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Ahmed Mestiri vient de nous quitter ce 23 mai, il nous lègue de belles pages de l’histoire de la Tunisie et une vision de l’éthique politique dont on a grand besoin aujourd’hui. Si Ahmed Mestiri a porté tout au long de son engagement politique un socle de valeurs qui a marqué sa contribution aux étapes essentielles de la construction de la Tunisie moderne, depuis la lutte de libération nationale jusqu’à la révolution de 2011 en passant par l’édification de l’Etat national et la fondation du pluralisme. Il reste en cela une référence pour les nouvelles générations en quête de profondeur historique.

Installation d’Ahmed Mestiri, ministre de la justice, en présence de Bourguiba, Palais de justice avril 1956

Des documents d’archives françaises[1] nous éclairent particulièrement sur le rôle qu’il a joué dans « la Tunisification de la justice » ; bien plus qu’un transfert de compétences, cet enjeu devint une souveraineté arrachée de haute lutte à la France coloniale. Conscient qu’il n’y a pas de souveraineté nationale sans justice indépendante, il en fit sa priorité.

Ce fut, comme il le souligne dans ses mémoires, sa « première décision politique : lever la tutelle humiliante que le régime du protectorat avait imposé depuis un demi-siècle à l’appareil judiciaire tunisien.[2] » Cette situation perdurera un an encore après l’indépendance de la Tunisie et les magistrats français continuaient à administrer la justice en Tunisie.

L’alinéa 6 du Protocole d’indépendance spécifiait : « celles des dispositions des Conventions du 3 juin 1955 qui seraient en contradiction avec le nouveau statut de la Tunisie, Etat indépendant et souverain, seront modifiées ou abrogées. »  C’est cet alinéa que va utiliser la France pour faire valoir que les Conventions de 1955 restent en vigueur tant qu’elles n’ont pas été abrogées et remplacées par d’autres conventions. Les Français ne manqueront pas de le rappeler dans quasiment toutes leurs correspondances invoquant notamment dans l’aide-mémoire envoyé à Paris par l’ambassade de France du 17 juin 1959, le caractère « purement politique et sans valeur juridique » du Protocole d’indépendance, arguant : « Ce protocole n’a eu ni pour objet, ni pour résultat d’abroger les Conventions franco-tunisiennes du 3 juin 1955. Il en a prévu la révision totale ou partielle pour les mettre en harmonie avec le nouveau statut de la Tunisie.[3] »

Or, une seule convention sera abrogée, celle de la Justice, et remplacée par une autre convention le 9 mars 1957 ainsi que trois protocoles annexes publiés au journal officiel de la République française ; elle sera signée Georges Gorce, ambassadeur de France à Tunis et Ahmed Mestiri, ministre de la Justice du premier gouvernement de la Tunisie indépendante. La négociation et surtout l’application de cette convention va donner lieu à une obstruction tenace de la part d’une France qui pensait avoir accordé à la Tunisie une indépendance de façade, sans conséquences. C’est là où le jeune ministre de 31 ans va déployer tout son talent et sa persévérance pour « arracher » à la France une souveraineté judiciaire disputée.

Signature de la convention judiciaire abolissant les tribunaux français. Georges Gorce, ambassadeur de France et Ahmed Mestiri, ministre de la Justice. Palais de justice 9 mars 1957

Par un décret beylical du 24 juin 1957, il destitue 11 commissaires du gouvernement, ces magistrats français détenteurs de l’action publique et qui gouvernaient la justice, tous remplacés par des magistrats tunisiens. Un décret d’application donnera du fil à retordre au Conseiller juridique de l’ambassade de France, Perret, qui n’aura de cesse de dénoncer son caractère antinomique avec l’esprit des Conventions de 1955 et qu’il appellera à modifier.

Les documents d’archives diplomatiques témoignent de cette longue bataille pour rompre le cordon de tutelle que la France coloniale cherchait à maintenir par tous les moyens. De longs échanges racontent cette bataille qui va s’articuler essentiellement autour de quatre questions : les archives, les juridictions françaises imposés par la convention, le traitement de l’affaire de la Main rouge et l’usage de la langue Arabe dans les documents officiels de la justice.

  1. Le 27 mars 1957, le ministère de la Justice constate qu’un camion militaire français est venu au palais de justice charger plusieurs caisses dont certaines contenaient des pièces à conviction (armes). Les Français répondront à la protestation tunisienne qu’il s’agissait d’un acte « normal» de récupération de ces pièces par les services de l’armée ! Qu’est-il advenu des archives de la justice tunisienne ? Une note de bas de page dans les mémoires[4] de Si Ahmed Mestiri nous informe sur une chronique sous la plume de Hédi Laabidi dans le quotidien Essabah rapportant qu’ « un fonctionnaire français avait pris l’initiative de lui-même (?), quatre jours durant et pendant des heures, de bruler des papiers et des archives, pris au bureau du Commissaire général de la justice tunisienne. ». Aujourd’hui, on peut lire sur le site des Archives diplomatiques françaises dans la partie sur le fonds du protectorat français en Tunisie que « Les dossiers des services de la Résidence générale à Tunis ont été rapatriés en plusieurs versements, après l’indépendance. » Par ailleurs, le ministère des affaires étrangères français harcèlera Tunis pour que les dossiers de casiers judiciaires des Français nés en Tunisie soient évacués vers la France avant l’entrée en vigueur de la Convention judiciaire.
  2. Les Français auront du mal à admettre que des Français soient jugés par des juridictions tunisiennes. Mestiri fait promulguer par le Bey le 13 novembre 1956 un décret qui rend les ressortissants français et étrangers justiciables des juridictions pénales tunisiennes. Grand tollé à Paris et tension diplomatique. Ils demanderont deux concessions : que les tribunaux jugeant des français soient mixtes, comprenant 3 magistrats français et que les juges français se distinguent par une coiffure différente. La partie tunisienne campe sur ses positions et rejette ces demandes. Le Conseiller juridique accusera le ministère de manquer à ses engagements de s’en tenir au modus vivendi et accuse explicitement le ministre de la Justice de le « méconnaitre». Le ministre résiste à cette pression, d’autant que ce transfert de compétences se fait à marches forcées, « non sans peine ni marchandage, mais parfois au ‘bras de fer’ [5]» dira Mestiri dans ses mémoires. Dans une longue note de 30 pages en date du 24 février 1958, adressée par le Conseiller juridique, Perret, à son ambassadeur, il dresse un vrai réquisitoire sur ce qu’il considère comme des « violations de la Convention judiciaire du 9 mars » qu’il n’a pas manqué de qualifier de « Fides Punica », en référence à l’expression romaine exprimant la « perfidie innée des puniques » pour se défausser du diktat romain. A cette agitation française, Mestiri oppose une résistance tranquille qui consiste à occuper le terrain et avancer en combinant diplomatiquement l’état de fait et le droit.
  3. Dans la note du 7 mai 1957 du Conseiller juridique, intitulée « voyage à Paris » annotée de sa main, on relève à la page 4 que les Français planifiaient d’exfiltrer à Paris les assassins de la Main rouge arrêtés (peut-être même ceux qui ont assassiné Farhat Hached, puisque son nom figure à côté de la ligne évoquant la Main rouge) en utilisant les ‘fonds spéciaux’. Ils avaient tenté dans un premier temps de faire libérer par un tribunal français à la veille de la signature de la Convention judiciaire, mais des agents de la Garde nationale tunisienne les ont arrêtés à nouveau à leur sortie de prison, c’est ce que nous pouvons lire dans la note du 7 mars 1957. Le Secrétaire d’Etat à l’information, Béchir Ben Yahmed annonçait à la presse locale l’arrestation en mai 1956 des principaux dirigeants de la Main rouge, un groupe de Stay-behind des services français, constitué au printemps 1952, avec des ramifications en Algérie et dirigé par un commissaire (Gillet) agissant en toute impunité. Le 4 septembre 1957, ils sont « expulsés[6]» vers la France sans jugement. Il semblerait que cette issue ait été « le fruit d’un arrangement entre le gouvernement tunisien et le Haut-commissaire qui ne voulait pas que cette affaire fasse des vagues et qu’on remonte « plus haut » selon le journal Le Petit matin.
  4. L’usage de la langue Arabe comme langue officielle fera lui aussi l’objet d’une bataille à peine croyable. Les Français campent sur leurs positions soutenant que « la langue française est entérinée comme langue de travail, quand bien même l’article 7 de la Convention stipule que la langue officielle est l’arabe, c’est la langue française qui continue à être utilisée comme langue officielle dans les échanges administratifs et les textes légaux». Tandis que la partie tunisienne soutiendra que c’est l’Arabe qui est la langue officielle de la Tunisie indépendante et que les documents doivent être rédigés en Arabe. Les Français iront jusqu’à exiger que les procès-verbaux des tribunaux soient rédigés en Français pour que les commissions rogatoires soient exécutées et multiplient les obstructions.

Ahmed Mestiri n’a pas fait qu’arracher à la France coloniale une souveraineté judiciaire, il a également engagé les grands chantiers de la réforme, réorganisation et modernisation de l’institution judiciaire. Le Codex de la justice tunisienne (avec ses volets civil, pénal et procédures) est repris et adapté aux impératifs de la construction nationale. Coup sur coup, la loi sur la nationalité, les amendements du code pénal et du code des obligations et contrats et surtout le code de statut personnel sont édictés. Les professions judiciaires sont réorganisées : organisation de la profession d’avocat, organisation de la profession des huissiers-notaires. L’appareil judiciaire est unifié : les tribunaux charaïques musulmans et rabbiniques israélites sont supprimés. De nouvelles juridictions voient le jour couvrant l’ensemble du territoire : cour d’appel à Sfax et Sousse, organisation des tribunaux criminels, tribunaux de 1e instance à Bizerte, Jendouba, Mahdia, Medenine et Nabeul.

Discours d’Ahmed Mestiri au Palais de Justice, juillet 1956

Les fondements d’une institution judiciaire indépendante voyaient le jour dans le sillage de l’émancipation de la tutelle française. Elle sera malheureusement mise à mal par le sommet de l’exécutif cherchant à la plier à sa volonté. Ainsi, en parallèle, une autre autorité judiciaire, celle des Tribunaux d’exception, se mettait en place sous la direction de Mohamed Farhat (frère du chef de cabinet de Bourguiba), nommé président de la Cour de justice suprême, chargée de juger la dissidence yousséfiste et la famille beylicale.

Les avancées instituées par Ahmed Mestiri ont été malheureusement insuffisantes pour assurer l’indépendance de la justice tunisienne. Bourguiba avait ses vues particulières sur le sujet et tenait à les imposer. Le chef du gouvernement profita de la mise en place des tribunaux d’exception pour favoriser la montée en puissance de Mohamed Farhat, devenu plus tard Procureur général, et qui allait tenir d’une main de fer l’appareil judiciaire durant plus de vingt ans.

Ouverture de l’année judiciaire. Palais de justice, octobre 1957

Le 29 juillet 1966, Habib Bourguiba justifiait ainsi le recours aux tribunaux d’exception dans son discours de clôture de l’année judiciaire : « il a été difficile pour les juges d’être en cohérence avec les nouvelles circonstances ou de s’adapter à cette période de transition critique puisqu’ils se sont enfermés dans les principes dans lesquels ils ont été formés et qui leur ont été dispensés au cours de leurs études. Les responsables n’avaient eu d’autre choix que de recourir à la création de tribunaux d’exception afin d’éviter de perdre du temps, il était donc inutile de chercher à convaincre les juges, un par un, de la nécessité de changer leurs méthodologies[7]»

Au nom de la solidarité gouvernementale, Ahmed Mestiri assumera : « Je faisais partie du premier gouvernement de l’indépendance qui devait asseoir la souveraineté du pays. Nous avons délibérément opté pour l’orientation imprimée par Bourguiba au Néo-Destour, comme la suite logique de notre lutte de libération nationale…C’était un choix. Il appartient à l’histoire de dire s’il était bon ou mauvais. Avec le recul, on peut porter un jugement sur les événements. Il y a eu des abus, des bavures, des victimes innocentes. Mais il faut se replacer dans le contexte. La présence coloniale n’était pas tout à fait terminée. L’Etat sortait des limbes. Constituer un appareil d’Etat dans ces conditions entraîne fatalement des excès malheureux…C’est vrai qu’il s’agit d’une page douloureuse de la Tunisie indépendante ; mais je suis de ceux qui ont contribué à la tourner.[8] »

Notes

[1] Les Archives diplomatiques de Nantes consultés par l’IVD.

[2] Ahmed Mestiri, Témoignage pour l’histoire, Sud éditions 2011. P 112.

[3] Archives diplomatiques françaises : Aide-mémoire du 17 juin 1959- FP/CG. CJU. P2.

[4] Ahmed Mestiri, Témoignage pour l’histoire, Sud éditions 2011. P 112

[5] Idem p115

[6] Cité dans le Mémorandum adressé à la France par l’Instance Vérité et Dignité se référant au journal Le petit matin, cité dans « Le Nouvel Etat aux prises avec le complot yousséfiste 1956- 1958 » -Mohamed Sayah- Tome1 pp. 460 à 474.

[7]Cf , Rapport final de l’IVD Volume II- Chapitre VII « Les juridictions d’exception dans l’État de l’indépendance »

[8]Ahmed Mestiri, Témoignage pour l’histoire, Sud éditions 2011. P 396.