Photo par Mourad Ben Cheikh Ahmed

Amusez-vous bien ! Régalez-vous ! Vous avez du pain subventionné à volonté dans les boulangeries. Faites la queue et soyez sages. Il y en a pour tout le monde. Maintenant que les bouches sont pleines, prenez vos télécommandes et chassez les caméras cachées. Ensuite, curez-vous les dents avec les feuilletons. Il y a tellement d’eau de rose, de sang et de larmes que vous pouvez vous y baigner. Mais il ne faut surtout pas se mêler des affaires des grands. Vous êtes trop petits pour ça.

La guerre contre la corruption est la nôtre, la vôtre aussi. Soutenez-nous ! Mais nous ne pouvons rien vous dire. Vous êtes trop petits pour ça. Ça vous dépasse. Tant pis, si ça fait 2, 3 jours ou une semaine sans que vous ayez plus de nouvelles à part quelques noms et des chefs d’inculpations invoquant la sécurité de l’Etat, vous ne pouvez pas comprendre. Déjà 2 semaines sans plus d’informations, tant pis. Nous sommes parfois tenus de vous bassiner avec des publicités aux allures mensongères. Et alors ? C’est pour votre bien. Nous savons tout. Vous ne savez rien. Après tout, ces corrompus, aussi pourris soient-ils, sont les nôtres. Nous savons aménager notre cuisine, étouffer ses puanteurs. Jarraya est nôtre. Nos matelas, nos draps… notre linge sale, nous savons le laver entre nous.

L’essentiel est de boire à sa soif et manger à sa faim. Mais pas toujours… Au sud-ouest, dans le sinistré Bassin Minier, les citoyens de localité de Borj Akerma, à Mdhilla, ont organisé, le 30 mai, un rassemblement de protestation devant le siège de la Compagnie de Phosphate de Gafsa (CPG). Et pour cause, une coupure d’eau tourmente leurs vies depuis une semaine. La SONEDE a continué à faire la sourde oreille. Pourrissement. Un des citoyens mécontents se retrouve derrière les barreaux pour avoir entravé la production à la CPG. Maintenant, il est doublement puni : son foyer est privé d’eau et il est privé de liberté. Père pouvoir n’est pas content. Sa colère est immense. Quant aux autres infantilisés, gare aux brebis égarées si elles mangent ou boivent sans notre consentement. L’Article 44 de la nouvelle Constitution, garantissant le droit à l’eau, n’est pas le seul à être bafoué. L’Article 6, garantissant la liberté de conscience, aussi. Le gouvernement s’en fout.

« Il y a un minimum de respect que ce soit de la part des personnes qui jeûnent et ceux qui ne jeûnent pas », nous apprend M. Hedi Majdoub, ministre de l’Intérieur. Ses agents multiplient les arrestations des non-jeûneurs. Et la justice les condamne à un mois de prison ferme pour « avoir porté atteinte à la pudeur ». Le pouvoir judiciaire est très soucieux de nos mœurs. Ses décisions sont indiscutables, exige-t-il. Avocats insatisfaits, faites un recours et attendez une audience avec père pouvoir. Surtout pas de débat public, même pas sur les questions sociétales ! Le pouvoir judiciaire est trop débordé à corriger nos mœurs dépravés, au point de ne plus pouvoir trouver du temps et de l’énergie pour traiter des affaires de corruption qui gangrènent l’économie et la société. La justice militaire s’en occupera. Avez-vous entendu les grands vous appelez à vous mettre à table ? Non. [Bruit de bottes] Donc, rangez vos pattes et restez tranquilles.

Les gosses soumis, mais parfois grincheux, diront que ce n’est pas la priorité. Défendre les libertés individuelles est une cause bourgeoise, prétendent-ils. Ont-ils oublié que ramadan, selon la conception tunisienne, est une grande messe de la société de consommation ? Ont-ils oublié qu’avoir les moyens matériels et une hygiène de vie permettant un repas ramadanesque n’est pas une option pour certains laissés-pour-compte ? Un des non-jeûneurs arrêtés à Bizerte pourrait le leur rappeler et leur ouvrir les yeux sur le fait que les luttes progressistes sont indivisibles. Qu’elles soient pour les droits économiques et sociaux ou pour les libertés individuelles. D’ailleurs, lui, il fait le jeûne parfois durant 48 heures. Pas par foi mais parce qu’il n’a pas le choix. C’est un sans-abri livré à sa misère, ses addictions, les patrouilles de la police, la charité et… les magistrats gardiens des bonnes mœurs.