Ces dernières années la Tunisie est devenue un pays de destination, de transit, et d’accueil pour de nombreux migrants et réfugiés originaires d’Afrique subsaharienne. Cependant, « on ne dispose pas de données exhaustives, qu’elles soient gouvernementales ou associatives, sur leur nombre », indique Wafa Dhaouadi, coordinatrice de projets au Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), à Nawaat.

Sit-in des demandeurs d’asile devant le bureau de l’UNHCR à Tunis

D’après les estimations du département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (UNDESA), jusqu’en 2019, environ 57 mille migrants subsahariens (incluant réfugiés enregistrés et demandeurs d’asile) résidaient en Tunisie. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) avançait, le 30 juin 2021, le chiffre de 8.464 réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie. Venant poursuivre leurs études, trouver un travail ou échapper à l’insécurité, beaucoup de ces migrants sont en situation irrégulière. Un statut de vulnérabilité qui freine leur accès à la santé.

Entrée facile, sortie bloquée

« La situation juridique de nombreux réfugiés et migrants vivant en Tunisie n’est pas claire, en raison de l’absence de législation nationale sur les réfugiés et de la politique d’entrée sans visa pour certaines nationalités, dont beaucoup viennent d’Afrique centrale et de l’Ouest. L’entrée sans visa signifie que de nombreux étrangers peuvent arriver dans le pays par des moyens réguliers. Mais après trois mois, s’ils ne trouvent pas un autre statut, ils deviennent irréguliers et commencent à accumuler des amendes, calculées sur une base hebdomadaire », souligne l’étude intitulée « Les épreuves cachées d’une main d’œuvre invisible : La vie économique des réfugiés et des migrants en Tunisie » de Mixed Migration en partenariat avec la Fondation Heinrich Böll en Tunisie, publié en novembre 2021.

Sit-in des demandeurs d’asile devant le bureau de l’UNHCR à Tunis

Ladite étude relève que la majorité des migrants en situation irrégulière sont incapables de payer les amendes accumulées, ni de retourner dans leur pays d’origine. Obtenir un travail formel est un vœu irréalisable pour beaucoup d’entre eux. Ils n’ont d’autres choix que le secteur informel. Pour la plupart, il s’agit de travail journalier. N’ayant pas de couverture sociale, ni assez de moyens pour se diriger vers les établissements de santé privés, tomber malade est une damnation pour eux. Une situation de fragilité qui les enfonce dans leur vulnérabilité.

A part la difficulté économique, leur statut légal les dissuade d’aller aux établissements publiques de santé, de peur d’être dénoncés par le personnel médical à la police et finir par se faire arrêter.

Un droit constitutionnel !

La situation sanitaire des migrants dépend du groupe concerné étant donné l’hétérogénéité du flux migratoire en Tunisie, précise la responsable de l’UNFPA.

On a d’abord des migrants souffrant des maladies chroniques habituelles. Ne disposant pas d’une couverture sociale, ces maladies, qui auraient pu être suivies médicalement de façon régulière, peuvent être sujettes à des complications. On a aussi les migrants étudiants. Ceux-là se trouvent, plus que les autres, dans une situation régulière. Mais certains ne disposent pas à temps de leurs cartes d’étudiants. Ceci les prive des services de santé scolaires et universitaires. Enfin, il y a un groupe très diversifié mais partageant un vécu commun jalonné de violence, en l’occurrence les femmes migrantes. Pour elles, l’enjeu étant l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive,

explique Wafa Dhaouadi.

Ces femmes sont nombreuses à vivre dans l’isolement, cantonnées dans leur communauté, ou carrément seules. Elles n’ont pas assez d’informations pour bénéficier des soins de santé, révèle Wafa Dhaoudi. Ces soins sont pourtant gratuits dans les établissements publics pour les migrants. Le droit à la santé est un droit universel qui n’englobe pas uniquement les citoyens tunisiens.

La santé est un droit pour chaque être humain (…),

Article 38, Constitution de la République tunisienne.

Les migrants n’ont pas à présenter leur carte de séjour pour être soignés dans les structures de santé de première ligne. Pour certains actes médicaux, la carte d’identité est sollicitée pour s’assurer uniquement de l’âge du patient, assure la responsable de l’UNFPA.  Ce droit reste toutefois méconnu par beaucoup de migrants, la langue étant le premier obstacle entravant la communication avec le personnel soignant.

Stéréotypes, racisme et obstacle de la langue

« Au sud du pays par exemple, il y a une communauté anglophone qui ne parle ni le français, ni l’arabe », a fait savoir la coordinatrice de projet à l’UNFPA. Un constat partagé par Saint-Juste Boussou, membre de l’Association des Ivoiriens en Tunisie.

Beaucoup de migrants ne comprennent pas l’arabe et ont du mal à se faire entendre par le personnel médical travaillant dans les structures publiques,

regrette Boussou.

De l’autre côté, certains membres du personnel soignant ne font pas le minimum d’efforts de communication, par dédain envers cette communauté, a-t-il déploré.

Sit-in des demandeurs d’asile devant le bureau de l’UNHCR à Tunis

Kadi en a fait l’amère expérience. Mère de deux enfants, âgés respectivement de 4 et 6 ans, et travaillant comme aide-ménagère, elle évite désormais de se diriger vers des établissements publics de santé.

Pour un souci d’ordre dermatologique, j’ai dû le faire mais je n’ai pas été convenablement prise en charge. J’ai été ballotée entre les différents services. On me parlait en arabe et on se contentait par un incompréhensible signe de la main de m’orienter vers tel ou tel bureau.

nous confie Kadi.

Le refus de soin est loin d’être « anecdotique », déplore Wafa Dhaouadi. « Certains stéréotypes perdurent envers les migrants. Pendant le Covid-19, certains les accusaient d’être derrière la propagation du virus », relève-t-elle. D’autres formes de discrimination sont palpables. « Parfois, les soignants refusent de nous ausculter en profondeur. Leur soin est bâclé. Ils nous donnent l’impression qu’on est infectes et des vecteurs de maladies contagieuses », se désole le dirigeant de l’association des Ivoiriens en Tunisie. La responsable de l’UNFPA tient toutefois à nuancer ce tableau.

La qualité de la prise en charge diffère d’une structure à une autre et dépend aussi du niveau d’information à la disposition du personnel médical. Jusqu’en 2017, l’accès à l’avortement pour les migrantes n’était pas systématique. Il a fallu une mobilisation de la société civile pour dépasser ce rejet. Concernant les migrants, certaines structures croient que seuls les soins de base ou ceux engageant un pronostic vital sont pris en charge,

souligne Dhaouadi.

Soutien associatif & disparités régionales

La qualité du soin est tributaire également du degré d’implantation des associations travaillant sur cette question dans la région concernée. « Sur le Grand Tunis, d’importants progrès ont été enregistrés en la matière, grâce notamment à la dynamique de la société civile, ayant abouti à une prise de conscience sur cette problématique », renchérit-elle. Elle précise que cinq régions bénéficient d’un tissu associatif travaillant sur l’accès à la santé pour les migrants. Pour bénéficier de soins convenables, l’accompagnement associatif est «indispensable» souligne Saint-Juste Boussou. Sans ce soutien, les migrants « risquent de ne pas être pris en charge sérieusement », dénonce-t-il.

Toutefois, certaines ONG semblent craindre afficher leur intervention en matière de facilitation de l’accès aux soins des migrants irréguliers. Ainsi, malgré notre insistance, Médecins du Monde et Terre d’asile ont tergiversé avant de s’abstenir de répondre à nos questions.

Sit-in des demandeurs d’asile devant le bureau de l’UNHCR à Tunis

Kadi raconte ainsi le calvaire de son époux, maçon, se plaignant de maux de dos. « Il souffre le martyr. Des fois, il se retrouve incapable d’aller au boulot. Mais, que faire ? Une journée chômée, c’est une entrée d’argent de moins puisqu’il est payé au jour le jour. Il craint d’être malmené dans les hôpitaux comme ça été mon cas et nous n’avons pas les moyens de nous soigner dans le privé », témoigne-t-elle. Comme le mari de Kadi, beaucoup de migrants subissent les dommages collatéraux d’un travail pénible. « Nombreux ceux qui se plaignent d’une hernie discale. Quand d’autres trainent un paludisme », fait savoir Boussou.

Les migrants font aussi partie des « populations clés » où la prévalence des MST/Sida est grande. Et là, ils seront la cible des mêmes stigmatisations visant déjà les malades locaux. Or leur marginalisation constitue un obstacle supplémentaire pour une prise en charge médicale adéquate.

La violence physique (y compris sexuelle) et morale constitue également un fléau touchant cette population. Elle émane de l’intérieur de la communauté et de l’extérieur. Pour les femmes, «la communauté est un système d’appui pour elles, d’où la peur de dénoncer l’un de ses membres. Ainsi les mécanismes de protection et de signalement de la violence n’infiltrent pas ces groupes », signale Dhaouadi.

En absence d’un cadre législatif régissant leur présence sur le sol tunisien, les migrants et réfugiés sont ainsi à la merci des actions associatives et du bon vouloir de l’Etat. « On se demande si l’Etat dispose d’une stratégie nationale sur cette question. Celle-ci engage l’Etat à mobiliser des ressources multisectorielles et à avoir des données complètes », souligne Wafa Dhaouadi. Pour le moment, les associations sont les principales structures de services pour les migrants en attendant la mise en place d’une stratégie étatique. Le risque étant de se contenter d’actions éphémères ciblées, mais sans effets à long terme, conclut la coordinatrice de projet à l’UNFPA.