Si les uns arborent des positions explicites et constantes sur la question de l’égalité successorale, d’autres tentent tant bien que mal d’esquiver le sujet sous divers prétextes. Les partisans de l’égalité à l’héritage transcendent les clivages politiques. Ils sont de ce qu’on appelle communément la gauche comme Hamma Hammami, Monji Rahoui, Abid Briki en allant à d’autres mouvances hétéroclites composées de Mohamed Abbou, Abdelkarim Zbidi, Mehdi Jomaa, Mohsen Marzouk, Ilyes FakhfakhSelma Elloumi, Youssef Chahed et Said Aïdi. Tous se sont prononcés clairement en faveur de l’égalité à l’héritage en vertu des dispositions de la Constitution tunisienne consacrant l’égalité entre les hommes et les femmes.

Comme pour les partisans de l’égalité, il y a les opposants intransigeants. Leur argument puise dans une lecture littéraliste du texte coranique instaurant l’inégalité successorale. Il s’agit de Hechmi Hamdi-appelant à l’application de la charia islamique-Kais Saied, Seif Eddine Makhlouf ou encore Hammadi Jebali. Pour eux, instaurer l’égalité en la matière revient à piétiner la sacralité du Coran.

L’alibi de « l’unité des Tunisiens »

Si certains opposants à l’égalité successorale brandissent le texte coranique, d’autres la rejettent au nom d’autres priorités imputées aux Tunisiens, de volonté de les épargner des divisions nocives ou de formalisme institutionnelle. Ainsi, le candidat d’Ennahdha Abdelfattah Mourou explique tantôt qu’il n’y a pas de projet de loi en la matière, tantôt qu’il acquiescera le vote des parlementaires s’il aura lieu. Le tout en agitant le danger de disloquer le peuple tunisien sur cette question et en présentant cet enjeu comme « le cheval de bataille » de certains tentant d’imposer leur volonté aux Tunisiens.

Abdelfattah Mourou et Rached Ghannouchi

Ancien président de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (1989-1994), le candidat Moncef Marzouki, jadis en faveur de l’égalité de l’héritage, opère une volte-face en balayant d’un revers de main cette question. Marzouki a exprimé ainsi son intention de “jeter le projet de loi à la poubelle une fois élu ce sous couvert de « respect de la foi » des Tunisiens et de volonté de préserver leur union.

Moncef Marzouki

Anti-islamiste primaire, la candidate du Parti Desoutrien Libre Abir Moussi n’est pas moins opposée au projet de l’égalité à l’héritage tel que présenté par le président Béji Caïd Essebssi, qu’elle décrit comme « improvisé » et « populiste ». Tout en revendiquant l’héritage bourguibien, Moussi estime que cette proposition législative reconnait les mariages hors du cadre de la loi ainsi que les droits dans l’héritage à l’enfant adultérin, ce qui constitue, pour elle, “une atteinte à l’institution de la famille“.

Abir Moussi

C’est aussi au nom de “l’unité du peuple tunisien et de ses traditions” que le candidat Lotfi Mraihi refuse de remettre à l’ordre du jour le projet de loi sur l’égalité successorale, une fois élu. Pour lui, le débat ne mérite même pas d’exister, tout en vilipendant le concept de « modernité à l’occidental » et en invoquant d’autres « priorités » économiques. Mraihi conteste l’assisse populaire et associative tendant vers cette égalité. Il avance, néanmoins, qu’il aurait appliqué l’égalité entre ses enfants s’il avait une fille.

Les urgences d’ordre économique et social servent aussi de prétextes pour décliner la question pour le candidat, Néji Jalloul. Les sujets de la dépénalisation de l’homosexualité comme de l’égalité successorale sont de faux problèmes face à l’endettement”, estime-t-il.  Et d’ajouter : « Nous n’allons tout de même pas importer un peuple de Mars ou de la Suède ! », s’emporte l’ancien ministre de l’Education.

Neji Jalloul

Pour sa part, Safi Said ne se prononce pas clairement contre l’égalité et préfère renvoyer la balle dans le camp des gouvernés qui se prononceraient via référendum.

L’alliance des conservatismes

Contactée par Nawaat, Yosra Frawes, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a exprimé sa préoccupation face à une vague « populiste » concernant les droits des femmes. « L’égalité à l’héritage ne relève pas d’une opinion personnelle du président de la République. Il s’agit de mettre en œuvre les dispositions de la Constitution prévoyant l’égalité devant la loi mais aussi dans la loi entre tous les citoyens », déclare Frawes. La militante féministe décrit la résurgence d’un mouvement réactionnaire alliant les islamistes à la droite nationaliste. « Le conservatisme, le retour du discours liberticide au nom du prestige de l’Etat et la corruption gangrènent l’Etat. C’est l’alliance entre ceux qui veulent faire main basse sur la société avec ceux qui sont avides de pouvoir, prêts à aller dans le sens des islamistes pour gagner leur soutien car perçu comme incontournable pour gouverner», explique-t-elle.

Yosra Frawes

Pour Frawes, l’argument selon lequel les Tunisiens ne sont pas prêts pour l’égalité successorale est « une insulte à l’intelligence du Tunisien et dénote d’une immaturité politique affligeante ». Et d’ajouter :« Insister sur les priorités économiques est en vérité un aveu de leur échec durant tant d’années à répondre aux revendications économiques et sociales », souligne la présidente de l’ATFD. « L’égalité successorale est une donnée d’ordre économique à prendre en compte si on souhaite traduire les paroles en actes ». Elle a également rappelé que les femmes contribuent grandement aux charges familiales, tout en se référant à des études ayant montré que les femmes investissent tout de suite dans leur part de l’héritage. Ce dynamisme permet de lutter également contre la paupérisation d’une catégorie importante de la population.

Selon une étude sur l’autonomisation des femmes réalisée par le Centre de Recherches et d’Etudes de Documentation et d’Information sur la Femme (CREDIF), les travailleuses agricoles constituent 76% de la main d’œuvre. Seulement 4% détiennent des titres de propriétés foncières, ce qui fait de la question de l’égalité successorale un enjeu éminemment socio-économique.