Le soleil tape encore fort sur le quartier de Chott Salem, en cette fin d’après-midi du vendredi 30 juin, quand commence la marche vers la zone industrielle de Gabès. Des centaines de personnes se rallient au cortège, aux cris de « Saker Lemsab » [Fermez le déversement !] : des hommes poussant leurs mobylettes, des femmes, des enfants, et même une carriole conduite par un cheval. Le pas vif, ils suivent la voiture de la sono qui les emmène vers l’une des bouches de déversement du phosphogypse, déchet de la transformation du phosphate. Cette boue noirâtre et visqueuse tapisse une partie du Golfe de Gabès, à raison de 5 millions de tonnes rejetées chaque année, depuis 45 ans.1

Arrivés sur place, les premiers manifestants entreprennent de démonter la grille d’enceinte extérieure de l’usine du Groupe Chimique Tunisien et la foule se rassemble sur la plateforme qui surplombe le canal d’évacuation. Des cris de joie accompagnent les premiers jets de pierres dans le fossé. Le geste cathartique est imité par les enfants, qui y lancent à leur tour de petits cailloux.

A Chott Salem, on vit avec la pollution au quotidien. L’air est lourd et nauséabond, les vagues sont brunâtres, la plage est grise, le rivage toujours plus lointain. L’oasis littorale, unique au monde, agonise. Cette zone, qui vivait de pêche et d’agriculture, dépérit, et nombre de ses habitants sont malades, même si aucune étude sérieuse n’a été publiée sur le sujet malgré les demandes répétées des associations. La manifestation est donc l’occasion d’exprimer la lassitude et la colère accumulées par les habitants, et des rumeurs circulent concernant l’intention de bloquer la zone industrielle.

La tension monte d’un cran. Deux trax défraîchies s’avancent vers le fossé d’évacuation. L’une d’elles recueille des débris et s’apprête à déverser son chargement, mais elle est entraînée par le mouvement et tombe dans l’eau noire. Les chauffeurs improvisés ont tout juste le temps de s’extraire de la cabine. Liesse générale. Des gravats en tous genres – bouts de rails rouillés, pierres, pièces métalliques – seront eux aussi acheminés vers le rejet de phosphogypse, sans parvenir pour autant à bloquer l’écoulement.

Un vent se lève, soulevant des poussières qui piquent les yeux. Mélangées à la sueur, elles forment une couche de crasse grise sur les visages. Les familles commencent à rentrer, il est temps d’installer le sit-in. Après des échanges animés avec la police, une tente est montée tout près des rails. Les membres du mouvement Saker Lemsab y passeront la nuit.

Le 30 juin, point culminant d’un printemps riche en mobilisations

Il y a deux ans, suite aux demandes répétées des associations locales, le gouverneur de Gabès a formé une Commission technique pour l’étude de la situation environnementale, en particulier du problème du phosphogypse. En février 2016, celle-ci a rendu un rapport identifiant le site Sebkha el Mkhacherma, à proximité d’Oudhref, comme le plus propice au stockage. Le 6 octobre 2016, lors d’une réunion au gouvernorat, en présence des sept délégués, de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) et de l’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche (UTAP), l’échéance du 30 juin 2017 a été décrétée pour l’arrêt du déversement de phosphogypse dans la mer.

Entre-temps, les habitants d’Oudhref ont refusé que la décharge de phosphogypse s’implante sur leur territoire. Les associations réclamant l’arrêt des rejets maritime de la boue, chargée en métaux lourds, se sont mobilisées. « Avant la réunion avec le gouverneur, chaque association travaillait seule. Ensuite, on a voulu se rassembler pour exercer une pression », nous confie Fadhel Trabelsi, porte-parole de « Saker Lemsab », qui rassemble une vingtaine d’associations. Le mouvement a organisé une série de mobilisations durant tout le printemps : rassemblements devant le gouvernorat de Gabès en février, manifestation à Chott Salem le 20 mars, blocage du convoi de phosphate le 3 mai, déversement symbolique de sacs de phosphogypse devant le siège du Groupe Chimique Tunisien le 5 juin. En parallèle, à Bouchemma, suite à une importante fuite de dioxyde de soufre en provenance de la zone industrielle survenue le 6 mai, les habitants excédés ont organisé une grève et un sit-in. Le gaz s’était introduit dans les salles de classe et certains enfants avaient été transférés à l’hôpital par leurs parents faute de moyens de secours.

Le collectif Stop pollution, actif depuis 2012, a soutenu les protestations à Oudhref, à Bouchemma et a aussi fait partie des initiateurs de « Saker Lemsab ». Cette année, ce mouvement de jeunes a cherché à créer des liens de solidarité aux échelles nationale et internationale. Le lancement à Gabès de la Coalition pour la justice sociale, environnementale et climatique, la participation à la Coordination des mouvements sociaux créée lors du Congrès national des mouvements sociaux en mars dernier, l’animation de l’escale tunisienne de l’Odyssée Ibn Battûta des alternatives en octobre 2016 allaient dans ce sens. « Nous étions isolés, ces liens nous ont permis de faire connaître notre cause, nous ont apporté un soutien moral et plus de dynamique », explique Khaoula Laghmani. Khayreddine Debaya est du même avis, même s’il précise :

C’est bien de créer les cadres, mais le plus important, c’est de mener la lutte au quotidien. Ce sont les luttes de terrain qui rassemblent les gens, plus que les réunions.

La délocalisation des unités polluantes, une décision historique

A la tombée de la nuit, les Gabésiens prennent connaissance de la décision du conseil ministériel présidé par Youssef Chahed et dédié au problème du déversement de phosphogypse. Celle-ci est historique : le gouvernement a tranché pour le démantèlement des unités polluantes du Groupe chimique de Gabès, leur délocalisation dans un site éloigné des populations, encore à déterminer, et donc l’arrêt du déversement de phosphogypse… d’ici huit ans et demi. Le calendrier prévoit ainsi 6 mois pour préparer les études géologiques et sociales visant à identifier, de manière « participative », les nouveaux sites pour la nouvelle usine et le stockage de phosphogypse ; 2 ans pour réaliser des études techniques et d’impact environnemental, les appels d’offre et rassembler les signatures des contrats de réalisation ; 2 ans pour la réalisation d’une première unité, qui diminuerait le déversement d’un tiers, 2 ans pour la deuxième, 2 ans pour la troisième. Après ces huit ans et demi pourrait commencer la restauration du site actuel.

Le communiqué annonce aussi le développement d’industries de valorisation du phosphogypse, l’intention d’appliquer « la responsabilité sociale », et la création d’une commission nationale dédiée au suivi et au respect des délais, qui rassemble toutes les parties prenantes.

« Saker Lemsab » a réagi positivement à la délocalisation des unités polluantes, mais réclame l’arrêt immédiat du rejet.

Nous demandons d’urgence la mise en terril du phosphogypse. Nous voulons une solution rapide et logique. Nous avons quitté le sit-in samedi, mais nous sommes prêts à revenir !

Pour sa part, Stop pollution rappelle l’attachement du collectif à la délocalisation des usines polluantes loin des habitations, mais souhaite que le processus soit accéléré et présente plus de garanties, tout en avertissant qu’il continuera de se mobiliser pour l’éradication de toutes les formes de pollution à Gabès et le changement du modèle de développement régional.

Du côté du sit-in de Bouchemma, campé devant le site du nouveau projet Gaz du Sud, la durée de 8 ans et demi parait bien longue, et la méfiance est de mise. « Nous voulons une solution au chômage, une prise en charge de nos frais de santé et un arrêt de la pollution », déclarent les jeunes sit-inneurs et les familles des environs, qui racontent aussi le harcèlement policier dont elles sont victimes.

L’UGTT a reçu positivement la déclaration ministérielle. « Cette décision va dans le bon sens », se félicite Abdeljabbar Rguigui, membre du bureau régional. « Mais il reste à planifier le projet dans tous ses détails, avec des éléments quantifiés, des échéances temporelles, une garantie que la décision est définitive quels que soient les changements de gouvernement. Nos revendications ne concernent pas seulement le transfert des unités polluantes, mais aussi la santé et la situation des travailleurs de l’usine. Nous dialoguons avec le gouvernement et, si nous estimons que le minimum n’est pas obtenu, nous sommes prêts à organiser une grève générale régionale ».

Le projet de délocalisation est ambitieux, mais la décision ministérielle contient des zones d’ombre, notamment en ce qui concerne le financement de cet investissement de plus de 3 milliards de dinars et la part de « l’aide internationale ». Si l’on en croit les acteurs des mouvements, les mobilisations devraient se poursuivre…

Note

  1. Commission technique de l’étude de la situation environnementale à Gabès, Rapport final sur l’arrêt du déversement du phosphogypse dans le Golfe de Gabès, février 2016.