À deux ans d’intervalle, La fuite vient enfoncer le clou fixé par la pièce de théâtre éponyme dont il se veut la transposition. En se donnant une matière inflammable, on dirait que Ghazi Zaghbani s’essaie à un chassé-croisé entre cinéma et théâtre sous la règle des trois unités. Unité de lieu : une chambre vétuste dans une maison close. Unité de temps : une journée. Unité d’action : un jeune salafiste, pour échapper à la police, vient se planquer chez une prostituée. Idée fort intéressante. Mais le bonheur de la trouvaille est de courte durée, et le maillage se révèle lâche. S’il est permis de rester circonspect devant ce premier long-métrage de fiction, c’est moins parce qu’il laisse craindre une resucée de la pièce que parce que le cinéma s’y négocie péniblement.
Pourtant, le film fonce tête baissée, trop confiant dans son cadre, vers un pari audacieux : par le recours privilégié au plan-séquence en circuit fermé, faire advenir en creux les enjeux d’une rencontre entre le salafiste et la prostituée. Avec une caméra portée qui ne ferme pas ses paupières, La fuite maintient ces deux âmes cabossées à n’être que des ombres condamnées à se cloîtrer dans un décor délavé, aux portes duquel s’échouent les rumeurs du hors-champ. On pourrait justifier le parti-pris, l’apesanteur de la caméra ne ménageant pas ses efforts pour faire de l’exigüité de la chambre bien plus qu’un cadre à la rencontre, où seules les couleurs légèrement saturées renforcent une appréhension âpre de ce monde sans chaleur. Mais, côté scénario, le récit ménage progressivement un autre ressort : la rencontre du salafiste avec un autre corps démontre que si les vocations peuvent diverger, les désirs restent les mêmes. L’opposition des deux points de vue s’assume ici comme une contrainte en voie de dépassement. Nuancée de manière exponentielle à mesure qu’on apprend sur le duo les bribes d’informations que le récit lâche goutte à goutte, cette opposition sert d’exposant à la manière dont le rapport au corps et son assignation sociale affecte les vies. Au blocage du salafiste, qui n’a pas encore fait la paix avec son corps, répond la liberté décomplexée chez la prostituée. La posture coincée du premier, joué par le réalisateur et conforté dans son interprétation introvertie, laisse du champ à une interprétation démente chez l’autre : peu dupe du jeu auquel elle se livre, la prostituée campée par Nadia Boussetta ne s’était jamais aussi bien incarnée qu’ici.
Que pouvait apporter La fuite sur un canevas pareil ? Il serait injuste de lui faire un procès en appel. Si ce canevas repose sur la tension entre deux sujets de société plus ou moins encombrants, qu’un concours de circonstances va révéler au grand jour, il va servir de prétexte à Zaghbani pour arracher à son protagoniste les peaux mortes et scruter sa lente mutation. Face à ce mâle déboussolé, au visage fermé, en plein démêlé, la trajectoire de La fuite s’y voit amenée à dresser une femme assumant le statut social auquel la nécessité l’a conduite, et dont les rêves d’amour et d’indépendance finissent pourtant par se cogner à la réalité. Au rythme de ses oscillations entre questions, réponses et gestes de séduction, le dialogue ne se bouche pas le nez devant ce que l’ordre social pourrait avoir de préjugés ; au regard de ce qu’il prend le temps de convoquer, l’itinéraire du duo sera régulé autour d’un point aveugle. Car ce qui s’apparente à une stigmatisation prend la forme d’un impensé, et Zaghbani réussit à ne pas faire du désir un problème mais un symptôme, mais sans parvenir à lui restituer sa complexité.
Si le côté « pièce montée » éveille une méfiance contrariée, c’est parce qu’avec l’irruption d’un troisième personnage le filmage change de main, dicté qu’il est par un découpage plus resserré et articulé autour d’une nouvelle série de tractations. Cette focalisation relègue le jeune extrémiste au second plan, l’obligeant à se terrer sous le lit, et c’est d’une interaction que la mise en scène tire son autre cap d’écriture. La chambre du bordel, où la parole se délie plus qu’elle ne s’efface devant le rituel, offre en effet une scène de frustrations. Or si la loi est là, ses symboles lessivés ne manquent pas à l’appel, même si le dialogue s’efforce d’en mettre à distance le poids avec force clins d’œil. Certes, l’enjeu de La fuite est de régler au passage son compte à l’hypocrisie ambiante autour de la place de la femme, la religion, la mentalité extrémiste. Seulement, tout se passe pour les deux personnages comme s’il fallait, en l’espace d’une journée, exposer à coups de répliques la synthèse de toutes les névroses d’une société en pleine psychanalyse.
Bien que le réalisateur évite judicieusement de situer le curseur moral d’un côté comme de l’autre, le dilemme de La fuite ne va pourtant pas sans bémols. En effet, tout ceci importerait peu si la mise en scène n’abdiquait devant le scénario et n’en restait au stade des intentions. On objectera qu’ici, le champ-contrechamp n’énonce pas seulement le rapport de forces, mais permet aussi de dessiner sous ce même rapport la possibilité d’une convergence. Sauf qu’à trop vouloir souligner les réparties, le découpage se révèle d’autant plus assommant que la caméra investit faiblement l’écart négociable des points de vue, entre le refus de regarder, chez l’un, et le jeu du chat et de la souris avec l’autre. Pliant la mobilité de chaque cadre à une circulation monomaniaque pour faire évoluer le récit à égalité de points de vue, le film carbure aux dialogues où les réflexions de haute tenue se mêlent aux jeux de mots crûs avec une affectation de légèreté. Symptomatique du rapport irrésolu à sa mise en scène, le poids de ces dialogues donne l’impression de renforcer un cordon sanitaire autour du duo, au risque de dévitaliser son évolution.
C’est à ce jeu-là que La fuite cale sur ses enjeux. N’y avait-il pas de quoi transformer le plomb vaudevillesque de la mise en scène en or de cinéma, ne serait-ce qu’en troublant les limites entre monsieur théâtre et madame caméra ? On peut penser qu’au détour de la contrainte de l’huis-clos, Zaghbani aurait gagné à alimenter davantage le potentiel de ce que pouvait apporter le chassé-croisé des deux points de vue contrastés. Le jeu d’échelles aurait pu sortir le film par le haut en lui insufflant une subtilité moins frontale, s’il ne schématisait l’inversion des positions par laquelle la disposition du duo tend à redistribuer les rapports de force. Or peu de choses viennent creuser ces aspérités, sacrifiant les prémisses formelles sur l’autel de ses sujets de société.
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