C’est le printemps. Les fleurs bourgeonnent et les mauvaises herbes aussi. Comme si nous n’en avions pas suffisamment. Ces derniers jours, les médias nous ont annoncé trois initiatives politiques « historiques ». La première, longuement préparée par son président directeur général, Mehdi Jooma, est  Al Badil Ettounsi, énième parti bourgeois, porté par des hommes d’affaires, quelques figures plus ou moins connues de l’ancien régime et des technocrates libéraux, pressés de manger avant de passer à table. Tous, selon leurs plans de carrière personnels et une méticuleuse étude de marché, ont accepté de reconduire l’ex-Premier ministre au pouvoir. Plus qu’un parti, Al Badil Ettounsi semble, à première vue du moins, être une entreprise qui n’a qu’un seul produit à vendre, en l’occurrence son propre patron, Mehdi Jooma, qui serait, si j’ai bien compris le sens de son propos, une sorte d’appareil électro-ménager capable de transférer la rationalité économique du capital au sein de l’Etat et de l’ensemble des relations sociales. Ainsi, aussi vrai que la terre est plate, nous deviendrons tous frères et sœurs et nous serons heureux.

La deuxième initiative est celle que conduit Mohsen Marzouk et son groupe de transfuges du RCD et de Nidaa Tounes, rassemblés au sein de Machrou3 Tounes. Il s’agit de la constitution du « Front du salut et du progrès », un regroupement précaire de tous les débris de la scène politique, une dizaine de petits partis, plus précisément, issus de tout le spectre politique tunisien. Leur programme apparent : sauver l’Etat bourguibien. Leur tactique réelle : s’appuyer sur l’hostilité d’une partie des classes moyennes à l’encontre d’Ennahdha pour parvenir au pouvoir. A moins – là, j’ai un doute – qu’il ne s’agisse simplement de remplacer Nidaa Tounes comme partenaire principal de la coalition au pouvoir. Il y a quelques mois en effet, je ne sais pas si vous vous en souvenez, alors que s’achevaient les négociations pour la constitution du gouvernement Chahed, Mohamed Kilani, le secrétaire général du PSG, désormais partie prenante du Front en question, regrettait publiquement la rigidité de ses anciens amis de la gauche dite radicale qui refusaient de siéger dans un cabinet avec des représentants d’Ennahdha, alors qu’une telle alliance était nécessaire pour « sauver » le pays.

La troisième initiative, je ne sais pas trop ce que c’est. Il y a quelques jours, des médias ont évoqué la publication imminente d’un « Appel des trente », censé annoncer le  « réveil de la gauche ». J’y vois plutôt une crise de somnambulisme ou l’inoffensif prurit printanier de vieux militants et intellectuels qui n’ont sans doute à partager qu’un certain nombre de principes moraux, puisés dans la philosophie des Lumières. En ce qui concerne la politique et la guerre, je ne crois pas qu’ils puissent s’entendre.

Il est probable que l’approche des élections municipales, prévues désormais pour décembre prochain, ne soit pas sans lien avec de telles initiatives politiques. On glose beaucoup sur les conditions institutionnelles et juridiques dans lesquelles vont se dérouler ces élections mais le véritable problème est ailleurs. Il est dans le fait qu’alors que les luttes sociales paraissent se développer à nouveau de manière ascendante, aucune des formations politiques existantes n’est en mesure ou ne souhaite leur donner une expression politique indépendante qui pourrait se manifester par exemple lors du scrutin de décembre. Les intérêts sociaux et politiques particuliers des salariés, des chômeurs, des pauvres, des petits paysans, seront une fois de plus extérieurs aux combats électoraux ou exprimés de manière déformée, partielle, sans conséquence, au travers des intérêts de couches sociales moyennes ou supérieures et de leurs représentants.

Les élections de décembre, il n’est pas difficile de le prévoir, n’auront à l’échelon local que les enjeux contradictoires de rationalisation de la gestion municipale et de répartition du pouvoir entre notabilités et clientèles. A l’échelon national, ou l’essentiel aujourd’hui se joue, les clivages relatifs à la hiérarchisation sociale seront fort probablement épongés par d’autres lignes de conflits sans pertinence réelle du point de vue des intérêts des classes populaires. Des forces, comme le nouveau front de Mohsen Marzouk, tentent déjà de rejouer le scénario qui a conduit à la chute de la Troïka puis à l’élection de BCE et de Nidaa Tounes. Il ne serait guère étonnant, en outre, qu’un tel projet bénéficie de la complicité d’une frange importante des forces de gauche, dont les chances de conquérir des positions institutionnelles au sein des municipalités ne seraient pas bien grandes faute d’une entente – même non-dite – avec d’autres composantes de l’échiquier politique.

Les conditions ne sont certes plus les mêmes mais il n’est pas dit que le pari de Mohsen Marzouk soit forcément perdu tant sont nombreux les courants et les sphères d’intérêts qui peuvent ou pensent pouvoir tirer profit de la réactivation d’une large alliance contre la Troïka. Pour que ce rassemblement hétéroclite se constitue, il avait fallu deux événements tragiques. Qui donc organisera les événements exceptionnels qui justifieront une nouvelle coalition anti-Ennahdha ?