Malgré la répression, les mouvements sociaux ne cessent de se multiplier dans toutes les régions du pays. En plus du sit-in des ouvriers de l’usine du câblage au Kef, qui se poursuit depuis une dizaine de jours, les habitants de Tataouine en sont à leur treizième jour de contestation et ne semblent pas près de renoncer à leur droit au développement régional, à l’emploi et au partage équitable des richesses pétrolières.

Depuis le 23 mars, des chômeurs, des ouvriers d’exploitation ouvrière et des citoyens multiplient les sit-in, les manifestations, les coupures de route qui relient les plateformes pétrolières aux autres villes, pour maintenir la pression. Après avoir essayé en vain de réprimer la contestation, une délégation ministérielle s’est rendue, mardi 4 avril, à Tataouine, pour négocier avec les chômeurs en sit-in et les habitants. La visite tardive du ministre des Affaires sociales n’a pas semblé calmer la colère des habitants. .

Alors que les médias dominants continuent à stigmatiser les mouvements sociaux, des intellectuels essayent de donner une vision objective de la contestation. Samedi 1er avril 2017, trois chercheurs tunisiens se sont exprimés sur les mouvements sociaux et la radicalisation, en marge de la Foire du livre au Kram. Modéré par Romdhane Ben Massoud, le débat a donné la parole aux chercheurs en sciences politiques Olfa Lamloum, Choukri Hmed et Hamza Meddeb, qui ont mis en lumière, à partir de leurs travaux sur terrain et de leurs analyses, les relations entre radicalisation et mouvements sociaux en Tunisie.

Si les médias dominants ont brillé par leur absence, les trois politologues ont rappelé, chacun à sa manière, qu’un débat rationnel, franc et libéré de pressions politiques est indispensable pour sortir de l’impasse actuelle.

Olfa Lamloum, chercheuse en sciences politiques et directrice du bureau d’International Alert en Tunisie, co-directrice de l’ouvrage  Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen – une enquête sociologique , travaille aussi sur Kasserine et Ben Guerdane. Elle relève que les deux mots qui reviennent en force quand on demande aux jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen comment ils se sentent perçus par les   autres sont « le mépris et la criminalité ». Pour les jeunes de Kasserine, c’est plutôt « l’oubli et la marginalisation », alors que les jeunes de Ben Guerdane évoquent « la punition et la marginalisation ». « Ces mots traduisent la dépossession symbolique des droits, de la dignité et de la citoyenneté. Une dépossession sociale et historique qui accable ces marges. Ces mots rappellent que, six ans après le départ de Ben Ali, la contestation est principalement régionale. Cette contestation représente, jusqu’à aujourd’hui, la principale représentation des tentatives de la dissidence dans le pays », affirme Olfa Lamloum qui explique que les mouvements sociaux partagent avec les mouvances radicales qu’on rattache au djihadisme des espaces stigmatisés, où les populations sont marginalisées à la fois sous l’angle social, matériel et sécuritaire.

Pour, Choukri Hmed, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris Dauphine, la radicalisation ne concerne pas seulement la mouvance de droite mais aussi celle de l’extrême gauche. « Cependant, la radicalisation ne doit pas être un fourre-tout. Dire que les extrêmes se rejoignent tout le temps est complètement faux. La radicalisation des mouvements sociaux de la gauche et celle de ceux qui choisissent l’autre chemin, le djihadisme, est radicalement différente », affirme Choukri Hmed, qui observe depuis 2011 plusieurs mouvements sociaux dans différentes régions et a interviewé des dizaines de jeunes salafistes. Choukri Hmed a rappelé, entre autres, que contrairement à ce que répètent les médias dominants, partir en Syrie ou en Libye ne se fait pas sur un coup de tête. « Ce n’est pas une décision isolée d’un contexte social, où la radicalisation trouve ses origines », explique Choukri Hmed, en précisant qu’étudier les origines de cette radicalisation n’est pas une tâche facile dans le contexte sécuritaire actuel. « La recherche sociologique est quasi absente en Tunisie. Nous avons beaucoup de choses à faire pour éclairer la réflexion, que ce soit sur l’évolution des mouvements sociaux ou celle de la radicalisation chez les jeunes. La stigmatisation des sociologues comme nous l’observons en France [quand Valls parle de la sociologie comme « culture de l’excuse » après des attentats du 13 novembre 2015] ne doit pas freiner le travail de terrain et la poursuite des recherches ».

Hamza Meddeb, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, commence son intervention par un constat partagé par la majorité des observateurs des mouvements sociaux : « la principale radicalisation dont nous pouvons témoigner en Tunisie est celle de la criminalisation des mouvements sociaux, qui ont gardé, malgré l’acharnement judiciaire et policière, leur caractère pacifique. Le secrétaire d’État des terres domaniales, qui a qualifié les habitants de Jemna d’extrémistes, est le parfait exemple de cette criminalisation radicalisée ». Selon Meddeb, les tensions avec la police et le nombre croissant d’emprisonnements parmi les acteurs des mouvements sociaux est le point commun avec les « salafistes », mis arbitrairement dans le même sac que le terrorisme. « Le malaise chez les jeunes est causé par l’absence totale d’offre politique radicale. Autrement dit, l’absence d’offre politique capable de changer leur réalité, de les faire sortir de leur isolement et de réaliser les promesses de la révolution. La gauche n’est plus capable de réunir, la droite non plus, alors que le djihadisme offre un projet commun qui a le pouvoir de rassembler les âmes égarés », conclut Hamza Meddeb.