Échanges avec Moncef Cheikhrouhou, économiste : “السياسة الاجتماعية ماهيشي صدقة”

Résumé des échanges avec M. Chekhrouhou. Pour l’intégralité des échanges, voir ici-bas.

Sur les médias, en matière de pseudo-experts économiques autoproclamés, il faut reconnaître que nous sommes gâtés en Tunisie. Sur les plateaux TV, l’indigence de nos journalistes en matière économique n’a d’équivalent que la vulgarité des « calculs d’épiciers » des « pseudo-experts » à la M. J et semblables.

C’est dire le plaisir que nous avons eu à accueillir M. Moncef Cheikhrouhou, économiste de renommée, rare sur les médias tunisiens.

Pour ce professeur d’économie managériale et de finance internationale (HEC Paris), outre les banques qu’il a cofondées (Best Bank, Maghreb Merchant Bank), il fut également l’architecte de l’Institut de financement du développement du Maghreb arabe (IFID) qu’il dirigeât pendant deux années. En 2009, le Gouvernement chinois fit appel à lui pour fonder et diriger le cursus “Executive MBA” à l’attention du patronat pékinois.

Moncef Cheikhrouhou, c’est le profil du brillant atypique par excellence, tant par son parcours, que par son approche.

– Pour le parcours, il cumule les itinéraires de plusieurs vies. Tantôt dans la finance internationale (il cofonde des banques, des instituts de formation de haut niveau, conseille des gouvernements et des instances internationales) ; tantôt à la tête d’un groupe de presse ; tantôt dans les arcanes de la politique (il est ancien membre de l’Assemblée nationale constituante tunisienne et cofondateur de partis politiques). Bref on a davantage de chance de le croiser à bord d’un avion… qu’ailleurs.

– Pour l’approche, le point commun de cet itinéraire si éclectique, c’est la méthode. Beaucoup de méthode au service d’une grande lucidité. Cette approche si méthodique fut, du reste, reconnu par ses pairs et par ses étudiants d’HEC Paris, en lui attribuant le « Prix Vernimmen 2006 » (Teaching Awards Pierre Vernimmen), en « récompense de l’excellence de [son] enseignement dans les programmes d’HEC Paris ».

L’homme est, en effet, un communicant qui brille par sa pédagogie. Il a le sens de la formule à l’instar de celle si pertinente : « la politique sociale, ce n’est pas de l’aumône (“السياسة الاجتماعية ماهيشي صدقة”) ». Phrase résumant toute une vision de l’économie, par Cheikhrouhou, au service du premier maillon à la base du processus de création de richesses. Formule qu’il expliquera d’ailleurs amplement au sein de la première vidéo de la série ci-bas.

Les échanges avec M. Cheikhrouhou ont duré plus d’une heure. Pour faciliter l’accès au propos de notre invité, et outre le résumé de 12 minutes ci-haut, nous publions l’intégralité de ces échanges que nous avons segmentés autour des thèmes suivants :

1.- Qui est Moncef Cheikhrouhou… pour quelle économie ?
2.- De la méthode et de la pertinence de l’action gouvernementale…
3.- L’économie tunisienne : Quelle vision… pour quel contrat d’objectif ?
4.- Création de richesses et entrepreneuriat social…
5.- L’économie parallèle ou l’aveuglement des ministères des Finances successifs à l’intégrer !

Au sein de la dernière vidéo relative au commerce parallèle et à la contrebande, nous ne nous sommes pas privés d’exprimer sévèrement notre avis sur ce que nous considérons comme étant une aberration : le fait que le commerce parallèle et la contrebande relèvent davantage d’un cadre légal tellement aveugle, car persistant à exclure du circuit économique légal des pans entiers de l’économie tunisienne.

Pour rappel, selon certains chiffres, le commerce dit parallèle frise les 50% de l’activité économique.

Or, à la question fréquemment posée à des ministres « pourquoi l’État ne fait-il pas preuve de fermeté dans l’application de la loi pour éradiquer le commerce parallèle ? », ces derniers, tout aussi fréquemment, répondent : « socialement, il faut être prudent… Nous ne pouvons pas appliquer la loi avec fermeté sans le préalable de solutions économiques alternatives ».

À ce jour, il ne vient toujours pas à l’idée du journaliste qui pose les questions de relancer en notant : mais vous l’avez la solution alternative sous les yeux, en la forme de ce même commerce parallèle ! Pourquoi ne pas faire le nécessaire pour l’intégrer plutôt que de persévérer à vouloir aveuglément l’exclure ? De même, pourquoi continuer à faire des citoyens frontaliers des contrebandiers du fait de la loi plutôt que de leur permettre de travailler en toute légalité (pour en faire des contribuables), en encadrant intelligemment le commerce frontalier… comme cela se fait ailleurs ? Quant au manque à gagner fiscal induit par le commerce parallèle, n’est-il pas temps pour nos ministres des Finances de faire leur « révolution culturelle » en appliquant, à la lettre, la « présomption de légalité » pour toute activité génératrice de revenue, donc devant être systématiquement soumise à l’impôt ? En somme, tout revenu devant être imposable. Ce qui ne préjuge ni de sa légalité, ni d‘éventuelles poursuites ultérieures pour activité illégale. Quand les caisses de l’État sont vides, le rôle du percepteur, c’est d’abord de percevoir l’impôt et non point de faire la police administrative. Nous avons d’autres services pour cela !

Quand les caisses sont vides, on récolte l’impôt sur toute activité économique, quelle que soit sa nature, et non point on créant de nouvelles taxes, aussi ridicules que la « taxe piscine ».

Quand les caisses sont vides, on doit tout faire pour que le contribuable vienne vers les services fiscaux et non point le pousser à tout faire pour dissimuler son activité, aussi irrégulière soit-elle… faisant peser, au passage, toute la charge fiscale sur les activités déclarées. Ce qui, à son tour, finit par inciter ces mêmes activités déclarées à se mettre à la dissimulation.

À vrai dire, et au-delà des questions fiscales, tout le contexte de l’organisation de la vie économique tunisienne est tourné vers « la castration » des énergies créatrices de richesses.

Un diagnostic également relevé et largement décrit par M. Moncef Cheikhrouhou, non d’ailleurs sans une amertume qu’il ne cache guère. Une amertume d’autant plus prononcée lorsqu’il constate les carences vis-à-vis de la jeunesse de ce pays à être encouragée et intégrée au sein de l’économie tunisienne. Et quand il insiste sur le partage plus équitable des richesses, il le fait en focalisant sur le fait que cette création de richesses doit, aussi et surtout, venir du bas -dans un pays à forte population jeune- en donnant les moyens à la jeunesse d’être créatrice, plutôt que de la cantonner dans un rôle de fardeau.

Et à cet égard nous ne pouvons qu’adhérer pleinement aux propos de M. Cheikhrouhou. Et en l’espèce, il est opportun de reciter in extenso ce passage sur le même sujet publié l’année dernière sur Nawaat et stigmatisant le sort réservé à la jeunesse de ce pays :

Souvent nous évoquons sur Nawaat la question de la gestion et du partage équitable des richesses de ce pays. Hélas, très souvent, la perception de ces richesses est limitée aux ressources naturelles. Or, le drame des jeunes, c’est qu’ils sont également exclus de tout un circuit de situations jalousement gardées.

Parmi ces richesses, citons l’accès aux devises, l’accès à l’or, l’accès au commerce frontalier, l’accès équitable à la fonction publique, etc.

– Pour l’accès aux devises, notre dogmatique Banque centrale et nos, non moins dogmatiques, ministres des Finances successifs sont toujours dans cette attitude si castratrice des énergies consistant à réserver les ressources en monnaies étrangères aux hommes d’affaires et aux opérations d’import-export. L’accès aux devises, même à une somme dérisoire, pour le simple citoyen afin de satisfaire un besoin urgent introuvable localement, tout comme l’accès à ces mêmes devises aux jeunes entrepreneurs dans le domaine des NTIC ou autre, s’il ne relève pas du parcours du combattant est quasi impossible. Pourtant la pression des besoins est si forte que le marché parallèle des devises n’a jamais été aussi florissant. Si l’on n’est pas une grande entreprise où un homme d’affaires, si l’on est jeune, l’on est exclu de facto de cette richesse nationale.

– Dans la même veine, dans les pays du monde civilisé, l’accès au commerce frontalier est valorisé pour les locaux. Ceux qui, justement, depuis des siècles tirent leurs subsistances de ces échanges frontaliers. Or, en Tunisie, non seulement nos gouvernants nient ce besoin, mais fabriquent des contrebandiers par le fait de la loi. Plutôt que de légiférer pour organiser ce commerce frontalier, on préfère parler de bâtir des murs sur nos frontières. Plutôt que de permettre aux jeunes frontaliers de vivre de ce commerce en toute légalité en prévoyant des seuils raisonnables d’échanges commerciaux via des licences ad hoc, échanges déclarés moyennant le payement de taxes tout aussi raisonnables, on choisit de verrouiller cet accès à une richesse que l’on réserve à d’autres. On préfère ainsi fabriquer des contrebandiers tout en nourrissant corruption et manque à gagner pour le Trésor public.

– Quant aux métaux précieux, la situation qui perdure depuis des décennies est ubuesque. L’accès à ces métaux, et à l’or en l’occurrence, est tellement tordu et malsain que l’on a fait des bijoutiers des hors-la-loi, sans compter le fait d’avoir asphyxié la filière tunisienne de la joaillerie, naguère florissante. Le cadre juridique contraignant et restrictif, hérité de ce même conservatisme dogmatique de la Banque centrale et du ministère des Finances a fini par ériger des situations de monopole frisant le scandale… d’où sont, encore une fois, exclus les jeunes, aussi « bijoutiers » soient-ils !

Tout comme pour les devises, la circulation légale de l’or doit demeurer une exclusivité pour quelques personnes ainsi que leurs proches. Pour accéder à l’or, il faut obtenir le Graal du « Poinçon de Maître ». Et même lorsque le gouvernement fait preuve des meilleures volontés via un décret qui ouvre l’accès à ce Graal pour de jeunes créateurs joailliers, la résistance s’organise pour garder lesdits jeunes à l’écart de ce partage de richesse. Et pour cause, malgré le volontarisme de Mehdi Jomaa qui signa le décret n° 2014-3647 du 3 octobre 2014 disposant expressément dans son article 2 que :

«l’attestation de poinçon de maître est octroyée pour les diplômés du centre sectoriel de formation en bijouterie, joaillerie et horlogerie de Gammarth ayant obtenu le brevet de technicien professionnel homologué dans la spécialité bijouterie […] »

… rien n’a toujours changé, car la résistance s’est organisée, avec la complicité de la lourdeur de l’administration, pour garder ces jeunes exclus de leur droit au « poinçon de maître », et ce, 15 mois après l’entrée en vigueur du décret en question.

Si nous avons choisi d’évoquer le cas de ces jeunes diplômés du Centre sectoriel de formation en bijouterie de Gammarth, c’est aussi pour illustrer comment tout l’écosystème suinte l’exclusion de la jeunesse. Il ne s’agit pas uniquement de jeunes diplômés (ou sans qualification) qui souffrent du chômage, mais de toute une jeunesse accablée par une administration déficiente et une bureaucratie qui arrive à décourager les plus disposés à travailler et à créer, tout ceci au profit de ceux qui veulent conserver leur monopole sur l’accès aux richesses nationales.

Alors que l’on discute, aujourd’hui même à l’ARP, de la situation de cette jeunesse et de certaines mesures pour résorber un tant soit peu la gravité de la situation, il serait vain de croire qu’il ne s’agit que d’une question d’argent ou de moyens. C’est toute une culture de l’entrepreneuriat qu’il s’agit de revoir.

Le drame de la jeunesse de ce pays, c’est ce cancer qu’incarne cette forme de conservatisme et de bureaucratie voulant tout contrôler pour prévenir les dépassements. En fin de parcours, on ne fait rien de plus que castrer tout le potentiel d’une jeunesse qui ne demande qu’à contribuer à enrichir légalement la collectivité nationale tout en s’enrichissant elle-même. Et le pire, c’est que, en même temps, nous sécrétons une société de délinquants au vrai sens du terme. Qui n’a jamais possédé quelques dizaines d’euro ou de dollars oubliées au fond d’un tiroir ? Quel bijoutier n’a jamais effectué une transaction portant sur de « l’or cassé », quel frontalier n’a jamais fait passer la moindre marchandise pour se nourrir, etc.

Et la liste est si longue, qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que nous sommes tous devenus des délinquants au regard de la loi… avec une jeunesse encore plus délinquante que les autres.

Entre-temps, une administration de plus en plus pléthorique s’est donnée pour mission de noyer l’économie nationale dans une paperasse à non plus finir et à épuiser les énergies des plus volontaires au sein des dédales de cette bureaucratie, plutôt que de se consacrer à la création de richesses.

 

L’intégralité des échanges avec Moncef Cheikhrouhou en vidéo.

 

1- Qui est Moncef Cheikhrouhou… pour quelle économie ?

 

2- De la méthode et de la pertinence de l’action gouvernementale…

 

3- L’économie tunisienne : Quelle vision… pour quel contrat d’objectif ?

 

4- Création de richesses et entrepreneuriat social…

 

5- L’économie parallèle ou l’aveuglement des ministères des Finances successifs à l’intégrer !

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1Comment

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  1. 1
    Sputnik

    économistes bourés de diplomés … haha …. qui ne font que copier — très mal — la France, et qui n’ont aucun sens de réalité.
    on leur demande d’oublier les monstres théoriques qu’ils ont appris en France, et trouver des solutions simples et pratiques.
    voici un exemple sidérant d’un projet bloqué par une bureaucratie suffoquante:
    http://www.uptobusiness.tn/lourdeur-de-bureaucratie-administrative-tunisienne-laisse-t-place-a-lentrepreneuriat-innovant/

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