En voilà un livre de photographies qui, comme par hasard objectif, ratisse large en ces temps de restriction des voyages. Devant la nécessité de se calfeutrer chez soi à zieuter par la fenêtre, il est bon de pouvoir promener son œil ailleurs. Or l’application des gestes barrières n’empêche pas les clichés d’En Tunisie de nous en mettre plein la vue. Ce livre, dont la première publication remonte à 1997, revient sur une volonté de revisiter le pays que Jellel Gasteli explorait en tous sens, pour réanimer ce que cette exploration avait laissé de « brûlé » une dizaine d’années plus tôt : nous sommes en 1979, au moment où le jeune photographe découvre ses clichées ratées et décide d’en renouveler l’exercice. Si elle témoigne d’un moment dans sa démarche documentaire, cette série ne tend pas moins à clouer sur place et visualiser un peu plus loin.
Itinérantes, les images d’En Tunisie ne forment pas pour autant une série vagabonde. Point de départ: un retour sur les lieux. Ligne d’arrivée : un arrière-pays soulagé. Distance parcourue : des milliers de kilomètres d’un territoire arpenté d’est en ouest et du nord au sud. Sans doute faut-il bien faire du chemin à la lumière du midi, pour composer un tableau dont nul autre ne saura prendre le temps de faire entrer les éléments dans son cadre. Mais les vues ici réunies, répondant au format paysage, semblent entraînées dans une sorte d’élan mesuré qui n’est pas sans promettre, à y regarder de plus près, les futurs épanchements d’esthète de Barkhanes. En grossissant le trait, on pourrait supposer que c’est pour convoquer, davantage qu’une vue, tout le tissu sensible d’une géographie revisitée, que Gasteli nous balade avec trois fois rien. Sur certains clichés, du front marin à steppe et au désert, concession est faite à l’espace. Sur d’autres photos, histoire de créer un nuancier, stries et bouches d’ombre révèlent des formes d’habitation et d’occupation du sol. Sous ce tropisme géographique, difficile de ne pas relever une esthétique du coin de nature.
En effet, ce mot vient assez vite à l’esprit lorsque l’on cherche à définir ces images. Car, à l’évidence, les photos de Gasteli rappellent à quel point le pittoresque n’est pas ici hors saison. Il est vrai qu’En Tunisie se démarque de la perception géographique par une certaine tendance à la sublimation. Le point d’observation mise sur les contrées peu prisées, qui le disputent à une disponibilité aux traces. Parmi les pièces à conviction, toutes réalisées en noir et blanc et charpentées par des échelles peu variées, des clichés se coltinent les itinéraires physiques et temporels, en tendant assez clairement à l’autonomie de la portion d’espace revisité. Certaines vues convoquent sur un mode distancié la façon dont la vie s’inscrit en un lieu. Un peu moins attendue, la tonalité dont se parent d’autres étendues livre une nature qu’on dirait versée dans l’idéal, comme si le cadre se voulait moins celui d’un dépaysement qu’une nature d’avant la chute.
Mais tout n’intéresse pas ce photographe, où qu’il oriente son objectif, de ce qu’il peut voir alentour. En matière de composition, Gasteli a surtout, le sens des articulations, au seuil d’un mihrab, près de l’impasse à laquelle s’arrêter, ou à flanc d’une colline. En même temps, pour apporter un vent de fraîcheur, l’itinérance de Gasteli ne s’arrête pas en si bon chemin : entre les bottes de foin de Jerissa et les palmiers de Tataouine, il est aussi attentif aux recoins les plus perdus qu’aux présences humaines, et à leurs gestes. De paysages en portraits, le photographe délaisse le monumental pour réinventer plutôt le regard sur ses composantes vernaculaires. On reconnaîtra là ce qui allait destiner cette esthétique du coin de nature à évoluer, et peut-être changer de trottoir, vers l’esthétique du coin de rue : à l’attention avec laquelle sa Série blanche va tremper les murs blanchis à la chaux dans des prises épurées et minimalistes. Entretemps, le passage de l’ici à l’ailleurs et vice versa s’opère dans un jeu de memory aux règles bien fixées.
Mais derrière cette conduite visuelle, sous le fait pittoresque, les traces sont là. Il suffit de gratter un peu plus. À la réflexion, mausolée de Haïdra ou amphithéâtre romain d’El Jem, ces traces moins bucoliques qu’anachroniques énoncent chez Gasteli un parti pris. En effet, elles proposent des survivances de l’histoire, c’est-à-dire un rapport particulier aux choses. Une survivance, ce n’est pas seulement des restes de bâtis sur pilotis, entre des façades de scène qui s’érodent et des gradins creusés ou élevés qui résistent à l’effacement des arches. C’est surtout un débordement concret du temps dans l’espace, souvent décliné en plan large. Mais c’est aussi une continuité discontinue de certaines habitudes qui, pour un temps, nous font passer de l’art ancestral de la chasse au faucon, au voile de brume autour des sources chaudes de Korbous. Mais à ne laisser la place qu’au territoire, on court à la géographie. Gasteli, métonymie oblige, veut davantage en nous entraînant du côté de l’histoire, à nous faire franchir le présent de la prise.
On s’aperçoit ainsi que, s’il y a chez le jeune Gasteli un désir d’interprétation subjective, il s’accompagne d’une volonté de soustraire le réel au temps de la prise pour le loger presque définitivement dans l’image. Néanmoins, ce parti pris ne cultive pas un style en soi ; il s’affirme comme un drôle de composé. Participant d’une certaine neutralité documentaire, puisque l’artiste situe ses prises de vues, ce rapatriement de l’œil chez Gasteli n’en accuse pas moins d’autres déclinaisons. Une fois l’espace défini, la temporalité se fait milieu de vie : à hauteur du regard, la ligne d’ombre réinscrit le temps dans la géométrie de sa courbe et contre-courbe. Néanmoins, elle accouple aussi les hauts troncs et les retombées de palmes, en un syntagme plastique autant que paysager. L’esthétique s’y range au service d’un schème, déliant l’espace de son référent, le convertissant en masses taillées dans un prisme de valeurs plastiques. Et le regard de passer ainsi à un degré d’abstraction où il est possible à la fois de se perdre et de se retrouver.
On connaît le bouquet des vertus qui animent ce genre d’expérience. Faut-il en conclure qu’En Tunisie livre autre chose que ce que le photographe avait cherché en matérialisant ces réminiscences mises en échec par l’appareil ? Entre gradient de naturalité et construction du territoire, il fait jouer les possibilités expressives du médium. Mais on aurait tort de confondre dans ce geste, marqueurs et facilités. L’inverse aurait sans doute révélé plus d’automatismes que d’audaces si Gasteli s’était contenté de garder en mémoire, plutôt que dans l’œil, un retour sur les lieux. Voilà qui suffit à faire d’une moisson d’images un memento, et un livre de telles haltes en territoire.
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