Nous aurions ainsi d’un côté des jeunes marginalisés qui luttent pour le minimum vital, à savoir des conditions matérielles décentes, et de l’autre des jeunes, essentiellement LGBTQI et/ou sympathisants de la cause, dont les exigences seraient censées relever du confort. En somme, le sacro-saint conflit entre libertés formelles et libertés réelles.
Ce qui m’intéresse ici n’est pas de démontrer que cette distinction n’est pas pertinente et que les causes pour lesquelles se battent les uns et les autres peuvent se rencontrer et qu’elles se rencontrent effectivement. D’autres s’y sont essayés ici et là, et brillamment. Je le ferai d’autant moins, je dois avouer, que je ne crois pas à la convergence des luttes d’une manière générale, c’est-à-dire systématique et radicale. Je l’ai dit très clairement et en ces termes ailleurs, il y a déjà quelque temps, notamment dans mon livre Elucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir, paru en octobre dernier. L’idée que j’ai toujours défendue est que nous sommes des différences incommensurables qui ne peuvent se fondre dans une stratégie commune, quelle qu’elle soit. Nous ne pouvons échanger qu’en amont, sur le diagnostic de l’oppression. Pour le reste, c’est-à-dire l’organisation de la lutte et des choix y afférant, il n’y a que des trajectoires parallèles, pas de symétrie, pas d’analogie, pas de recoupement, qui sont des outils typiquement libéraux que la doxa a su revêtir d’oripeaux séduisants pour faire croire à une empathie à l’œuvre. En d’autres termes, il n’y a pas de bonne et de mauvaise convergence des luttes. Penser en termes de convergence est en soi problématique. On ne se rencontre pas ou, plus exactement, car une rencontre fortuite est toujours possible, on ne peut vouloir se rencontrer, tout comme l’on ne se rencontre pas naturellement : ni déterminisme, ni volontarisme. Mais cela n’est ni une tragédie, ni une manière de promouvoir l’individualisme. C’est même tout le contraire : le volontarisme, faut-il le rappeler, c’est par exemple celui du contrat social, qui pose que nos obligations morales se fondent sur un acte volontaire et qui, ce faisant, exclut du champ de notre responsabilité non seulement ceux que nous ne connaissons pas et qui nous sont étrangers mais aussi les personnes à l’égard desquelles nous avons des obligations dont la Procédure (nos parents, nos enfants), fondée sur la communauté d’intérêts, ne peut rendre compte. Et c’est très exactement cela, en revanche, qui m’intéresse et que je voudrais affiner ici.
Si je ne crois pas à la convergence des luttes comme mantra, je crois néanmoins à la solidarité qui n’est, il importe de le dire, ni sororité ni camaraderie – autant de valeurs que suppose traditionnellement ladite convergence. Dans la solidarité, en effet, il n’y a aucune volonté de se constituer comme groupe auto-référencé qui se positionne dans et par sa différence. Grande est en effet la différence entre vouloir être reconnu dans sa différence, d’un côté, et faire de cette dernière un critère exclusif d’empathie, de l’autre. Une preuve triviale mais parlante de cela est que vous ne verrez personne interpeller quelqu’un en lui donnant du « Salut, solidaire ! ». Parce que la solidarité n’a pas vocation à être l’apanage d’un groupe, d’une classe, d’une partie, d’une faction. Elle est un horizon et non un programme.
Affirmer ce principe, ce n’est pas simplement affirmer que la solidarité brasse large ; c’est surtout, en amont, poser qu’elle se fonde sur le principe de congruence. Alors que la convergence recherche une forme d’uniformité dans la lutte, un recoupement, comme s’il fallait, en dernière instance, montrer patte blanche en donnant à voir sa propension à faire cause commune, la congruence exige une capacité minimale d’adaptabilité aux luttes qui se jouent – un seuil bas, si l’on veut. Elle n’est foncièrement pas sous-tendue par la question de la légitimité car elle n’est pas informée par l’idée de norme militante.
Je reviens ici à une possible critique. L’on pourrait nous objecter ici que l’idée de convergence des luttes n’a jamais supposé que les causes devaient se fondre et en quelque sorte se déliter pour la promotion de finalités communes, exigeant ainsi un « seul haut ». Naturellement. Mais encore une fois, nous nous situons ici dans le registre de la métaphysique sociale. A ce titre, les mots ont (encore plus) un sens : converger vers, c’est supposer des points communs, des recoupements préalables à l’aune desquels aura été pensée la sélection des « allié.e.s » en amont, de sorte que le délitement ou la déperdition, tout comme la guerre de Troie, n’a pas lieu (d’être).
La convergence, pour le dire vite, n’aime pas la différence irréductible, celle avec laquelle on ne peut pas composer. Ce faisant, lorsqu’elle se dit solidaire, c’est d’une solidarité qui émerge en raison d’intérêts communs -avec lesquels, précisément, on a pu composer- qu’il s’agit. C’est, dans une certaine mesure, le sens de la solidarité mécanique de Durkheim, fondée sur la reproduction du même. Mais la véritable solidarité est celle qui se noue indépendamment de la convergence d’intérêts et peut-être même en dépit d’elle. Elle naît dans les interstices, là où aucune composition n’est possible mais où gronde la menace de la domination.
La question qui se pose ici est évidente : comment être ensemble et faire front si nous n’avons pas d’intérêts communs à défendre. Question aussi légitime que mal posée : ce ne sont pas des intérêts que nous avons en commun mais une condition : la vulnérabilité. C’est toujours le même malentendu, décliné différemment : penser « en sous-main » que l’homogénéité est un critère de la « bonne lutte » et de sa réussite. L’adage selon lequel qui se ressemble s’assemble ne dit rien du fruit de cette union, de sa qualité ; l’on rétorquera que son opposé qui veut que les extrêmes s’attirent est tout aussi muet sur la finalité de cette alliance. Certes. Mais la congruence, qui pose donc que les différences peuvent coexister et s’allier tactiquement sans que chacun y perde ce qu’il est au nom de la communauté d’intérêts, n’a pas de prétentions téléologiques ; elle ne croit pas en la fin de l’Histoire, à l’avènement du socialisme ou au repeuplement de la Terre par les extraterrestres.
Elle croit simplement en la vulnérabilité de chacun d’entre nous. C’est cette vulnérabilité – le seuil infra dont nous parlions tout à l’heure – qui nous unit, qui transcende tous les clivages et qui fait que nous n’avons pas besoin de composer. La vulnérabilité, soit dit ici en passant, n’est pas un caprice consistant à réclamer puérilement pour avoir un plus qui n’a pas lieu d’être, mais bien une catégorie authentiquement politique en lien avec la domination. Et s’il y a bien des « classes de vulnérabilité », comme le donne à voir le républicanisme contemporain, il n’en demeure pas moins qu’au jeu de la non-domination, nos destins sont irrémédiablement liés. C’est ce qu’on appelle le « présupposé de permutabilité » : parce nous sommes tous vulnérables, nous sommes tous potentiellement susceptibles d’être dominés et le fait que l’un d’entre nous soit effectivement objet de domination fonctionne comme une alarme qui nous fait prendre conscience que notre tour viendra.
Congruence et vulnérabilité sont de ce fait plus tacticiennes que stratèges, pour utiliser une distinction conceptuelle élaborée par la féministe Chela Sandoval, à l’origine du féminisme dit du Tiers-monde. Le temps est pour elle le temps long de la résistance, c’est-à-dire un temps qui n’est pas simplement dialectique et dont on doit pouvoir déterminer le sens à chaque moment en le renvoyant à ce qui est censé advenir à terme, mais un temps de ruptures, de ralenti, voire de retours en arrière. Au sein de cette temporalité, ce qui unit est notre condition d’être vulnérables, c’est-à-dire dominés, qui luttons pied à pied pour préserver notre humanité. En ce sens très précis, nous ne pouvons qu’être anti-sartriens : l’essence précède l’existence.
Le vrai combat, pour boucler la boucle et reprendre ce que nous disions au tout début de ce propos, n’est pas entre libertés formelles et libertés réelles. Il est, pour reprendre le propos de Georg Lukacs, philosophe marxiste s’il en est, entre conscience réelle et conscience possible, un concept qui sera par la suite investi par Lucien Goldmann en sociologie de la littérature à travers la figure de l’écrivain pionnier qui ne se situe à contre-courant de la réalité que parce qu’il l’anticipe. La conscience réelle, explique Lukacs dans Histoire et conscience de classe (1923) désigne l’ensemble des « pensées » que les hommes « se font de leur situation vitale », savoir donc les représentations qui sont les leurs s’agissant de ce qu’ils vivent et expérimentent. La conscience possible, en revanche, comprend « les pensées et les sentiments que les hommes auraient eus, dans une situation vitale déterminée, s’ils avaient été capables de saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en découlent tant par rapport à l’action immédiate que par rapport à la structure, conforme à ses intérêts, de toute la société; on découvre donc les pensées, etc., qui sont conformes à la situation objective ». La conscience possible se donne à voir donc comme une sortie de soi, de l’engluement dans le monde vécu, comme un arrachement aux cadres qui nous informent (et nous enferment) pour appréhender les événements et la temporalité qui nous traversent différemment. Pour comprendre que ce que nous jugeons comme non conforme à nos normes parce que non soluble en elles, est peut-être, en dernière instance, par un jeu tactique au sens noble du terme, adéquat et idoine. Une telle conscience est celle de la congruence et de la solidarité. Soyons réalistes, exigeons le possible : tel est le seul mot d’ordre valable.
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