidarité gouvernementale. Il joue – et visiblement il aime ça – à l’homme de la fermeté et de l’autorité. Un ministre envisage de démissionner, il le limoge ; personne ne veut le remplacer, eh bien qu’à cela ne tienne, dit-il en substance, « c’est moi, le Premier ministre, qui m’occuperait de ses services ! ». Le plus ridicule, ou tragique si l’on veut, c’est que le porte parole du gouvernement  justifie cette décision en déclarant sur les antennes que le transfert au Premier ministre des prérogatives du ministre de la Fonction publique n’est rien que plus naturel puisqu’elle a constamment été faite… sous l’ancien régime !

Et finalement pour se redonner une légitimité, ressouder un peu les rangs, apurer certains contentieux, tenter de détourner un temps notre attention et rassurer une opinion désabusée, on nous annonce une conférence ou un truc de ce genre destiné à faire le bilan de l’action gouvernementale avec les signataires du Pacte de Carthage. Sur quoi débouchera un tel subterfuge ? Sur rien. Au mieux sur un quelconque bricolage qui permettra de colmater quelques brèches et d’assurer un sursis momentané à ce gouvernement. En vérité, la seule chose qui permette à celui de se maintenir, c’est la peur du vide. Les différents protagonistes du pouvoir n’ont, en effet, aucune autre équipe à proposer sinon un gouvernement jumeau de celui que dirige l’actuel Premier ministre.

Quant à Abid El Brik, pour en revenir à lui, qu’il ait représenté l’UGTT au sein du gouvernement ou, comme il l’affirme, que cela n’ait pas été le cas, il pourrait bien s’être lancé pour devenir le porte-parole d’un futur travaillisme à la tunisienne.