La pandémie de Covid-19 a à la fois mis en évidence et exacerbé les inégalités et l’insécurité des systèmes alimentaires nord-africains ; mais elle n’a pas créé la crise actuelle. Pour remonter aux origines de cette crise, il faut se pencher sur l’héritage du colonialisme et de l’impérialisme, sur l’impact de la politique agricole, économique et commerciale néolibérale et sur la promotion continue d’un paradigme de sécurité alimentaire défaillant, centré sur des formes persistantes de concurrence inégale, d’extraction et de destruction de l’environnement.
Les systèmes alimentaires sont souvent le point d’expression des crises et de la résistance populaire en Afrique du Nord. Les décisions de supprimer les subventions et d’augmenter les prix des produits alimentaires essentiels (en particulier du pain) ont donné lieu à des soulèvements sociaux, presque toujours sévèrement réprimés. Ces soulèvements ont suivi les interventions du Fonds monétaire international (FMI) après la crise de la dette de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Ces politiques ont perduré tout au long des années 1990 et au début du XXIe siècle avec des systèmes agroalimentaires dans toute la région axés sur l’expansion des pratiques agricoles commerciales à grande échelle, l’attraction des investissements étrangers et des grandes entreprises agro-alimentaires, l’orientation vers l’exportation et la dépendance vis-à-vis des importations pour satisfaire les besoins alimentaires et les intrants de production nationaux.
Cette évolution s’est faite au détriment du développement rural à grande échelle et des pratiques agricoles traditionnelles. Les populations rurales se sont ainsi considérablement appauvries et ont migré massivement vers les zones urbaines et vers l’étranger. Une nouvelle étude du Transnational Institute (TNI) et du Réseau Nord Africain pour la Souveraineté Alimentaire (NAFSN) montre comment l’agriculture traditionnelle a reculé, tout comme la production alimentaire locale. La dépendance alimentaire s’est ainsi intensifiée, les communautés dépendant de plus en plus de l’importation de nourriture et d’intrants agricoles essentiels. Dans le même temps, l’accaparement des terres, de l’eau et des semences par le capital national et étranger s’est poursuivi.
Des soulèvements ont également suivi la crise alimentaire mondiale de 2007-08. La hausse des prix des denrées alimentaires essentielles est généralement considérée comme l’un des principaux facteurs à l’origine de la vague de soulèvements qui a éclaté en Tunisie fin décembre 2010 et début janvier 2011 et qui s’est ensuite propagée à toute l’Afrique du Nord et à la région arabe. Pourtant, les États de la région n’ont pas changé de direction malgré la pression populaire d’en bas.
Des décennies de politiques néolibérales ont conduit à une dépendance alimentaire considérable. Plus de 50 % des calories consommées quotidiennement dans la région arabe proviennent d’aliments importés, la région dépensant environ 110 milliards de dollars par an en importations alimentaires. Comme le soutient l’étude de TNI et de NAFSN, cette dépendance alimentaire est le résultat de politiques basées sur le marché, dictées par les institutions financières mondiales (FMI, Banque mondiale et OMC), renforcées par les organisations des Nations Unies (FAO, PNUD, CESAO) et traduites en cadres politiques directeurs par les organisations régionales (Organisation arabe pour le développement agricole/Ligue arabe). Les régimes nationaux, à leur tour, suivent ces prescriptions à la lettre.
Cela a créé des inégalités criantes ; la prospérité pour quelques-uns, et des difficultés considérables pour beaucoup d’autres, car les marchés, les ressources et les politiques sont de plus en plus dominés par une poignée d’acteurs puissants. Les baisses des prix du pétrole ont ajouté au défi, laissant les pays pétroliers comme l’Algérie et la Libye en difficulté pour couvrir les coûts des importations alimentaires.
La pandémie et la récession qui l’a accompagnée ont eu un effet dévastateur sur les revenus et les moyens de subsistance des travailleur∙euse∙s dans la région MENA. Les blocages liés à la Covid-19 ont entraîné des centaines de milliers de licenciements, diminuant le pouvoir d’achat des ménages et perturbant leur capacité à accéder à la nourriture. Selon la Banque mondiale (octobre 2020), le chômage dans la région a atteint un niveau record pendant la crise et entraîné un appauvrissement généralisé. L’impact cumulé des bouleversements économiques provoqués par la pandémie a entraîné une augmentation du nombre de personnes souffrant de la faim et de la malnutrition dans une région où, même avant la pandémie, une part importante de la population était déjà en situation d’insécurité alimentaire.
Selon l’étude TNI-NAFSN, les petit∙e∙s producteur∙rice∙s alimentaires ont été parmi les plus durement touché∙e∙s par la crise, du fait de la fermeture des marchés alimentaires (comme au Maroc ou en Tunisie), de la baisse des ventes de produits alimentaires et agricoles et des difficultés d’accès aux principaux intrants de production. Les femmes ont été particulièrement exposées aux impacts de la pandémie en raison du rôle qu’elles jouent dans le travail productif et reproductif (par exemple les soins) et de leur relative marginalisation dans la société. Au sein de l’économie productive, les femmes, et en particulier les femmes rurales, jouent un rôle clé dans l’obtention de nourriture pour leur foyer, ce qui, en outre, les expose davantage à un risque d’infection lors de leurs activités agricoles, de travail et autres activités économiques.
Par exemple, à Lalla Mimouna, dans la région de Kénitra au Maroc, qui est apparue à la mi-juin 2020 comme l’un des points chauds de la pandémie, des centaines de femmes travaillant dans la culture des fraises ont été infectées par le coronavirus alors qu’elles travaillaient dans des fermes appartenant à un investisseur espagnol produisant des fruits rouges pour l’exportation. Dans un contexte où les salaires sont déjà très bas, où elles effectuent un travail physique épuisant et où les femmes sont confrontées à des disparités évidentes en termes d’accès aux revenus, aux opportunités économiques, à la protection sociale et aux soins de santé de qualité, les travailleuses agricoles ont, à bien des égards, été parmi les victimes les plus durement touchées par la crise.
Les gouvernements et les acteurs institutionnels de toute la région ont réagi à la crise sanitaire et économique sans précédent de plusieurs manières, notamment en intervenant de manière plus ferme dans le commerce de denrées alimentaires et d’articles médicaux essentiels, et en étendant l’aide d’urgence à diverses couches de la société. Cependant, ces mesures ne s’attaquent pas aux causes profondes de la crise. Les institutions internationales et régionales ont recommandé plus ou moins les mêmes politiques qu’auparavant, avec des ajustements mineurs pour en atténuer les effets négatifs, plutôt que de transformer les systèmes alimentaires dans un souci de justice sociale et de durabilité. Au fond, ces institutions ont recommandé de perpétuer la dépendance vis-à-vis des marchés agroalimentaires mondiaux et les capitaux privés comme principaux mécanismes pour assurer la sécurité alimentaire dans la région.
Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil. L’approche dominante de la sécurité alimentaire continue de lier l’approvisionnement alimentaire des populations aux mécanismes du marché, qui donnent priorité à la génération de profits pour les entreprises privées et à la fourniture de devises fortes pour alimenter les budgets financiers des États et le remboursement de leurs dettes.
L’Afrique du Nord et la région arabe pourraient être un espace de coopération et de solidarité entre leurs peuples. Mais cela ne verra jamais le jour si les États et les élites locales continuent de profiter de la poursuite et de l’expansion du modèle agroalimentaire actuel, fondé sur le “libre” échange et la libéralisation des marchés locaux, qui ont sévèrement affaibli la position des petit∙e∙s producteur∙rice∙s.
Comme nous l’avons soutenu dans l’étude TNI-NAFSN, la gravité de la crise exige plus que des demi-mesures. Il nous faut un changement de cap. Ceci se fait par une orientation vers les droits et l’autonomie des petits producteurs et l’élimination complète des causes structurelles de la dépendance alimentaire. Cette vision alternative sera fondée sur les principes de la souveraineté alimentaire, l’agro-écologie, du soutien à la petite production alimentaire et aux systèmes alimentaires localisés, et des luttes convergentes pour un véritable contrôle démocratique des systèmes agroalimentaires.
Lire l’intégralité de l’étude ici.
Les auteurs :
Ali Amouzai est un militant et chercheur marocain.
Sylvia Kay est politologue et chercheuse travaillant pour le Transnational Institute (TNI).
Hamza Hamouchene est le coordinateur du programme Afrique du Nord au Transnational Institute (TNI).
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