Dans le sillage de cette guerre contre la migration irrégulière, des figures de la société civiles ont été arrêtées. Parmi elles, la fondatrice de l’association Mnemty et militante anti-raciste Saadia Mosbah, l’ancienne directrice exécutive de l’organisation Tunisie Terre d’Asile, Sherifa Riahi, et le vice-président du Conseil tunisien des réfugiés (CTR). Les chefs d’accusation portant contre eux sont graves : blanchiment d’argent ou encore « associations de malfaiteurs dans le but d’aider des personnes à accéder au territoire tunisien », selon le parquet. Ces associations travaillent auprès des migrants subsahariens.
La rhétorique de l’accusation de traîtrise
Le chef de l’Etat a convoqué une réunion du Conseil de sécurité nationale, le 6 mai, consacrée notamment à la question de la migration irrégulière et au financement étranger des associations.
C’est sur un ton inquisitoire que le chef de l’Etat parle de « mercenaires », « traîtres » qui « portent atteinte à l’Etat au nom de la liberté d’expression ».
Le président de la République évoque un complot visant l’implantation des Subsahariens en Tunisie. Il s’agit, selon lui, d’« individus qui ont reçu de l’argent en 2018 pour installer les migrants irréguliers en Tunisie ».
Dans ce cadre, Saied a entamé sa diatribe contre la société civile, notamment celle qui vient en aide aux migrants. Il les accuse ainsi de manigancer pour fragiliser l’Etat. Son argumentaire se base sur la publication d’un appel d’offres dans un quotidien venant d’une association d’accueil de migrants. Et sur ce qu’il appelle « les fonds venant de l’étranger en millions de dinars ».
Son discours intervient dans un contexte de crise migratoire. Depuis plusieurs jours, les habitants d’El Amra et de Jbeniana, deux petites villes très proches, au nord de Sfax, ont exprimé leur ras-le-bol face à la présence de migrants subsahariens. Plusieurs de ces derniers ont été installés dans les oliveraies de la région.
Ce n’est pas la première fois que le chef de l’Etat se sert de la question migratoire pour s’attaquer à ses opposants et à la société civile en particulier.
Au mois d’août 2023, la crise migratoire à Sfax a été une occasion pour Kais Saied de mener son offensive contre eux. À l’époque, il a critiqué violemment le positionnement des ONG internationales et locales dans cette crise, et ce, sans jamais les nommer.
Il s’est contenté de les accuser d’inertie dans la prise en charge des migrants. « Elles prétendent protéger les migrants mais leur soi-disant protection se limite en la publication de communiqués mensongers », avait-il déclaré.
La nouveauté avec cette crise c’est qu’il a désigné clairement deux de ces ONG, en l’occurrence l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR). Ces derniers ne font que publier des communiqués, lance Saied. Et d’insister sur la nécessité pour les associations de traiter avec un seul interlocuteur, à savoir l’État tunisien. Paradoxalement, tout en leur reprochant « leur inertie », il pointe du doigt leur aide aux migrants.
Des propos erronés
Pointés du doigt par le chef de l’Etat, l’OIM et le HCR ne travaillent pas dans l’opacité. Contacté par Nawaat dans le cadre d’un reportage sur le campement des réfugiés soudanais dans le quartier du Lac 1 (gouvernorat de Tunis), le HCR nous a fourni les détails concernant leur action auprès des réfugiés.
Débordé par l’afflux massif de migrants, notamment des Soudanais fuyant la guerre, l’organisme onusien avance qu’il «s’efforce» de veiller à ce que les réfugiés et les demandeurs d’asile bénéficient d’une protection conforme au droit international, englobant l’accès aux procédures d’asile et aux services de base. En l’occurrence l’aide juridique, un soutien psychosocial, des abris, l’accompagnement vers l’autonomisation, etc.
Se trouvant dans une situation humanitaire catastrophique, ces aides élémentaires ne permettent pas, comme le disent les migrants eux-mêmes et d’autres associations tunisiennes, de vivre confortablement en Tunisie, mais de survivre. D’ailleurs, le HCR est couramment la cible de critiques de la part des réfugiés et demandeurs d’asile.
Accusée de faciliter l’implantation des migrants, l’OIM dispose d’un programme d’aide au retour volontaire en faveur des migrants se trouvant en Tunisie.
Rattachés à l’ONU, l’OIM comme le HCR bénéficient de sources de financements connues et reconnues. Les autorités tunisiennes ont une visibilité sur les entrées d’argent de ces organisations comme de toute association bénéficiant d’un financement étranger. Ces ONG affirment, par ailleurs, collaborer étroitement avec les autorités tunisiennes dans la gestion de la crise migratoire.
L’alibi de la migration
La société civile est dans le collimateur de Kais Saied depuis des années. Ses appréhensions quant à leur rôle et son obsession en rapport avec leur financement étranger se sont manifestées depuis qu’il était candidat à la présidentielle en 2019. Pourtant, le financement étranger ne concerne pas uniquement la société civile mais tous les domaines, y compris les institutions de l’Etat.
Associée au financement du terrorisme, la société civile est désormais accusée d’activités criminelles visant la composition démographique du pays. Les prétextes changent mais le but reste le même : rétrécir l’espace civique en instaurant un climat hostile vis-à vis à d’une frange de la société civile critique envers le pouvoir en place.
En effet, depuis des mois, la menace d’un amendement du décret-loi 88 plane sur la société civile. Des projets de loi dans ce sens sont en gestation. Leur caractère liberticide limitera considérablement l’espace civique.
Mais les restrictions de l’espace civique ont d’ores et déjà commencé. Selon nos sources, certaines ONG ont vu leurs partenariats avec des acteurs publics suspendus ou gelés. De nombreux abus ont été enregistrés également contre des individus travaillant dans des organisations de la société civile, notamment au niveau du renouvellement de leurs cartes d’identité.
En mars dernier, la banque centrale de Tunisie a émis une circulaire contenant de nouvelles règles relatives aux transferts financiers provenant de l’étranger au profit des associations. Ces règles apportent de nouvelles restrictions ciblant les associations.
Nouvelles Restrictions Bancaires Ciblant La société Civile, Interview Avec Zied Boussen
28 Mar 2024
La banque centrale de Tunisie a émis, le 11 mars, une circulaire contenant de nouvelles règles relatives aux transferts financiers provenant de l’étranger au profit des associations. Ces règles apportent de nouvelles restrictions ciblant les associations. Dans ce cadre, Nawaat a interviewé Zied Boussen, chercheur au centre “Pandora Consulting”.
« Avec l’arrestation de personnalités de la société civile, le danger est monté d’un cran. On est passé de simples menaces à des intimidations financières, et aujourd’hui à des arrestations policières », s’inquiète Amine Ghali, directeur des programmes au Centre Al Kawakibi pour la transition démocratique (KADEM), dans un entretien avec Nawaat.
Même son de cloche du côté de Bassem Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH). « Il s’agit d’une offensive méthodique et systématique contre la société civile, et qui ne date pas d’aujourd’hui. Elle a juste pris une autre tournure, bien plus dangereuse, avec cette vague d’arrestations », dénonce Trifi dans un entretien avec Nawaat.
D’après lui, la société civile « sert de bouc-émissaire » lors de cette crise.
Au lieu de clarifier la politique de la Tunisie dans la gestion frontalière des flux migratoires, du contenu de ses accords avec l’Union européenne ou avec les pays subsahariens, Saied ne rate pas une occasion pour s’attaquer à la société civile.
Bassem Trifi
Il entretient ainsi des « amalgames » entre le problème de la migration et le rôle de la société civile, dénonce le représentant de la LTDH.
Les sbires du régime à l’œuvre
Ces amalgames alimentent également la haine et le racisme d’une frange de la population envers les migrants sur le terrain mais aussi sur les réseaux sociaux. Le chef de l’Etat les livre encore une fois à la vindicte populaire et à la répression policière. Plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été expulsés vers les frontières du pays.
La vague de racisme s’abat aussi sur les Tunisiens à la peau noire. La présidente de Mnemty Saadia Mosbah, est ainsi touchée. Des compatriotes à la peau noire sont accusés de comploter contre l’Etat en soutenant le projet colonisateur des migrants subsahariens.
Outre les associations et les militants, les sbires du régime à l’image de Riadh Jrad, chroniqueur à l’émission télé « Rendez-vous 9 » sur la chaîne de télévision privée Attessia, s’en prend également aux médias en les traitant de « traîtres » et de « mercenaires ».
Selon lui, ces derniers essayent d’abattre le président de la République, et par ricochet l’Etat tunisien. Et Nawaat figure en bonne place parmi les médias cités par Jrad, supporter inconditionnel du régime de Saied.
Le chroniqueur accuse Nawaat d’avoir « des financements suspects ». Or, les sources de financements de notre média sont clairement indiquées sur notre site en toute transparence et sont connues des autorités tunisiennes. Les contenus publiés sur notre site témoignent de notre attachement aux droits et libertés, à la dignité des personnes, notamment les plus vulnérables dont les migrants, et à la souveraineté de la Tunisie.
« Cette offensive visant Nawaat et d’autres médias s’inscrivent dans le cadre de la répression de la liberté d’expression », explique Zied Dabbar, président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), interviewé par Nawaat.
En effet, des dizaines de journalistes ont fait l’objet de poursuites judiciaires depuis le coup de force de Kais Saied, le 25 juillet 2021.
« Le rôle des journalistes n’est pas de relayer la version officielle de l’Etat, qu’elle soit politique, judiciaire ou sécuritaire, mais de chercher l’information de façon objective et déontologique », insiste-t-il. Et de rejeter « les propos diffamatoires » visant Nawaat et les autres médias. « Nous encourageons les journalistes à continuer leur travail dans la recherche de la vérité », plaide-t-il.
Un appel qui risque de ne pas être entendu par une partie des journalistes et des militants de la société civile. « Les gens sont fatigués. Un climat de peur et d’auto-censure s’est instauré », se désole Bassem Trifi.
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