Un cimetière. Celui du quartier d’Al Attar où reposent ses défunts habitants. En face, un autre cimetière. Celui des déchets du Grand Tunis. Chaque jour, ce sont plus de 3000 tonnes de déchets qui affluent de 38 municipalités. Nous sommes face à l’immense – 124 hectares – décharge de Borj Chakir, dans la commune de Sidi Hassine, à 8 kilomètres de la capitale.

« Là, c’est le casier 7, à vue d’œil on voit bien qu’il a dépassé sa capacité de stockage », s’indigne Oussama Hammami, membre du conseil municipal de Sidi Hassine et militant remarqué de la campagne « Sakkar El Msab » (Fermez la décharge). « Le gouvernement s’est engagé à fermer la décharge en juin 2021 et voilà qu’on apprend que l’ANGED renouvelle pour 6 mois le contrat de l’exploitant », poursuit-il, furieux. Youssef Ayari, lui aussi élu municipal, milite depuis plusieurs années pour la fermeture de Borj Chakir. Elle représente, selon lui, « une menace environnementale et sanitaire pour la commune ». Si aucune étude n’associe les maladies respiratoires dont sont victimes les habitants d’El Attar à la présence de la décharge, de nombreux témoignages confirment l’impact nocif des déchets sur la santé des riverains.

De même, rien aujourd’hui ne confirme officiellement que la pollution des sols soit liée à la décharge : pourtant, les champs d’oliviers et les cultures de blés et d’orges ne sont plus qu’un vague souvenir. « Avant l’ouverture de la décharge en 1999, notre professeur de sport nous emmenait ici pour courir, nous défouler, c’était notre bol d’air », se souvient Oussama Hammami. Aujourd’hui, l’air y est devenu irrespirable. Les habitants suffoquent : l’odeur nauséabonde se répand sur plusieurs kilomètres à la ronde. Et pourtant, l’odeur n’est rien face au désastre sanitaire et environnemental en cours.

Une bombe à retardement

Il y a d’abord, malgré un système d’étanchéité, les risques inévitables d’une infiltration du lixiviat, ce liquide extrêmement toxique produit par l’eau de pluie traversant les ordures, dans les nappes phréatiques. Les membres de la campagne « Sakkar El Msab » ont été à plusieurs reprises témoins de fuites, vidéos à l’appui. « Ce ne sont pas les odeurs des ordures que l’on sent à Borj Chakir, mais l’odeur du lixiviat », prévient Hamdi Chabâane, expert en gestion des déchets. Les risques ? Une contamination des sols et des ressources en eau, ainsi qu’une exposition des riverains aux substances qu’il contient. Par ailleurs, le tassement des déchets provoque la fermentation des matières organiques, créant ainsi des conditions favorables à l’émission de méthane (CH4) dans l’atmosphère. Ce puissant gaz à effet de serre a un pouvoir de réchauffement global 25 fois supérieur à celui du CO2 et peut être la cause d’incendies.

Selon plusieurs observateurs, dont les membres de « Sakkar El Msab », l’incendie qui s’est déclaré en juin 2019, serait justement lié à l’inflammation du méthane. « Ni fuite de lixiviat, ni incendie provoqué par le méthane, la société civile et les médias ont voulu manipuler l’opinion publique », rétorque un haut responsable à l’ANGED qui a préféré garder l’anonymat. « Si la décharge doit fermer, c’est parce qu’elle est saturée, mais elle ne représente aucun danger pour les riverains », poursuit-il. Comment expliquer, alors, les cas particulièrement élevés de pathologies respiratoires chez les habitants d’El Attar ? La réponse est sans ambiguïté pour ce haut responsable : « les maladies dont ils sont victimes sont liées à leur situation socio-économique et n’a rien à voir avec la décharge ». Pourtant, selon Hamdi Chabâane, « 60% des enfants de ce quartier ont des maladies chroniques tel que l’asthme ». Difficile de croire que la décharge n’y est pour rien.

Le sort des barbachas

Il y a le sort des riverains qui est en jeu, mais aussi celui des barbachas. A l’entrée de la décharge, à peine les camions arrivés, voici qu’ils se ruent vers les déchets déversés afin de récupérer ce qui peut l’être : des bidons, des vieux pneus, des canettes en aluminium, des vêtements usagés. De grands sacs en polypropylène tissé sur les épaules, ils sont près de 1000 chiffonniers par jour à arpenter les allées de la décharge.

Si la grande majorité des barbachas qui travaille à Borj Chakir sont des hommes, on observe de plus en plus de femmes. L’une d’entre elles, les mains nues et le dos courbé s’active : « je dois vite remplir ce sac pour ensuite le vendre aux sociétés de recyclages qui jouxtent la décharge », explique-t-elle. « Aujourd’hui, j’espère gagner entre 20 et 25 dinars… J’ai quatre enfants, et Borj Chakir est mon seul gagne-pain », poursuit-elle. Alors quand on lui parle de la potentielle fermeture de la décharge, son visage s’assombrit : « vous voyez ces tas de déchets, c’est grâce à eux que je peux nourrir ma famille. Si Borj Chakir ferme, c’est la misère qui m’attend ».

En juin 2021, lorsque les membres de la campagne « Sakkar El Msab » ont protesté devant la décharge, ce ne sont ni les sociétés d’exploitations, ni les représentants de l’ANGED qui sont venus les voir, mais les barbachas. Ils ne veulent pas perdre leur seul moyen de subsistance. « C’est un dilemme pour nous », reconnait Youssef Ayari. « Nous savons qu’il y a des familles entières qui vivent grâce à cette décharge, mais en même temps, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les risques qu’elle représente ».

Pour Hamdi Chabâane, la question des barbachas est un faux problème et ne doit pas être un prétexte pour retarder la fermeture de Borj Chakir : « ce n’est pas une solution de les laisser travailler dans ces conditions, au mépris de leur sécurité et de leur santé, c’est à l’Etat de les protéger et de leur offrir des conditions de travail plus dignes ».

La balle dans le camp des municipalités ?

Aujourd’hui, le projet de fermeture définitive et de réhabilitation de Borj Chakir est essentiellement suspendu à l’ouverture d’une ou de plusieurs nouvelles décharges dans le Grand Tunis. Or, aucun projet n’a pour l’instant abouti : « Des études ont été réalisées dans différents endroits, à La Manouba et Mohammedia par exemple, mais il y a un blocage au niveau des municipalités », explique le représentant de l’ANGED. « La balle est dans leur camp », affirme-t-il. Mais c’est surtout à l’échelle politique que les blocages persistent. « La directrice générale de l’ANGED, la maire de Tunis et le maire de Sidi Hassine sont issus d’Ennadha », explique Oussama Hammami, lui-même encarté Ennadha. « Ils ne veulent pas prendre la responsabilité d’une telle décision et préfèrent le statu quo », s’insurge-t-il.

Le statu quo, ou des alternatives qui n’ont fait que remuer le couteau dans la plaie. Le dernier en date est le projet avorté d’un centre de traitement de 40 hectares en face de l’actuelle décharge. « Nous nous y sommes opposés car il s’agissait en fait d’un agrandissement de Borj Chakir. Pourquoi ce sont toujours les enfants de Sidi Hassine qui doivent supporter seuls les déchets de près de 3 millions d’habitants ? », regrette Youssef Ayari. Mais comment sortir de cette impasse ? Selon Hamdi Chabâane, la solution se trouverait dans la coopération intercommunale : « il faut créer des projets pilotes de traitement et de valorisation de déchets intercommunaux, il n’y a pas d’autres alternatives. Mais cela nécessite une volonté politique forte et un cadre légal permettant aux municipalités d’agir à ce niveau ». En attendant, Borj Chakir continue à recevoir quotidiennement les déchets du Grand Tunis. Pour le plus grand bonheur des exploitants.

Un marché juteux

Car il faut bien le reconnaître : le traitement des déchets représente une manne financière considérable pour les sociétés d’exploitation. En effet, le coût d’enfouissement est de 25 dinars la tonne : soit la bagatelle de 75 mille dinars par jour pour la décharge de Borj Chakir ! Selon Youssef Ayari, elle représente à elle seule « un marché de 23 millions de dinars ». Ces sommes colossales sont réparties entre la municipalité (20%) et la taxe de protection de l’environnement (80%). Actuellement, trois sociétés gèrent les décharges dites « contrôlées » du territoire tunisien : Ecoti, Segor et Valis. Un quasi-monopole, et un rapport de force en leur faveur.

Depuis 2019, c’est la société Ecoti qui exploite la décharge de Borj Chakir. En effet, après l’incendie de juin 2019, la société Segor qui l’exploitait depuis 2017 a été congédiée, mais continue d’exploiter d’autres décharges comme celle de Sousse, Agareb ou encore Tozeur. « Les irrégularités relevées par les contrôleurs de l’ANGED et les pénalités – des sommes astronomiques – ne gênent pas les exploitants », reconnaît un ancien salarié d’Ecoti qui a préféré garder l’anonymat. « Ils savent très bien que l’Etat ne peut rien faire, et que sans eux, tout le pays peut se retrouver avec des montagnes de déchets dans les rues en quelques heures ». A plusieurs reprises, alors qu’il était en poste à Borj Chakir, ses supérieurs ont fermé les yeux sur des irrégularités flagrantes en évoquant la responsabilité des précédents prestataires. Se souciant comme d’une guigne des conséquences sanitaires et environnementales. « Segor et Ecoti sont plus puissants que l’Etat », remarque Hamdi Chabâane. « Ils ont leurs entrées partout, et les appels d’offres sont fait sur mesure pour eux », dénonce-t-il. Ce sont précisément ces soupçons de corruption qui ravivent la colère des habitants de Sidi Hassine. « Ils engraissent des sociétés peu scrupuleuses et détruisent notre écosystème », enrage Youssef Ayari.

Depuis 2013, mobilisations des riverains et déclarations politiques en faveur de la fermeture de Borj Chakir se succèdent sans résultat. Le responsable de l’ANGED que nous avons interviewé assure qu’avec l’utilisation des « intercasiers », la décharge peut encore tenir deux ans et demi. Mais à quel prix ? « Ils prennent un grand risque, l’heure n’est plus aux demi-mesures, la situation de Borj Chakir s’aggrave de jour en jour et les pluies à venir risquent de provoquer une nouvelle catastrophe », prévient l’expert en gestion des déchets. Au-delà du cas spécifique de Borj Chakir et des menaces objectives qui pèsent sur l’environnement, il faut questionner l’intégralité du système des déchets en Tunisie, miné par une corruption systémique et généralisée. De la collecte jusqu’à l’enfouissement des ordures, trop de pratiques douteuses ont été observées. Le scandale des déchets italiens a mis la lumière sur ces dérives mais ne semble pas enrayer l’hémorragie.