L’inéluctable est donc arrivé. On pourrait même dire que c’était plus ou moins prévisible, attendu, voire souhaité par un bon nombre de Tunisiens. Kais Saïed, Président de la République, a finalement mis en application ses menaces à peine voilées et maintes fois répétées. Comme il n’a pas été entendu ou pris au sérieux, il a fini par lancer « les premiers missiles » dont il n’a cessé de parler. En application de l’article 80 de la Constitution de 2014 et selon la lecture personnelle qu’il en fait, il décide unilatéralement de geler les travaux du parlement pendant un mois, de lever l’immunité de tous les députés, de limoger le chef du gouvernement et de s’octroyer le droit de cumuler pratiquement tous les pouvoirs. Ces différentes mesures sont censées lui permettre de redresser la situation du pays et mettre fin à tous les abus. C’est du moins l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il a présenté pour justifier sa décision.
Bien sûr, l’événement est de taille et sans précédent. Les réactions qu’il a suscitées ont été multiples, rapides et évidemment divergentes. Elles vont du « Pour » au « Contre », en passant par le « Pour, mais … ». Quant aux arguments avancés par les uns et les autres, ils sont à la fois juridiques et politiques et semblent traduire des positions fermes, déjà arrêtées et n’acceptant aucune discussion. Si tout le monde serait prêt à voir dans l’initiative du Président une sorte de passage en force, certains la qualifient carrément de coup d’Etat et de violation de la Constitution, quand d’autres n’y voient qu’une solution rendue inévitable par les circonstances exceptionnelles et catastrophiques que traverse le pays.
Dans tous les cas, la rue semble avoir rapidement tranché la question : quel que soit la valeur des arguments juridiques invoqués, l’initiative de Kais Saïed trouve un appui et un soutien populaire sans faille.
Le seul bémol est, toutefois, de savoir dans quelles conditions (de temps et de moyens) il compte remettre les pendules à l’heure ? Et ce faisant, qu’en sera-t-il des avancées réalisées grâce à la Révolution, notamment en ce qui concerne la poursuite du processus de transition démocratique et plus particulièrement des droits acquis et des libertés individuelles et collectives ?
I. Tournant historique du 25 juillet 2021
Le 25 juillet de cette année correspond, en Tunisie, à la commémoration du 64ème anniversaire de la proclamation de la République. Mais, c’est aussi une opportunité pour rendre un hommage national au martyre Mohamed Brahmi, lâchement assassiné par des terroristes islamistes le 25 juillet 2013.
A l’occasion de ces mémorables fêtes nationales, les rues de différentes villes du pays, que le pouvoir actuel semble avoir oublié (ou refusé ?) de décorer, ont été alors envahies par des foules immenses de jeunes et de moins jeunes manifestants criant leur ras-le-bol face à la situation alarmante que traverse la Tunisie et demandant la chute du pouvoir islamiste en place depuis 2011.
C’est dans ce contexte donc et à la fin de cette journée mouvementée, où certains locaux du parti islamiste Ennahdha ont été attaqués et parfois saccagés, que le Président de la République a choisi d’annoncer sa décision en la présentant comme une réponse immédiate et naturelle aux exigences de ces foules en colère qui, comme lui, semblent avoir perdu leur patience.
Faut-il alors voir dans la date de cette annonce une simple coïncidence ou un choix prémédité ? On ne le saura peut-être jamais, mais peu importe. Le plus important est que la nation y trouve un début de solution aux immenses problèmes auxquels elle fait face.
II. Méthode osée, mais imposée par les circonstances
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la méthode utilisée par K.S ne fait pas l’unanimité. Et pour cause : elle découle de sa propre lecture et interprétation du texte de l’article 80 de la Constitution que plusieurs juristes ne partagent pas. Ces derniers considèrent que les conditions fixées par cet article sont loin d’être réunies pour que le Président puisse s’en servir comme base légale à sa décision. Pour cela, ils citent notamment l’absence d’une Cours Constitutionnelle et l’impossibilité de suspendre les activités du Parlement.
Mais, à circonstances exceptionnelles mesures exceptionnelles, pourrait-on dire.
D’abord, par ses propres lacunes, ambiguïtés et incohérences, la Constitution elle-même favorise et rend possibles les multiples interprétations de certains de ses articles. En plus, dans le cas actuel, elle n’offre aucune solution pour débloquer la situation du pays et de ses principales institutions. Même le recours à ce fameux article 80 s’avère difficile et inopérant. Les conditions qu’il pose sont soit actuellement impossibles (absence de la Cours Constitutionnelle) soit logiquement irréalisables (poursuite des activités de l’ARP alors qu’elle est, dans le cas de l’espèce, déclarée suspendue).Dès lors, la seule solution qui reste et qui s’impose est une activation (certes imparfaite) de cet article 80, mais imposée parles circonstances particulières du moment. Et c’est exactement ce que K.S a fait.
D’un autre côté, il parait évident que même si elles sont utiles et nécessaires, les considérations d’ordre juridique avancées (comme les débats qu’elles suscitent) restent éloignées des exigences du terrain et ne peuvent à elles seules déterminer l’attitude à prendre pour l’évolution de la situation du pays.
On peut d’ailleurs corriger cette application imparfaite de l’article 80, en y ajoutant les conclusions de la cours des comptes de Novembre 2020 sur les irrégularités constatées au niveau du financement des campagnes électorales (notamment perception de financements étrangers !) de certains candidats ou partis aux élections législatives de 2019. Dans ce cas, plusieurs députés, voire groupes parlementaires entiers perdraient automatiquement leurs sièges au Parlement et on arriverait alors presque à la même situation qu’aujourd’hui, mais d’une autre façon tout-à-fait légale cette fois-ci et sans aucune violation de la Constitution.
On peut même soutenir qu’en période de changement révolutionnaire et dans n’importe quel pays, les premières mesures prises sont généralement en contradiction avec les textes de lois en vigueur. Ce qui s’est passé, en Tunisie-même, fin 2010 – début 2011, n’était pas du tout conforme à la Constitution de 1959, qui représentait alors la norme suprême de la nation. Et pourtant, nous l’avions tous applaudi (et nous avions eu raison de le faire), car il s’agissait d’un mouvement de révolte populaire et légitime face à un pouvoir autoritaire et un ordre établi (à l’époque légal !), mais qui ne correspondait plus aux aspirations du peuple. Alors, aujourd’hui, ne pourrait-on pas dire qu’on est dans une situation comparable à celle de 2011 ? Ne pourrait-on pas entendre et prendre en considération les cris de colère des foules qui ont manifesté toute la journée du 25 juillet dernier et même avant?
En 2021 comme en 2011, il est indéniable que le pouvoir en place s’est éloigné de la mission qui lui a été confiée par les citoyens. Il devient donc légitime que ces derniers exigent une rectification de la trajectoire empruntée, y compris (et si on ne peut pas faire autrement) par un dépassement temporaire des textes existants, pour ensuite les adapter aux exigences de la nouvelle situation.
Sans vouloir faire de catastrophisme, il est incontestable qu’en juillet 2021, la Tunisie est un pays à bout de souffle. A cause (ou en plus) de son interminable crise politique et institutionnelle à laquelle s’est ajoutée (comme partout ailleurs) celle de la Covid-19, elle est de plus en plus au bord d’une explosion sociale et d’une faillite économique comparable à celle qu’avait connue récemment le Liban ou encore la Grèce (c’est-à-dire une cessation de paiements). Ce qui, en l’absence de solution rapide et efficace signifie, à court ou moyen terme, que le pays risque d’être mis sous la tutelle de ses créanciers étrangers.
Intervenant sur les ondes d’Express FM [Voir « Business News » du 09/07/2021], le Gouverneur de la Banque Centrale Mr Marouen Abbassi a déclaré à ce sujet :« Nous ne sommes pas dans la même situation que le Liban mais nous n’en sommes pas loin ! ».
Il parait donc évident, à la lumière de tous ces éléments, que la condition du « péril imminent » évoquée par l’article 80 de la Constitution est devenue pratiquement une réalité indiscutable. Ce qui peut par conséquent autoriser le Président de la République (et cela fait partie de ses prérogatives) à prendre les mesures exceptionnelles qu’il juge, en son âme et conscience, utiles et nécessaires à la sauvegarde de l’intérêt national.
III. Appui, mais pas de chèque en blanc
Kaïs Saïed a donc aujourd’hui toutes les cartes en main pour sauver le pays et l’éloigner de ce « péril imminent » qui le menace et qui a justifié les mesures particulières et osées qu’il a pu prendre, en se donnant quelques libertés avec les textes constitutionnels existants. Il peut même se prévaloir de l’appui de la majorité du peuple qui semble lui avoir pardonné cet excès, comme on a pu le constater le soir du 25 juillet avec les différentes scènes de liesse dans les rues. Mieux encore, il bénéficie aussi d’un soutien de la part de plusieurs organisations nationales importantes comme l’UGTT, la LTDH, l’ONAT ou l’ATFD (même si elles restent vigilantes par rapport aux suites attendues).
Ceci étant, et au-delà de ces appuis et réjouissances conjoncturelles, les Tunisiens restent sur leur faim et en tous les cas en attente de la suite des événements. Car, s’il était nécessaire et important de mettre fin à l’anarchie et à la paralysie générale du pays, il est maintenant tout aussi important sinon plus de savoir où on va. Or, jusqu’à présent et à part quelques déclarations rassurantes faites aux organisations nationales qu’il a reçues ces derniers jours, les intentions réelles et précises du président restent totalement inconnues.
Tout le monde attend et espère qu’il soit à la hauteur de la lourde tâche qu’il s’est lui-même fixée, à savoir mettre fin aux différents abus et engager le pays sur la voie d’un véritable redressement.
En outre, il ne devrait surtout pas perdre de vue que les acquis de la « Révolution de 2011 » ne sont pas négociables et que les Tunisiens n’accepteraient en aucun cas un retour à une forme de pouvoir autoritaire et personnalisé ou une atteinte à leurs droits et libertés individuelles et collectives.
C’est pourquoi notre Président aurait tout intérêt à se montrer au-dessus des petits calculs politiques habituels des uns et des autres, à lancer au moins, une concertation avec les différentes forces vives et constructives du pays, et à présenter rapidement des preuves garantissant :
- La poursuite et la consolidation du processus démocratique, en plus d’une feuille de retour claire, nette et précise sur les étapes à venir, à court et moyen terme.
- Un retour rapide à un fonctionnement normal de l’ensemble des institutions nationales et notamment les principales d’entre elles (Exécutif, Législatif et Judiciaire) sur la base du maintien et du respect de la règle fondamentale de séparation et d’indépendance des pouvoirs.
- Un engagement à tenir les institutions sécuritaires et militaires loin de la sphère politique et toujours au service de l’ensemble des Tunisiens comme elles l’ont toujours été.
IV. Justice, mais pas de vengeance
Après avoir pratiquement réussi à accumuler l’ensemble des pouvoirs entre ses mains, notre Président (comme n’importe quel humain) pourrait, aujourd’hui, être tenté de se lancer dans une spirale de règlements de comptes ou de vengeances contre ses adversaires politiques et ainsi perdre de vue l’essentiel.
Décider, par exemple, d’interdire le parti islamiste Ennahdha, répondrait à une revendication populaire assez répandue actuellement en Tunisie, tellement les gens ont souffert de l’hégémonie de ce parti au cours des dix dernières années. Mais, le faire correspondrait en réalité à reproduire la grave erreur qui a été commise avec l’interdiction du RCD en 2011. Car, l’expérience nous a montré que cela n’avait servi à rien et que les anciens militants « RCDistes » se sont très vite recyclés en intégrant les nouveaux partis forts sur la scène politique nationale, comme Nida Tounès, Ennahdha, ou d’autres encore. De plus, une telle décision serait tout-à-fait contre-productive et immédiatement interprétée comme étant une mesure anti-démocratique et une privation d’un droit normalement reconnu à tous les Tunisiens sans aucune distinction. Elle permettrait, par ailleurs et automatiquement, aux islamistes de jouer aux victimes et de l’exploiter pour mobiliser (comme ils ont déjà commencé à le faire) l’opinion publique internationale contre la Tunisie.
Par contre, il serait parfaitement légitime (voire nécessaire) d’arrêter ceux parmi ses militants et dirigeants contre lesquels des faits délictueux sont avérés et de les présenter à la justice, seule apte et autorisée à les juger. En même temps, il faut permettre au reste des membres de ce parti (qui n’ont rien à se reprocher) de pouvoir continuer à mener leurs activités politiques légales, en leur laissant la liberté de procéder à une nécessaire autocritique de la ligne jusque-là suivie par leur formation, ou d’en assumer (ou revendiquer) la responsabilité devant les électeurs.
La même attitude devrait être adoptée vis-à-vis de toutes les autres formations politiques dont l’existence et le fonctionnement correspondraient aux exigences de la loi.
Enfin et comme l’a souhaité K.S lui-même, il faut éviter tout recours à la violence ou à la haine entre les Tunisiens quelles que soient leurs appartenances politiques.
Conclusion
Les tâches qui attendent Kais Saïed (mais surtout la Tunisie) sont lourdes, multiples et ne pourraient logiquement être réglées en l’espace des 30 jours annoncés. Un calendrier sérieux et précis (avec objectifs, étapes, moyens humains, etc…) devrait être rapidement arrêté en concertation avec les principaux acteurs de la scène politique et sociale du pays. Un service de communication et d’information régulière devrait aussi être mis en place pour tenir l’ensemble de la population au courant de l’évolution des événements étape par étape, afin de permettre au monde entier d’avoir une image transparente de ce qui se passe ou se prépare en Tunisie. Il en va de l’intérêt de la nation, du Président de la République et de tous les Tunisiens.
iThere are no comments
Add yours