Le déclic de cette effervescence pré-électorale est venu de la publication des premiers sondages sur les intentions de vote qui s’accordent à mettre en avant quatre figures politiques atypiques, qui bousculent les candidats et les partis traditionnels. Ce sont des candidats anti systèmes, anti partisans, hostiles ou peu enclins à vouloir défendre les « principes de la révolution tunisienne » mais qui semblent avoir le vent en poupe pour les prochaines élections. Comment en sommes-nous arrivés là et faut-il s’inquiéter de l’issue du processus politique inauguré le 14 janvier 2011 ?

Les « outsiders » qui dérangent

Certes, les sondages sont à manier avec beaucoup de précaution en Tunisie du fait de l’absence de dispositions légales et institutionnelles qui les régissent et des soupçons de partialité qui pèsent sur eux. Ils nous renseignent cependant sur la manière dont les Tunisiens perçoivent et jugent la classe politique. Ce faisant, quatre personnages sont propulsés au-devant de la scène politique à la faveur des derniers sondages pour surfer sur un sentiment de désenchantement qui s’empare d’une grande partie de l’électorat.

Le plus emblématique est Nabil Karoui que les sondages placent largement au premier rang des présidentielles et des législatives alors que son parti n’a pas encore d’existence légale1. Sa force repose sur trois « atouts », très imbriqués; d’abord, il dispose de Nessma, une chaîne de télévision à forte audience, dont la licence a été octroyée sous Ben Ali, qui diffuse aujourd’hui en toute illégalité du fait de son refus de se conformer aux dispositions fixées par la HAICA, l’instance de régulation de l’audiovisuel. D’autre part, c’est un homme de communication qui sait parfaitement manier les techniques de manipulations des foules à travers des actions caritatives organisées par son association Khalil Tounes et des promesses démagogiques à même de pouvoir séduire aussi bien les élites politiques et syndicales que des désœuvrés. Il s’érige en défenseur des « Zouaoulas » (indigents). Enfin, alors que la loi et l’éthique le lui interdisent, il a mis à son profit sa télévision et son association du nom de son fils pour distribuer des repas et des aides diverses aux villages pauvres de la Tunisie intérieure où il se rend, toujours accompagné de la caméra. Le voici maintenant installé sur une rampe de lancement pour les prochaines élections. Le plus cocasse, c’est que Youssef Chahed, l’actuel Chef de gouvernement qui avait longtemps ignoré les transgressions et les incartades de Karoui en dépit des nombreuses admonestations de la HAICA, s’attelle maintenant à vouloir l’interdire de se porter candidat aux élections.

Le second personnage qui semble créer la surprise, est l’avocate Abir Moussi, ex membre du Comité central du parti de l’ex président Ben Ali, elle ne cache pas encore sa fidélité à son ancien mentor et à sa politique. Les sondages la placent au troisième rang aux présidentielles, et son parti, le Parti Destourien Libre, PDL, est placé au quatrième rang aux législatives. Tirant profit du piétinement du processus de la justice transitionnelle et de l’absence de toutes mesures de lustration contre les ex affidés du régime de Ben Ali, Abir Moussi, a construit sa figure politique et son parti autour de ces trois facteurs ; d’abord, son audace à ne rien renier de son passé pro Ben Ali et elle pousse même le bouchon en affirmant que le soulèvement populaire de 2011 n’est qu’un complot fomenté de l’étranger avec la complicité de Tunisiens ; ensuite, en appelant de ses vœux à une révision de la Constitution adoptée en 2014, en vue de renforcer les pouvoirs de l’exécutif. Enfin, tout comme Ben Ali, elle se déclare résolument hostile aux islamistes et ne cache pas son intention, une fois élue, de vouloir interdire le parti Ennahdha, suscitant sur cette lancée la sympathie de la frange des anti-islamistes.

Le troisième personnage qui a la faveur des sondages, l’universitaire Kaïs Saïed, occupe le second rang aux présidentielles. Il est plus singulier que les deux autres parce qu’il ne dispose d’aucune assise (média, parti, association). Ex enseignant de droit et issu de la même faculté que ceux de la plupart des experts de la Haute Instance de Réalisation des Objectifs de la Révolution (HIROR) que présidait naguère le professeur Yadh Ben Achour, il s’en démarque cependant par ses prises de position teintées de conservatisme religieux et aux relents nationalistes. Il s’exprime exclusivement en arabe littéraire classique. C’est donc un juriste atypique qui n’a pas fait partie des « experts » qui ont accompagnés les premiers chantiers juridiques ayant conduits aux élections de la Constituante le 23 octobre 2011. Son refus de s’exprimer en arabe dialectal et encore moins, en français ainsi que son phrasé et son élocution au ton d’un théologien séduisent les couches populaires par leur simplicité et leur évocation des doctes de la religion. A l’instar des deux autres, il se place en dehors de tous les partis, et en dehors du système dans son ensemble mais donne l’impression d’être esseulé, sans ressources apparentes.

Enfin, la dernière figure montante des sondages est celle de la franco-tunisienne Olfa Terras Rambourg venue de la vie associative et propulsée sur la scène politique par la grâce de son association caritative 3ïch tounsi. Elle est davantage connue comme une mécène qui a soutenu et financé plusieurs projets dans les domaines de la culture, de l’art, du sport ou de l’artisanat par le truchement de la fondation Rambourg du nom de son époux Guillaume Rambourg2. Elle « parle de dépoussiérer la politique et de libérer les opportunités d’affaire dans un environnement économique sclérosé, mais sa vision managériale de la politique dissimule « l’idéologie [néo-libérale] sous une promesse d’efficacité »3.

Comment expliquer aujourd’hui ces bouleversements qui secouent le paysage politique et quels enseignements convient-il de tirer huit ans après le déclenchement de la « révolution » tunisienne ?

Les raisons de l’ascension des néo-populistes

Trois raisons qui s’entrelacent, sont à même d’expliquer l’avènement de ces figures montantes qui se situent toutes en dehors des partis traditionnels. Tout d’abord, leur montée dans les sondages exprime un rejet de la classe politique, toute confondue, par une majorité des électeurs dans la conduite du processus politique. Ce qui semble être le plus contesté, aujourd’hui; c’est la politique du « consensus » qui a vu le jour au lendemain des élections de 20144. Celle-ci, incarnée par « l’entente cordiale » entre les deux personnages victorieux des élections : Béji Caïd Essebsi et Rached Ghanouchi, s’est soldée par un échec cuisant, dont la responsabilité est communément partagée entre les deux « Cheikhs ».

D’autre part, depuis 2011, le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires ne cesse de se détériorer et les grandes réformes politiques, sociales, économiques promises ou initiées après les élections de 2014 n’ont pas abouti ou peinent à se réaliser. A titre d’exemple, le processus de la justice transitionnelle, la lutte contre la corruption, les réformes sociales et économiques, la réforme des médias, et surtout, l’élection d’une Cour Constitutionnelle…, n’ont pu être menés ou ont été complètement dévoyés du fait des calculs politico personnels des acteurs politiques et de l’absence d’une réelle et ferme volonté politique à peser sur le cours des évènements.

Enfin, le régime semi parlementaire consacré par la Constitution montre de plus en plus, en pratique, ses limites et enlise le pays dans une sorte « d’ingouvernabilité » permanente : Déjà, les premiers signes de désaffection de la vie politique sont apparus aux élections municipales de mai 2018 avec une abstention record de 64,35% et toutes les formations traditionnelles, excepté Ennahdha dont les dissensions internes débordent rarement le cadre intramuros, sont affectées par de graves crises internes, et pour certaines d’entre elles, à l’instar du Front Populaire, par une implosion.

La riposte des partis du pouvoir

Pour barrer la route à ces candidats « outsiders » et surtout, pour préserver leurs chances de pouvoir garder le pouvoir, les partis du gouvernement (principalement le parti du Chef du gouvernement Tahya Tounés, Ennahdha, des députés de Nida Tounes) décident, à un mois des dépôts des listes pour les législatives, d’introduire des aménagements au Code électoral. Quelques-uns étaient attendus depuis longtemps, d’autres, plus controversés, ont été introduits récemment, sous l’effet des résultats des sondages publiés.

Les amendements attendus portent à la fois sur la fixation d’un seuil électoral et du quotient électoral à 3% des voix pour les législatives, l’abrogation de la disposition qui excluait les ex RCD de la direction des bureaux de vote, l’obligation pour les candidats aux législatives d’avoir un casier judiciaire vierge, l’obligation pour les candidats aux présidentielles de présenter, en plus du casier judiciaire vierge, un quitus fiscal de l’année précédant le scrutin ainsi qu’une déclaration du patrimoine et des intérêts conformément à la loi du 1er août 2018 portant sur la déclaration du patrimoine et des intérêts et la lutte contre l’enrichissement illicite et les conflits d’intérêts.

Mais les dispositions les plus décriées portent sur les deux amendements visant à éliminer des candidatures « dérangeantes ». Le premier amendement stipule que l’Instance Supérieure Indépendante des Elections (ISIE) peut refuser des candidats à la présidentielle et aux législatives, ayant commis, pendant l’année qui précède les élections, des infractions jusqu’ici applicables aux partis politiques. Celles-ci encadrent la publicité politique et les dons de personnes morales privées ou publiques (plafonnés à 60.000 dinars) et interdisent le financement étranger ou la distribution d’aide (en argent ou en nature) aux citoyens5. En précisant que celles-ci commencent à s’appliquer douze mois avant l’élection, cette disposition exclut de fait de la compétition le patron de Nessma et la fondatrice de l’association 3ich Tounsi, des élections législatives et présidentielles. Mais la controverse s’est déployée au sujet de la rétroactivité de ces mesures et leur conformité avec l’article 28 de la Constitution6.

Le deuxième amendement, tout aussi clivant, porte sur le : « Refus des candidatures à l’élection présidentielle et législative ayant un discours en contradiction avec les règles démocratiques et les principes de la Constitution, ou un discours incitant à la violence, à la haine ou faisant la promotion des violations des droits de l’homme » (une version précédente, finalement abandonnée, ciblait plus précisément « l’apologie de la dictature »). Cette disposition introduite par des députés d’Ennahdha pourrait s’appliquer à la présidente du PDL, Abir Moussi, et accessoirement, à l’universitaire Kaïs Saïed. Mais cela dépendra aussi de l’appréciation de l’ISIE de la teneur des discours des candidats, comme le stipule le texte de l’amendement. Il n’empêche que ces dispositions ainsi formulées peuvent constituer une réelle source d’inquiétude pour les défenseurs de la liberté d’expression.

Le Code amendé a été approuvé, dans son ensemble, par 128 voix pour, 30 contre et 14 abstentions. Cependant, 51 députés tunisiens ont déposé un recours auprès de l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois, qui tient lieu de Cour constitutionnelle. Elle devra se prononcer avant le 04 juillet. Les députés l’ayant signé, en majorité des membres de Nida Tounes ou du Front populaire, font notamment valoir que la loi contestée porte ; d’une part sur le principe critiqué de la « rétroactivité » et d’autre part, elle touche aux fondements mêmes du processus électoral alors que ce dernier est déjà en cours. De plus, ni l’ISIE ni l’Instance Nationale de Lutte contre la Corruption (INLUCC) n’ont été consultées.

Trois observations

Ce dispositif d’aménagement du Code électoral, la procédure suivie pour le faire aboutir ainsi que les conséquences qui en découlent soulèvent trois observations :

D’abord, ces amendements au Code électoral qui interviennent alors que le processus électoral a déjà démarré avec les inscriptions sur les listes ont créé un malaise dans l’opinion publique et parmi les associations qui militent pour l’intégrité des élections. Outre le fait que le choix du timing est inapproprié, ces modifications sont perçues par une grande partie des Tunisiens comme, essentiellement politiques, puisqu’elles visent à écarter de la compétition des candidats considérés comme « dérangeants » pour les partis établis, surtout ceux du gouvernement. De plus, le processus menant à leur adoption au sein du Parlement a été émaillé par des marchandages, des conciliabules, et autres pratiques dénoncés publiquement par quelques députés à l’instar de Bochra Belhaj Hmida7. Simple coïncidence ou fait significatif ? Le courant de Nida conduit par Hafedh Caïd Essebsi se voit subitement attribué au lendemain du vote la qualité de « représentant légal » du parti par la présidence du gouvernement. Il s’était adressé aux services de la présidence du gouvernement suite au recours qu’il avait présenté après le rejet des deux listes de son parti aux élections municipales partielles par l’ISIE8.

D’autre part, dans ce débat provoqué par l’adoption des amendements au Code électoral, le président de la République se voit soudainement propulsé comment élément décisif et incontournable par la grâce de la procédure de promulgation. Plusieurs scénarios s’offrent à lui ; il peut déposer à son tour un recours pour inconstitutionnalité comme il peut demander au Parlement un nouveau vote, et dans cette hypothèse, la loi devra être adoptée par une majorité qualifiée des trois cinquièmes et non pas seulement à la majorité simple. Cependant, il est tenu par une échéance décisive ; à savoir le 6 juillet 2019, date de la publication du décret de convocation des électeurs pour les législatives du 6 octobre 2019. Dans le cas contraire, le risque du report des élections sera patent et le pays sombrerait dans une grave crise institutionnelle aux conséquences incalculables.

Enfin, si ce nouveau dispositif du Code était promulgué, l’ISIE se verrait du coup attribuer de nouvelles prérogatives et de nouvelles compétences qui la mueraient d’une instance exclusivement technique à une instance éminemment juridictionnelle voire politique. En effet, elle sera appelée à se prononcer sur « des candidats à la présidentielle et aux législatives, ayant commis, pendant l’année qui précède les élections, des infractions déjà prévues pour les partis politiques ». Elle sera aussi amenée à apprécier ce qu’il convient d’entendre par « un discours en contradiction avec les règles démocratiques et les principes de la Constitution, ou un discours incitant à la violence, à la haine ou faisant la promotion des violations des droits de l’homme ». Or, ni son histoire depuis 2011, ni les moyens dont elle dispose, ni sa composition même ne lui donnent cette capacité à pouvoir supplanter une juridiction constitutionnelle ou autre: Le risque encouru, c’est qu’elle perdrait ainsi toute crédibilité aux yeux des Tunisiens.

Notes

  1. Le 25 juin, il devient président d’un ex parti fondé le 20 juin 2019 qui porte maintenant le nom de : « QalbTounés », (Cœur de Tunisie)
  2. La Fondation Rambourg
  3. Cf, « L’ombre du doute plane sur le processus électoral tunisien », par Thierry Brésillon Vendredi 28 juin 2019
  4. CF, Éric Gobe, Larbi Chouikha. La Tunisie politique en 2013 : de la bipolarisation idéologique au « consensus constitutionnel » ? L’Année du Maghreb, CNRS Éditions, 2014.
  5. DECRET-LOI N° 2011-87 DU 24 SEPTEMBRE 2011, PORTANT ORGANISATION DES PARTIS POLITIQUES, essentiellement les articles 18/19/20
  6. « La peine est personnelle et ne peut être prononcée qu’en vertu d’un texte de loi antérieur, hormis le cas d’un texte plus favorable à l’inculpé ».
  7. Cf, entretien « Midi Show » Radio Mosaïque avec la députée Bochra Belhaj Hmida, 17 juin 2019 : Bochra Belhaj Hmida: Bye bye la politique
  8. Nidaa Tounes : Hafedh Caïd Essebsi récupère « la patente » !, Espace Manager.